COUR D’APPEL DE L’ONTARIO
LES JUGES CRONK, JURIANSZ et LaFORME
ENTRE :
Sa Majesté la Reine
Intimée
– et –
Michael Adloi Patterson
Appellant
) P. Andras Schereck et
) Heather Pringle, pour l’appelant
)
)
)
)
) Leslie Paine, pour l’intimée
)
)
)
) Audition : le 21 décembre 2005
)
En appel d’une condamnation datée du 16 juin 2003 et prononcée par le juge L. Ferrier, de la Cour supérieure de justice, qui siégeait avec un jury.
LE JUGE D’APPEL LAFORME :
[TRADUCTION]
APERÇU
[1] L’appelant et le défunt, une personne qui était étrangère à l’appelant, ont eu une altercation dans un bar. Au cours de celle-ci, le défunt a été poignardé. Son décès, qui a résulté des coups de couteau reçus, a eu lieu plus tard. L’appelant a été accusé de meurtre au deuxième degré. Il n’a pas témoigné pour sa défense lors du procès.
[2] Selon la thèse du ministère public, l’appelant a intentionnellement poignardé le défunt. L’appelant s’était rendu au bar à maintes reprises le jour de l’incident. À la suite d’une série d’altercations impliquant d’autres clients, il était de plus en plus énervé. La dernière fois que l’appelant s’est trouvé sur les lieux, selon le ministère public, le défunt a confronté l’appelant verbalement. Déjà enflammé par la colère, l’appelant aurait dirigé cette colère vers le défunt et l’aurait poignardé à mort intentionnellement.
[3] La défense a fait valoir que l’appelant avait agi en légitime défense ou que l’acte avait été accidentel. Le défunt, qui avait des antécédents de violence verbale et physique, était en état d’ébriété et avait provoqué l’appelant. Il avait agressé l’appelant physiquement, soit en le frappant, soit en essayant de le frapper. Selon la défense, les actions du défunt ainsi que la déposition d’un témoin du ministère public appuyaient une défense combinant la légitime défense et accident. Le fondement de la défense était que l’accusé avait sorti le couteau pour se défendre et que le défunt soit avait glissé, soit était tombé accidentellement, sur l’arme en se dirigeant vers l’appelant.
[4] L’appelant a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré et a été condamné à l’emprisonnement à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle avant onze ans. L’appelant interjette appel de sa condamnation, arguant que le juge du procès a commis les erreurs suivantes : (i) il a exclu la preuve relative à la propension du défunt à la violence; et (ii) dans son exposé au jury, il a mal défini le terme « recklessness » ([TRADUCTION] « indifférence ») en fonction du contexte du sous-alinéa 229a)(ii) duCode criminel. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer la déclaration de culpabilité et d’ordonner un nouveau procès.
LES FAITS EN LITIGE
[5] L’appelant était un client habituel du bar en question. Le 24 mai 2002, il est arrivé peu après l’ouverture, vers 11 h du matin, et a commandé une bière. L’appelant s’est rendu au bar à maintes reprises durant la journée et il s’est livré à au moins deux altercations verbales avec d’autres clients. Si bien qu’il a été invité à aller s’asseoir à sa propre table. Aucune de ces altercations n’a entraîné d’affrontement physique.
[6] Le défunt, John Gomes, était également un habitué du bar. Cela dit, il n’avait jamais eu de démêlés, de quelque nature que ce fût, avec l’appelant. Après le travail, Gomes et un ami se sont rendus au bar après 15 h. Ils ont bu et ont joué au billard. Quoique, au départ, Gomes semblât d’humeur bienveillante, il est devenu de plus en plus exigeant et irritable durant la soirée.
[7] Vers 18 h, Gomes s’est querellé avec un autre client au sujet d’une partie de billard. Plus tard, un autre client s’est inquiété de la capacité de Gomes à dominer sa colère.
