807933 Ontario Inc. c. Allison (1998), 38 O.R. (3d) 337 (C.A.)

  • Dossier : C23169
  • Date : 2024

COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

 

Le juge en chef McMurtry et les juges Finlayson et Moldaver

 

E N T R E :

 

807933 ONTARIO INC., faisant affaire sous le

nom de 1516 ENGINEERING, et HENDERSON,

PADDON & ASSOCIATES LIMITED

 

 (Appelantes)

 

et

 

PADDON AND ASSOCIATES, syndic dans la

faillite de Rosswell Myles Allison, un failli,

SAM WARNOCK, DAVID & ASSOCIATES

LIMITED, CHERYL RUMBLE, DAWN

THOMPSON, REVENU CANADA et

MARY TEETER ALLISON

)

)

Peter C. Card

pour les appelantes

)

)

)

)

)

)

) William J. Leslie

pour l’intimée

Mary Teeter Allison

)

)

)

)

Appel entendu le

) 12 février 1998

)

 

 

LE JUGE FINLAYSON :

 

[1] 807933 Ontario Inc., faisant affaire sous le nom de 1516 Engineering, interjette appel du jugement par lequel le juge Ground, de la Cour de l’Ontario (Division générale), rejetait l’action dans laquelle l’appelante demandait une mesure de redressement relativement au terrain de l’intimée Mary Teeter Allison (« Mme Allison »).

 

[2] L’appelante forme un appel à titre de créancier judiciaire de l’intimé R. MylesAllison, un failli (« M. Allison »). En fait, étant donné que le jugement qu’elle a obtenu par défaut a été signé après que M. Allison a fait faillite, le 5 avril 1994, l’appelante a uniquement qualité de créancier ayant prouvé une réclamation relativement à la faillite.

 

[3] L’appelante a intenté l’action faisant l’objet du présent appel en conformité avec l’ordonnance datée du 21 octobre 1994 par laquelle le juge Ground lui accordait, en vertu de l’article 38 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3, dans sa version modifiée, l’autorisation :

 

a) de présenter une demande de collocation à l’égard d’une hypothèque consentie parRosswell Myles Allison, le failli, à Diane Tomas en fiducie;

 

b) subsidiairement, de présenter une demande fondée sur l’enrichissement sans cause contre Mary Teeter Allison.

 

[4] M. Allison a fait faillite dans le cadre de l’exercice de sa profession d’architecte. Il était le sous-expert-conseil en architecture deDelcan Corporation, expert principal relativement à une salle à manger située dans leMeaford Tank Range du ministère de la Défense nationale (le « projet Meaford »).Delcan lui avait remis, à l’égard de ce projet, des fonds qu’il devait verser à des sous-experts-conseils, ce qu’il a cependant omis de faire. L’appelante est un de ces sous-experts-conseils. L’appelante avait été engagée pour fournir des services en génie électrique et en génie mécanique. Elle soutient que M. Allison avait amalgamé une partie des fonds qu’il devait ainsi verser aux sous-contractants dans le cadre du projet Meaford à ses propres fonds dans un compte bancaire qu’il détenait conjointement avec Mme Allison.

 

[5] Dans le jugement faisant l’objet du présent appel, le juge Ground a refusé de donner suite à la demande de collocation relative à certaines propriétés appartenant à M. et Mme Allison, au motif que l’appelante n’était pas un créancier garanti. Il a rejeté l’action fondée sur l’enrichissement sans cause contre Mme Allison relativement aux fonds susmentionnés. Devant notre cour, l’appelante a cherché à avancer pour la première fois l’argument selon lequel l’argent détenu dans le compte bancaire conjoint était détenu en fiducie pour le compte de sous-contractants participant au projet Meaford, aux termes de la partie II de la Loi sur le privilège dans l’industrie de la construction, L.R.O. 1990, chap. C.30.

 

[6] La Cour n’a pas demandé à l’intimée de témoigner en ce qui a trait à la question du rejet de la réclamation fondée sur l’enrichissement sans cause. La Cour est convaincue que la décision du juge Ground est celle qui s’imposait compte tenu de la preuve qui lui avait été présentée. La Cour a refusé d’examiner le nouvel argument fondé sur laLoi sur le privilège dans l’industrie de la construction, étant donné qu’il n’avait pas été avancé devant le tribunal de première instance. Par conséquent, le juge du procès n’était pas en mesure de tirer les conclusions de fait qui auraient été essentielles au règlement de cette question. En outre, la prétention de l’appelante va au-delà de la portée de l’ordonnance du 21 octobre 1994, par laquelle le juge Groundl’autorisait à présenter une demande.