[8] Bien qu’il n’y ait pas les comptes rendus des témoins aient varié au sujet de ce qui s’est produit entre l’appelant et Gomes, il est admis qu’ils ont échangé des propos acerbes à plusieurs occasions alors qu’ils se trouvaient dans le bar. Vers 19 h 45, lorsque l’appelant est revenu au bar pour la dernière fois, les deux hommes ont eu d’autres échanges acerbes. Ces échanges ont mené à une empoignade durant laquelle Gomes a été frappé avec un couteau.
[9] Après avoir été poignardé, Gomes a reculé et s’est effondré. Plusieurs témoins ont déclaré avoir vu l’appelant fuir le bar les mains vides; et d’autres l’ont vu quitter le bar sans courir, une bière dans la main gauche et un couteau dans la main droite.
[10] Les auxiliaires médicaux sont arrivés au bar à 20 h 04 et les policiers, à 20 h 10. Gomes est décédé avant qu’ils n’arrivent.
ANALYSE
[11] Ci-dessous, je vais traiter des motifs d’appel énoncés dans le mémoire de l’appelant et plaidés lors de l’appel. Ainsi, j’examinerai : (i) la décision du juge du procès concernant la propension du défunt à la violence; (ii) les directives au jury visant le terme « recklessness » ([TRADUCTION] « indifférence »); et (iii) l’applicabilité de la disposition réparatrice.
(i) La propension du défunt à la violence
[12] À la mi-procès, le juge du procès a conclu qu’il existait des preuves non négligeables pour établir que le défunt avait manifesté un comportement agressif le soir de sa mort et que, par conséquent, la défense de légitime défense présentait une certaine vraisemblance. À la suite de cette décision, l’appelant a tenté de présenter une version révisée du casier judiciaire du défunt. Ce casier était chargé, et l’appelant n’a tenté de mettre en preuve que des condamnations se rapportant à des infractions violentes. La plus récente condamnation avait été prononcée le 26 mars 2001 et la plus lointaine remontait au 18 août 1978.
[13] L’appelant a également tenté de présenter une transcription du plaidoyer de culpabilité relatif à la condamnation du 26 mars 2001. Sauf pour ce qui est du décès, les faits concernant le comportement du défunt, faits qui ont été simplement versés au dossier lors du plaidoyer de culpabilité, étaient sensiblement les mêmes qu’en l’espèce.
[14] Le juge du procès a prononcé des jugements distincts, qui ont exclu à la fois le casier judiciaire et la transcription du plaidoyer de culpabilité du défunt. Selon l’appelant, le juge du procès a eu tort dans les deux cas.
[15] Le juge du procès semble avoir exclu la preuve du casier judiciaire du défunt pour les trois raisons suivantes : (i) à son avis, le jugement de la présente cour dans l’affaire R. c. Scopelliti (1981), 63 C.C.C. (2d) 48 interdisait l’admission d’un casier judiciaire; (ii) le jury risquait de faire des conjectures quant aux circonstances entourant les infractions pour lesquelles le défunt avait été condamné; et (iii) l’effet préjudiciable du casier dépassait la valeur probante.
[16] Le juge du procès a exclu la transcription. Selon lui, aucun effort raisonnable n’avait été entrepris pour démontrer qu’il s’agissait du seul moyen offert pour présenter la preuve par ouï-dire visée devant la Cour. En fait, la transcription n’était pas admissible. En d’autres termes, on avait omis de convaincre le juge du procès qu’il fallait inévitablement l’admettre parce qu’il s’agissait du seul moyen de présenter cette preuve devant la Cour. Le juge du procès s’en est remis à l’affaire R. c. Orpin (2002), 165 C.C.C. (3d) 56 (C.A. Ont.) pour prononcer cette décision.