 

Question en litige

 

[7] La seule question qu’il reste à trancher est donc celle-ci :

 

La doctrine de la collocation peut-elle s’appliquer aux terrains grevés de M. et Mme Allison, au bénéfice de la créancière appelante et des autres créanciers de même catégorie?

 

Faits relatifs à la collocation

 

[8] En décembre 1965, Mme Allison a acheté un immeuble agricole qu’elle a enregistré à son nom. Le 8 mars 1978, elle a présenté une demande en vue de diviser ce terrain en deux parcelles, les parcelles A et B. Sa demande a été acceptée. Elle a ensuite cédé la parcelle B à son mari, M. Allison.

 

[9] Du 1er mars 1978 au mois d’avril 1994, M. et Mme Allison ont financé les parcelles divisées au moyen de sept hypothèques successives. Il s’agissait d’hypothèques communes. Un des instruments prévoyait que M. et Mme Allison grevaient ou hypothéquaient les deux parcelles et s’engageaient à rembourser au créancier hypothécaire la totalité de la dette relative aux deux parcelles. En juillet 1992, ils ont décidé de refinancer les deux parcelles en empruntant un montant de 185 000 $ à Diane Tomas, libérant ainsi les hypothèques grevant alors les deux parcelles. En contrepartie du prêt, M. et Mme Allison ont grevé ou hypothéqué les parcelles au moyen de deux instruments distincts : un de Mme Allison et un de M. Allison, tous deux au montant de 185 000 $ en faveur de Mme Tomas, à l’égard de la parcelle A et B respectivement. Le produit du prêt de 185 000 $, ainsi qu’une autre somme d’argent, a servi à rembourser en totalité les créanciers qui étaient alors détenteurs d’une charge grevant les deux parcelles. Les deux instruments constatant les hypothèques de premier rang consenties à Mme Tomas étaient datés du 21 juillet 1992. Il ont été enregistrés simultanément le 30 juillet 1992. L’instrument grevant la parcelle A a été signé par MmeAllison à titre de débitrice principale d’un montant de 185 000 $, M. Allison s’engageant à rembourser la dette en cas de défaillance de Mme Allison, tandis que l’instrument grevant la parcelle B a été signé par M. Allison à titre de débiteur principal du même montant de 185 000 $, Mme Allison se portant à son tour garante de l’emprunt.

 

[10] Par souci de compréhension, mentionnons que l’acte hypothécaire visant la parcelle A de Mme Allison contenait la clause suivante :

 

[TRADUCTION]

 

Principale hypothèque

 

LA PRÉSENTE HYPOTHÈQUE(« hypothèque principale ») est garantie par une hypothèque accessoire, datée du 21 juillet 1992, grevant les lieux [la parcelle B] (« hypothèque accessoire »). Les parties reconnaissent qu’un paiement relatif à cette hypothèque sera un paiement relatif à l’hypothèque accessoire, et qu’un paiement relatif à l’hypothèque accessoire sera assimilé à un paiement relatif à la présente hypothèque.

 

[11] En mars 1994, M. Allison a conclu avec un certain Bryn Styles un contrat de vente relativement à la parcelle B. Le prix de vente était de 200 000 $. Le produit de la vente aurait été assez élevé pour que la totalité du prêt hypothécaire (185 000 $) consenti par Mme Tomas à l’égard des parcelles A et B puisse être remboursé, exception faite d’un montant de 1 632,97 $. Avant la date de passation du contrat, M. Allison a déposé son bilan. Pour que la vente puisse être réalisée, un accord a été conclu le 29 avril 1994 entrePaddon & Associates (syndic de faillite), M. et Mme Allison, et Diane Tomas en fiducie. À la suite de cet accord, M. Styles est devenu propriétaire de la parcelle B. Pour que le syndic de faillite puisse vendre la propriété à M. Styles, on a accordé mainlevée de l’hypothèque grevant la parcelle B, que M. Allison avait consentie à Mme Tomas et que Mme Allison avait garantie. L’hypothèque enregistrée à l’égard de la parcelle A de Mme Allison devait rester en vigueur, mais elle serait cédée au syndic de faillite jusqu’à ce que la question de l’applicabilité de la collocation soit réglée et, par la suite, tout bénéfice réalisé sur cette hypothèque serait en premier lieu affecté au remboursement du solde de 1 632,97 $ dû à Mme Tomas.