[17] Le ministère public convient qu’il n’y a pas de règle interdisant, en soi, la présentation d’un casier judiciaire pour établir la propension d’un individu à la violence. Cela dit, l’avocat du ministère public fait valoir que le juge du procès n’a pas commis d’erreur en excluant le casier judiciaire du défunt. En outre, le ministère public reconnaît que la transcription du contenu du plaidoyer de culpabilité inscrit à l’audience du 26 mars 2001, pourrait être admise pour faire foi de son contenu. Cette admissibilité découlerait d’une exception à la règle du ouï-dire, qu’il ____ de l’exception relative aux documents publics ou de celle visant les déclarations contre l’intérêt pénal. Malgré ce qui précède, le ministère public formule les arguments suivants :
[TRADUCTION]
1. Des sept condamnations exposées dans le casier judiciaire du défunt, trois seulement auraient peut-être pu être admissibles. Une de ces inscriptions est le plaidoyer de culpabilité du 26 mars 2001. Cela dit, le jury a entendu des éléments de témoignages en liaison avec les deux autres inscriptions, de sorte que l’exclusion des autres inscriptions n’a pas nui à l’appelant.
2. L’inscription du 26 mars 2001 a certes été exclue, mais cette exclusion n’a causé aucun préjudice ni déni de justice. En effet, le jury a entendu de nombreux autres témoignages concernant la propension du défunt à la violence. Ces témoignages ont fait ressortir au moins quatre autres situations dans lesquelles le défunt s’était montré violent dans un bar.
[18] Ces arguments ne me convainquent pas. Je vais d’abord porter mon attention sur la version révisée du casier judiciaire du défunt.
[19] Comme je l’ai signalé ci-dessus, le ministère public convient que le juge du procès a eu tort de conclure qu’une règle générale interdit l’admission d’un casier judiciaire, en soi, pour établir la propension d’un l’individu à la violence. Par contre, dans la présente affaire, le juge du procès a fourni deux autres raisons pour lesquelles la preuve devait être écartée. Dans cette perspective, je ferai d’abord référence aux propos tenus par le juge d’appel Doherty, de la présente cour, au paragraphe 71 de ses motifs dans l’affaire R. c. Varga (2001),159 C.C.C. (3d) 502. Le juge Doherty résume le droit de la façon suivante :
[TRADUCTION]
La propension du défunt à la violence est à présent clairement admissible dans les procès pour homicide qui mettent en jeu la légitime défense : R. c. Scopelliti (1981), 63 C.C.C. (2d) 481 (Ont. C.A.). Le risque qui est inhérent à une telle preuve est également bien connu. Il est souvent facile d’attaquer la personnalité du défunt, mais de telles attaques peuvent mener à la conclusion que, lorsqu’une personne est accusée de meurtre, elle peut, pour se défendre, démontrer que la mort du défunt est une amélioration pour la société.
[20] Nous devons exercer une certaine retenue face à la décision du juge sur l’admissibilité du dossier criminel du défunt et face à son évaluation comparative de la valeur probante et de l’effet préjudiciable d’une telle preuve. En l’espèce, je partage son appréciation selon laquelle, dans les circonstances de la présente affaire, la preuve en question avait peu de valeur probante. Cela dit, une partie de ces éléments de preuve présentait des similitudes avec les faits de la présente affaire.
[21] Bien que la valeur probante potentielle du casier judiciaire fût faible, je ne souscris pas à la décision du juge du procès quant au risque de préjudice qui était inhérent à l’admission de la preuve. Il n’y avait pas de risque réel de préjudice puisque le juge du procès avait déjà entendu bon nombre de témoignages au sujet de la propension du défunt à la violence.
[22] La présentation du casier judiciaire n’aurait que confirmé ce que le jury savait déjà du défunt. À mon sens, il n’y a aucune possibilité réaliste que le jury eût considéré le casier judiciaire du défunt et que, en l’opposant aux autres éléments de preuve qui lui avaient présentés, il l’eût utilisé pour conclure erronément que le défunt, en raison de son passé, n’avait pas droit à la protection de la loi.
[23] De plus, le juge du procès a effectivement communiqué une directive limitative au jury quant à l’utilisation légitime de la preuve des antécédents de violence du défunt. Ainsi, en supposant que la mise en preuve du casier judiciaire ait présenté un risque de préjudice, cette directive aurait contribué à l’atténuer davantage.
[24] La preuve en question avait une certaine valeur probante, qui était limitée, mais elle risquait peu de s’avérer préjudiciable. Si nous combinons ce facteur et le principe selon lequel la preuve présentée en défense ne doit être écartée que si son effet préjudiciable l’emporte substantiellement sur sa valeur probante, nous devons conclure que le tribunal aurait dû admettre la preuve.
[25] En ce qui concerne la condamnation du 26 mars 2001, le ministère public convient que cette preuve était admissible. Je suis du même avis. Le juge du procès a commis une erreur en l’excluant.
[26] Cela dit, les conséquences des erreurs du juge vont au-delà de l’exclusion de ces éléments de preuve.
[27] Aux fins de son allégation de légitime défense et, dans une moindre mesure, de sa défense d’accident, l’appelant se devait de démontrer que le défunt avait un caractère violent et agressif. Après avoir convaincu le juge du procès qu’il devait exclure la preuve de propension, l’avocat au procès du ministère public (qui était représenté par un autre avocat lors de l’appel) a, en présence du jury, traité de cette preuve de façon inappropriée.
[28] L’avocat au procès du ministère public a laissé croire au jury que les antécédents de violence du défunt se limitaient à quelques incidents isolés, qui s’étaient produits il y avait longtemps, et qu’ils étaient sans conséquence. Par exemple, au cours du contre-interrogatoire d’un témoin mené par les avocats du ministère public relativement à des voies de fait commises par le défunt sur la personne du témoin en 1996, l’échange suivant a été tenu :
[TRADUCTION]
Q. Dites-moi, vous ne l’avez jamais vu [le défunt] après cela, après que les policiers l’ont arrêté ce jour-là ?
R. Non, jamais.
Q. Donc, vous ne saviez pas vraiment quel genre de gars il était le 24 mai 2002, n’est-ce pas?
R. Non.
[29] De plus, au cours de son exposé final au jury, l’avocat du ministère public a dit ce qui suit :
[TRADUCTION]
Vous avez entendu des dépositions au sujet [du défunt] et de son comportement d’il y a longtemps. Je n’ai pas l’intention de détailler ces incidents dans mon exposé. Je n’excuse aucunement toute mauvaise conduite passée [du défunt]. Le présent procès ne vise pas à évaluer la moralité [du défunt].Toutefois, vous vous rappellerez que ces incidents se sont produits il y a longtemps. Vous devrez déterminer s’ils présentent un lien avec [le défunt] qui se tenait debout dans le bar à côté de M. Patterson. [Nos italiques.]
[30] Les éléments de preuve relatifs aux antécédents du défunt, et particulièrement la condamnation du 26 mars 2001, contredisaient clairement les affirmations de l’avocat du ministère public. Les antécédents violents du défunt ni n’étaient perdus dans le temps ni dénués de gravité. À la lumière de ces réalités, le ministère public a agi de façon tout à fait inappropriée et préjudiciable en invitant le jury à tirer une conclusion contraire.
[31] En outre, dans ses directives finales au jury, le juge du procès a semblé reprendre le point de vue erroné du ministère public concernant la preuve de propension, point de vue que le jury avait déjà entendu. Après avoir donné des directives au jury quant à l’objet limité auquel pourraient servir les incidents de violence impliquant le défunt, le juge a dit ce qui suit :
[TRADUCTION]
C’est à vous de décider si l’un ou l’autre des incidents antérieurs peuvent vous être utiles. À cette fin, vous devrez évidemment déterminer si les incidents du 24 mai sont encore d’actualité, de même qu’évaluer la gravité de ces actes et prendre en compte les circonstances dans lesquelles ils ont été commis.