 

Analyse

 

[12] Dans l’arrêt Aldrich v. Cooper (1803), 8Ves. 381, Lord Eldon a établi les principes sur lesquels un tribunal d’équité devait se fonder pour appliquer la doctrine de la collocation. Le droit de procéder à la collocation des sûretés est un droit en equity qui vise à empêcher un créancier qui peut recourir à deux fonds de faire échec aux droits d’un autre créancier qui ne peut recourir qu’à un seul d’entre eux. Essentiellement, on applique la doctrine pour régler les droits des deux créanciers entre eux, même si, en réglant ainsi leurs droits, le tribunal n’empêchera jamais le créancier de rang supérieur (ou le créancier qui a le droit d’avoir recours à deux fonds) d’avoir recours à un fonds ou l’autre; toutefois, s’il a recours au fonds qui est le seul fonds auquel l’autre créancier peut avoir accès, l’autre créancier ne devra pas être lésé. La doctrine ne s’appliquera pas uniquement si l’equity en empêche l’application, par exemple dans le cas où l’application de la doctrine léserait des tiers.

 

[13] Pour que la doctrine de la collocation puisse être appliquée en l’espèce, deux conditions doivent être deux remplies. La première condition est qu’il doit y avoir un créancier ou un titulaire d’une hypothèque ayant accès à deux biens d’un débiteur sur lesquels il peut se faire rembourser le montant dû. En l’espèce, le fait que cette condition soit remplie n’est pas contesté. La seconde condition est qu’il doit y avoir un créancier de rang inférieur à un autre créancier ou titulaire d’une hypothèque d’un débiteur commun, qui peut uniquement avoir accès à l’un des biens auxquels ce dernier a accès. Le créancier de rang inférieur peut invoquer l’equity pour obliger le créancier de rang supérieur ou titulaire d’une hypothèque de rang supérieur à exercer sa créance sur le bien auquel le créancier de rang inférieur n’a pas accès, de sorte que le créancier de rang inférieur aura accès à l’autre bien ou, si cela est impossible ou a pour effet de léser injustement le créancier de rang supérieur, l’equity peut permettre au créancier de rang inférieur de se substituer au créancier de rang supérieur relativement au bien auquel le créancier de rang inférieur n’aurait autrement pas accès.

 

[14] La question essentielle dans le présent appel est celle de savoir si M. et Mme Allison étaient des débiteurs communs de l’appelante. Bien qu’on ait admis qu’ils étaient des débiteurs communs de Mme Tomas, les faits me portent à croire que seul M. Allison était débiteur de l’appelante et de tous les autres créanciers dont la réclamation découlait du projet Meaford. Mme Allison n’avait rien à voir avec ces dettes. Si la Cour devait appliquer la doctrine de la collocation à la parcelle A de Mme Allison, de sorte que la parcelle B de M. Allison permettrait de rembourser la créance de l’appelante, Mme Allison serait alors obligée de rembourser les dettes de son conjoint, à l’égard desquelles elle n’a aucune obligation en droit. Le but de la doctrine de la collocation n’est pas de créer une telle inégalité entre deux débiteurs.

 

[15] Le juge Ground a conclu que M. et Mme Allison étaient des débiteurs communs et que, par conséquent, la seconde condition était remplie. Le juge a déclaré ceci :

 

 

[TRADUCTION]

 

Selon le second critère, la doctrine s’appliquera uniquement s’il y a un débiteur commun. Je suis convaincu que, dans le cas présent, étant donné que des garanties réciproques ont été données à l’égard des deux hypothèques et que les contrats hypothécaires prévoyaient que le créancier hypothécaire pouvait exiger le remboursement directement du garant sans devoir au préalable exercer tous ses droits contre le débiteur hypothécaire, M. et Mme Allison sont des débiteurs communs à l’égard des deux hypothèques, en ce sens que le créancier hypothécaire pouvait se faire rembourser par l’un ou l’autre des débiteurs aux termes des deux contrats hypothécaires.

 

[16] Le juge Ground a ensuite cité de longs passages du jugement rendu par le juge Ordedans l’affaire Ernst Bros. Co. v. Canada Permanent Mortgage Corporation (1920), 47 O.L.R. 362, jugement confirmé par (1920), 48 O.L.R. 407 (C.A.), portant que la [TRADUCTION] « doctrine de la collocation peut s’appliquer dans les cas où il y a une dette commune envers un créancier et une seconde dette envers un autre créancier qui a été contractée directement par l’un des débiteurs communs et cédée par l’autre débiteur commun ».