[32] Le juge du procès a ensuite examiné certains éléments de la preuve. Au cours de ce processus, il a observé que les incidents antérieurs impliquant le défunt comprenaient [TRADUCTION] « des bousculades et des gifles », qu'[TRADUCTION] « [i]l n’y a[vait] eu aucune bagarre », que [TRADUCTION] « ça n’a[vait] pas été plus loin » et qu'[TRADUCTION] « il n’a[vait] pas été frappé ni n’a[vait] reçu de coups de couteau ». En ce qui concerne un certain incident grave, le juge a dit au jury que l’incident avait eu lieu [TRADUCTION] « il y a plusieurs années, en 1996, si je me rappelle bien ».
[33] Somme toute, les directives du juge ont eu pour effet de réduire, à tort, les antécédents de violence du défunt à un seul incident grave, survenu en 1996. Le ministère public avait fait une description inexacte de ces antécédents et, à mon avis, accru le risque de préjudice connu par l’accusé à la suite de cette description.
(ii) Les directives communiquées au jury en ce qui a trait au terme « recklessness » [[TRADUCTION] « indifférence »]
[34] Lors de son exposé, le juge a lu les sous-alinéas 229a)(i) et (ii) du Code criminel. Ensuite, il a indiqué au jury que l’appelant avait commis un meurtre si le ministère public avait établi, que TRADUCTION] « soit il avait l’intention de causer la mort [du défunt], soit il avait l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer sa mort, et il lui était indifférent que sa mort s’ensuive ou non ».
[35] Le présent appel porte uniquement sur la directive relative au sous-alinéa 229a)(ii), dont voici le libellé :
L’homicide coupable est un meurtre dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) la personne qui cause la mort d’un être humain :
[…]
(ii) […] a l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’elle sait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non;
[36] Après s’être retiré pendant environ huit heures, le jury a posé une seule question au juge. Il s’agissait d’une demande de précision sur [TRADUCTION] « l’état d’esprit requis pour commettre un meurtre ». Le juge et les avocats ont convenu que le jury éprouvait des difficultés relativement au concept de « recklessness » [[TRADUCTION] « indifférence »] et qu’il était nécessaire de définir ce terme. Le juge a donc présenté un nouvel exposé au jury :
[TRADUCTION] Je me pencherais maintenant sur le terme « reckless » [[TRADUCTION] « indifférent »]. Dans mes directives, je ne m’étais pas attardé sur cette question. À présent je vous vous indiquer le sens de ce mot ou je vais l’exprimer d’une autre façon.
En fait, le terme « reckless » [[TRADUCTION] « indifférent »] signifie que Patterson se rendait compte que Gomes risquaitde mourir par suite des blessures qu’il allait subir, mais que Patterson a quand même décidé d’aller de l’avant et de prendre un tel risque. [Nos italiques.]
[37] Une heure après avoir reçu les directives ci-dessus, le jury a reconnu l’appelant coupable de meurtre.
[38] L’appelant prétend que, dès que le jury a conclu qu’il avait intentionnellement poignardé le défunt, la définition que le juge du procès avait donnée du terme « recklessness » [[TRADUCTION] « indifférence »], a rendu la condamnation pour meurtre inévitable. Selon lui, une personne qui en poignarde une autre prévoit obligatoirement un [TRADUCTION] « risque » (« risk ») de décès. Quant à savoir si cette personne sait que son geste est [TRADUCTION] « de nature à causer » le décès (« foresees the« likelihood » of death »)[1], il s’agit d’une toute autre question.
[39] Le ministère public convient d’un point particulier : dans l’affaire R. c. Czibulka (2004), 189 C.C.C. (3d) 199, où l’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada a été refusée, [2004] S.C.C.A. no 502, la présente cour a jugé erronée la formulation par laquelle, dans son nouvel exposé, le juge a décrit l’intention requise pour qu’il y ait meurtre sous le régime du sous-alinéa 229a)(ii) du Code. Cela dit, le ministère public prétend que les termes utilisés par le juge doivent être examinés en fonction de l’ensemble de l’exposé au jury. À la lumière de ce contexte, il deviendrait évident qu’aucune erreur n’a été commise. Je ne suis pas de cet avis.
[40] Dans l’affaire Czibulka, le juge d’appel Rosenberg a jugé que le juge du procès commet une erreur s’il réfère à un [TRADUCTION] « danger » (« danger ») qu’une conduite entraîne la mort pour définir l’indifférence (« recklessness ») prévue au sous-alinéa 229a)(ii). Dans le contexte visé, les risques de causer la mort caractérisés par les termes « danger » ([TRADUCTION] « danger ») et « likelyhood » [TRADUCTION] ([TRADUCTION] « être de nature ») n’ont pas la même complexité. Il ne suffit pas qu’une personne accusée de meurtre prévoie simplement un danger de décès; la personne doit savoir que les lésions corporelles qu’il inflige à la victime sont de nature à causer le décès (« likelihood of death ») (paragr. 62 à 70).
[41] Le ministère public invoque les paragr. 14 à 18. de la décision récente de la présente cour dans R. c. Latoski (2005), 200 C.C.C. (3d) 361. Selon lui, le juge n’a pas induit le jury en erreur, pour la raison que le juge lui avait communiqué des directives correctes au sujet de la question de l’indifférence (« recklessness ») à trois occasions antérieures. À mon sens, la conclusion dans Latoski ne s’applique pas en l’espèce. Je fonde cette position sur deux motifs.
[42] Premièrement, contrairement à ce qui s’est produit dansLatoski, la directive attaquée a été formulée en réponse à l’unique question posée par le jury. Cette question faisait suite à environ huit heures de délibérations. À la lumière de celle-ci, il est clair que le jury avait des difficultés à cerner la question de l’intention de l’appelant.
[43] Deuxièmement, en se conformant à l’ensemble des directives et à l’arbre de décision communiqués le juge du procès, le jury avait, à ce stade, écarté la légitime défense. Ainsi, la réponse à la question du jury s’inscrivait à un point où elle jouerait un rôle important dans la différenciation du meurtre et de l’homicide involontaire coupable.
[44] De plus, il est clair que la réponse du juge était essentielle à la conclusion des délibérations du jury et qu’elle a joué un rôle central dans le prononcé du verdict de culpabilité. Le jury a d’ailleurs prononcé ce verdict environ une heure après reçu les nouvelles directives. On peut ainsi penser que le jury a accordé une grande importance aux directives du nouvel exposé du juge. Par conséquent, l’erreur a eu été d’autant plus importante.
[45] Comme il a été déclaré à maintes reprises, les questions d’un jury fournissent des indications claires au sujet du problème particulier auquel il fait face : voir R. c. S. (W.D.) (1994), 93 C.C.C. (3d) 1, à la page 6 (C.S. Can.). Comme ce le cas en l’espèce, la question porte généralement sur un point important de l’analyse du jury. La réponse en acquiert d’autant plus d’importance, et toute erreur dans la réponse au jury d’autant plus dommageable : voirCzibulka aux paragr. 68-69.