 

[17] Toutefois, on peut facilement distinguer les faits de l’affaire Ernst de ceux du présent appel. Dans Ernst, la seconde dette due à l’autre créancier avait été cédée au débiteur commun de la première hypothèque, ce qui a eu pour effet de fournir, au titre des droits entre les intéressés, un motif pour que les deux dettes soient payées par la même personne. Dans Ernst, Frank McAsey souhaitait acheter un lot de la succession de sa mère, mais il exigeait que son frère Jeremiah donne en gage une partie d’un lot adjacent qu’il détenait, à titre de garantie du remboursement d’un prêt hypothécaire suffisamment important pour permettre l’achat du terrain. Les deux frères avaient tous deux consenti une hypothèque àla Canada Permanent Mortgage Corporation. L’hypothèque avait été enregistrée sur les deux lots. Les deux frères s’étaient engagés à rembourser la totalité de la dette hypothécaire. Frank s’était par la suite endetté lorsqu’il avait acheté des instruments aratoires à la demanderesse, Ernst Bros. Co., et une charge grevant son lot garantissait le remboursement de cette dette. Le juge Orde a tiré la conclusion de fait suivante (qui n’a pas été mise en question en appel) aux p. 366 et 367 : Frank avait, quelques années plus tard, cédé une partie de son lot à Jeremiah, de sorte que celui-ci devait assumer à la fois l’hypothèque de premier rang de la Canada PermanentMortgage Corporation et la charge de deuxième rang de la demanderesse.

 

[18] Le juge Orde a clairement expliqué, à la p. 366 de ses motifs, qui ont été confirmés en appel, que la demanderesse, pour établir son droit – si elle avait effectivement un tel droit – d’exiger la collocation des sûretés, devait prouver que Jeremiah avait acheté le lot de Frank et avait de ce fait l’obligation de rembourser le prêt hypothécaire de la Canada Permanent Mortgage Corporation et d’assumer la charge de la demanderesse. Le juge Orde a en outre déclaré ce qui suit aux p. 368 et 369 (passage cité par le juge Ground) :

 

 

[TRADUCTION]

 

Deux biens ont été hypothéqués en faveur de la Canada Permanent à l’égard de la dette unique, dont Jeremiah McAsey devait assumer le remboursement, non seulement directement aux termes de l’engagement de ce dernier, mais également aux termes de l’entente qu’il a conclue avec Frank et par laquelle il s’engageait à assumer la partie de Frank de la dette, et il y a la charge ou l’hypothèque de deuxième rang consentie auxdemanderesses, qui grevait un seul de ces biens; il est vrai qu’elle avait été consentie par Frank, mais Jeremiah avait accepté de rembourser la dette.

 

Le fait que Jeremiah ne soit pas directement obligé envers lesdemanderesses exclut-il l’application de la doctrine? Je crois qu’il faut répondre par la négative. Pour que la doctrine s’applique, il faut bien entendu, dans presque tous les cas, qu’il y ait un seul débiteur et deux créanciers; la doctrine ne s’appliquera pas s’il y a deux débiteurs, non pas parce qu’il y a deux débiteurs, mais parce que la collocation des sûretés léserait injustement l’un des deux débiteurs. L’exemple donné par Story dansEquity, à la section 642, fournit une explication claire : « Si deux personnes ont une dette commune envers un créancier et qu’une de ces personnes ait une seconde dette envers un autre créancier, et si le créancier commun obtient par la suite un jugement contre les débiteurs communs et que le second créancier obtienne également un jugement contre son propre débiteur solidaire, une cour d’équité n’obligera pas le créancier commun à avoir recours aux fonds de l’un des débiteurs communs de façon à ce que le second jugement puisse être pleinement exécuté sur les fonds de l’autre débiteur solidaire. » Cependant, la phrase suivante de la même section fait ressortir le principe sous-jacent en cause : « Tel ne sera toutefois pas le cas, sauf s’il est clair que la dette, bien qu’il s’agisse d’une dette commune au plan de la forme, devrait être remboursée par un seul des débiteurs, ou qu’on devrait appliquer une quelconque nouvelle règle d’equity. »

 

En d’autres termes, la véritable question n’est pas de savoir si une seule personne a deux dettes envers le premier et le second créanciers hypothécaires, mais plutôt de savoir si, lorsqu’il s’agit de déterminer les droits des intéressés, les deux dettes devraient être remboursées par la même personne. Les exemples donnés par Story indiquent clairement que la doctrine de la collocation s’appliquerait si la dette commune des deux débiteurs envers le premier créancier devait en fait être remboursée par celui des débiteurs qui avait une dette envers le second créancier.