[46] Il est vrai que, au moment du procès, les directives données au jury étaient conformes à une proposition formulée dans les modèles de directives au jury de la Cour supérieure[2]. Sous la rubrique « Standard Jury Instructions for Murder », il y est inscrit, à la note de bas de page numéro sept :
[TRADUCTION]
Pour ceux et celles qui désirent traduire le terme « reckless » ([TRADUCTION] « indifférent ») en langage simple et clair, ce qui suit pourrait être utile :
[TRADUCTION]
« […] conscient du fait que les blessures infligées à (CNP) risquaient de causer sa mort, l’individu a décidé de passer tout de même à l’acte et a couru le risque. »[3]
[47] Cela dit, dans Czibulka, le juge d’appel Rosenberg a recommandé que le critère suggéré à la note de bas de page applicable au meurtre soit révisé. Selon ce juge, il fallait dire qu’il y avait « likelyhood » au lieu de « risk » que les blessures causent la mort de la victime [dans la version française ci-dessus : [TRADUCTION] « que les blessures infligées […] étaient de nature à causer » au lieu de [TRADUCTION] « que les blessures infligéesrisquaient de causer » la mort de la victime]. En fait, le libellé recommandé figure désormais dans la version révisée des modèles de directives au jury.
[48] Le juge du procès en l’espèce s’en est remis sans aucun doute aux modèles de directives au jury, modèles que la décision de notre cour dans Czibulka n’avait pas encore clarifiés. Quoi qu’il en soit, le juge du procès a commis une erreur lors de son exposé.
(iii) L’applicabilité de la disposition réparatrice.
[49] Le ministère public présente des arguments particuliers concernant les différents motifs d’appel, mais il invoque aussi la disposition réparatrice des sous-alinéas 686(1)b)(iii) et (iv) du Code criminel. Le ministère public prétend que les erreurs commises par le juge étaient mineures et n’ont aucunement pu influer sur le verdict; et que, dans l’hypothèse où les erreurs commises étaient importantes, la preuve du ministère public contre l’appelant était tellement convaincante que le verdict aurait inévitablement été le même. Je suis d’accord pour dire que la preuve du ministère public était convaincante; par contre, je ne souscris pas à la position voulant que la disposition réparatrice doive s’appliquer en l’espèce.
[50] Dans le présent appel, le ministère public reconnaît qu’il n’y avait pas de raison d’exclure les preuves relatives à la propension. Cela dit, il fait valoir que ces preuves n’auraient guère été utiles au juge des faits et que, par conséquent, la disposition devrait être appliquée. Je suis d’avis de rejeter cet argument. Selon moi, la défense de l’appelant a été grandement minée par les exclusions prononcées par le juge. Cette conclusion s’impose particulièrement en regard des mentions inappropriées que le ministère public a faites subséquemment en ce qui concerne la propension du défunt à la violence.
[51] Dans ces circonstances, je ne puis affirmer que, si la preuve de propension avait été admise, le verdict aurait nécessairement été identique. En d’autre termes, je ne puis affirmer que, au regard d’une preuve de propension bien été présentée, un jury ayant reçu des directives adéquates aurait forcément déclaré l’appelant coupable.
[52] Combinées, la conclusion qui précède et les directives erronées du juge du procès sur la question de l’indifférence (« recklessness ») me confortent dans ma conclusion que le verdict n’aurait pas nécessairement été identique si les erreurs constatées n’avaient pas été commises. Il est inutile de décider si l’une ou l’autre des erreurs du juge aurait commandé, à elle seule, la tenue d’un nouveau procès. Si l’on examine ces erreurs dans leur ensemble, on est forcé de conclure que la disposition réparatrice ne doit pas s’appliquer.
DISPOSITIF
[53] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer la déclaration de culpabilité et d’ordonner un nouveau procès.
PRONONCÉ :
[1] Note du traducteur : la version anglaise du sous-alinéa 229a)(ii) utilise les termes « […] he knows is likely to cause death […] »m tandis que, dans la version française, le pendant de ce passage est « […] qu’elle sait être de nature, à causer la mort […] »
[2] David Watt, Ontario Specimen Jury Instructions (Criminal) (Toronto, Ont.: Thomson, 2003)
[3] Note du traducteur : le texte original de la suggestion énoncée est le suivant : « […] saw the risk that (NOC) could die from the injury, but went ahead anyway and took the chance. »