 [Italiques ajoutés.]

 

 

[19] Le juge Orde a cité les motifs rendus par Lord Eldon dans Ex parte Kendall (1811), 17Ves. 514, à l’appui de la proposition voulant que la doctrine de la collocation pourras’appliquer uniquement s’il y a un débiteur commun. Dans cette affaire, cinq hommes avaient crée un partenariat et avaient contracté des dettes. Un des partenaires était décédé, et les quatre autres avaient maintenu le partenariat et contracté de nouvelles dettes. Ils avaient par la suite fait faillite. Au cours des instances de faillite, certains créanciers, qui avaient des réclamations contre les quatre partenaires survivants uniquement, avaient cherché à faire suspendre le paiement du dividende de liquidation aux créanciers qui avaient des créances contre non seulement les quatre partenaires survivants, mais également contre le partenaire décédé, jusqu’au recouvrement du paiement de la succession de ce dernier. LordEldon déclarait ceci à la p. 520 (passage cité par le juge Ground à la p. 369) :

 

[TRADUCTION]

 

Une autre question qu’il faut trancher est celle de savoir si, en présumant qu’il s’agit d’un compte produit par les créanciers des quatre partenaires, ces créanciers ont le droit d’insister pour se faire payer au moyen du dividende, ainsi qu’ils le demandent en l’espèce. Notre analyse nous a jusqu’à présent permis de conclure comme suit : si A peut avoir recours aux deux fonds tandis que B n’a recours qu’à un fonds, les deux créanciers ayant le même débiteur, A se fera payer au moyen de ce fonds, auquel il a exclusivement accès. Les deux créanciers peuvent se faire payer au moyen de ces modes de distribution. C’est ce qui arrivera lorsqu’ils sont tous deux créanciers d’une même personne et qu’ils ont une réclamation contre des fonds, soit un bien appartenant à la même personne. Il est vrai que, en l’espèce, il peut y avoir des créanciers qui ont une réclamation contre les quatre partenaires alors que d’autres créanciers peuvent avoir une réclamation contre ce débiteur; mais on n’a jamais dit que, si j’ai une réclamation contre A et B, un créancier de A peut m’obliger à me faire rembourser par ce dernier; sans plus; tandis que, si B lui-même pourrait insister pour que A rembourse la dette en premier lieu, tout comme dans le cas normal du tireur et de l’accepteur ou du cautionné et de la caution; l’objectif étant que toutes les obligations qui découlent de ces liens complexes puissent être acquittées; mais si j’ai une réclamation contre les deux débiteurs, les créanciers de B n’ont pas le droit de m’obliger à me faire rembourser par A; pour que B ait le droit de m’obliger à me faire payer par A, il faudrait appliquer une quelconque règle d’equity. Par conséquent, si j’étais saisi d’une affaire dans laquelle il était clair que les créanciers des cinq partenaires pouvaient avoir recours à la succession de Devaynes et aux fonds des quatre partenaires, et s’il n’était par ailleurs pas clair que ce dernier pouvait exiger que les créanciers aient recours à l’autre fonds, cela n’aide pas au remboursement des dettes. Sans un tel arrangement, les créanciers obtiendront moins d’argent. À moins qu’ils ne puissent établir qu’il est juste et équitable qu’ils se fassent payer en premier lieu au moyen de la succession deDevaynes, ils n’ont aucunement le droit d’obliger une personne ayant accès aux deux fonds a avoir recours à la succession.

 [Italiques ajoutés.]

 

[20] À la page 370, le juge Orde tirait la conclusion qui suit en se fondant sur le passage cité ci-dessus :

 

[TRADUCTION]

 

La restriction indiquée dans la dernière phrase de la citation précédente tirée des motifs de LordEldon établit clairement que la déclaration péremptoire qu’il a faite antérieurement (« lorsqu’ils sont tous deux créanciers d’une même personne ») ne pouvait pas signifier que le débiteur doit dans tous les cas être de fait personnellement obligé envers les deux créanciers, mais plutôt que, lorsqu’il s’agit de déterminer les droits des intéressés, il doit uniquement y avoir, en dernière analyse, une seule personne qui soit tenue au paiement des deux dettes, c’est-à-dire qu’il doit y avoir un débiteur et deux créanciers.

 

[21] Le juge Orde citait ensuite l’arrêt de principe sur la question de la collocation,Aldrich v. Cooper, précité, et concluait, à la page 371, que [TRADUCTION] « [i]l serait injuste de permettre la collocation des sûretés s’il devait en résulter que la personne qui n’a aucune obligation à l’égard des deux dettes serait lésée. »

 

 

[22] En l’espèce, M. et Mme Allison avaient une dette commune au titre de deux hypothèques qui grevaient leurs parcelles de terrains respectives et pour lesquelles ils avaient fourni des garanties réciproques tout comme dans le cas de l’hypothèque consentie àla Canada Permanent par les frères McAseydans l’affaire Ernst. Contrairement à cette affaire cependant, dans laquelle la dette de Frank McAsey envers Ernst Bros. Co avait été cédée à Jeremiah McAsey par suite de l’achat, par ce dernier, du lot de Frank, en l’espèce, la dette de M. Allison envers l’appelante n’a jamais été cédée à Mme Allison, qui n’avait par ailleurs aucune obligation à l’égard de cette dette. M. et Mme Allison étaient des débiteurs communs de Mme Tomas (ainsi que le jugeGround l’a conclu), mais ils n’étaient pas des débiteurs communs en ce qui a trait à la dette de M. Allison envers l’appelante. Mme Allison n’avait aucunement l’obligation de payer les deux dettes, de sorte qu’elle ne devrait pas subir un préjudice, particulièrement au titre d’une doctrine en equity. À moins que l’appelante ne soit en mesure de prouver qu’il est juste et équitable de faire payer MmeAllison en premier lieu, elle n’a aucunement le droit d’obliger une personne telle que MmeTomas, qui a accès aux deux fonds, d’avoir recours à la parcelle de terrain de Mme Allison.

 

[23] L’avocat de l’appelante a renvoyé la Cour à un certain nombre de décisions rendues à l’étape du procès, dans lesquelles les tribunaux avaient conclu, comme dans l’arrêtErnst, que, dans des circonstances spéciales, l’equity favoriserait l’application de la doctrine de la collocation s’il n’y avait qu’un seul débiteur. On peut distinguer ces affaires de celle qui nous occupe pour les mêmes raisons qu’une distinction a été établie à l’égard de l’arrêt Ernst ci-dessus. Les décisions de première instance étaient fondées sur une exception à la règle générale selon laquelle la doctrine de la collocation s’applique uniquement lorsqu’il y a un seul débiteur, principe appliqué dans l’arrêt Ernst et expliqué dans Halsbury’s Laws of England, vol. 16, 4e éd. (1980), à la p. 786 (par. 877) :

 

[TRADUCTION]

 

De manière générale, trois conditions doivent être remplies pour que la doctrine de la collocation puisse s’appliquer à l’égard des réclamations des créanciers :

 (1) La réclamation doit viser un seul débiteur; si un créancier a une réclamation contre C et D et que l’autre créancier ait une réclamation contre D seulement, le second créancier ne peut exiger que le premier se fasse rembourser par C, sauf si l’obligation de ce dernier est telle que D pourrait renvoyer la responsabilité première à C, comme par exemple si C et D étaient cautionné et caution;

 

Ainsi, dans l’arrêt Brown v. Canadian Imperial Bank of Commerce (1985), 50 O.R. (2d) 420 (H.C.J.), le juge Southey a conclu que la collocation s’appliquait de fait s’il n’y avait pas un débiteur commun unique mais plutôt deux débiteurs qui étaient effectivement des débiteurs communs, étant donné qu’ils étaient cautionné et caution, c’est-à-dire que le débiteur des deux créanciers était de fait créancier du second débiteur. Également, dans l’affaireG. Ruso Construction Ltd. v.Laviola et al. (jugement rendu par le juge Haines, de la Cour suprême de l’Ontario, le 6 mai 1976 et publié à (1979) 27 Chitty’s L. J. 136), les faits étaient très semblables à ceux du présent appel : des créanciers détenaient une hypothèque commune sur deux parcelles de terrain appartenant à plusieurs personnes, et un créancier de rang inférieur avait par la suite obtenu une charge sur l’une des parcelles. Après avoir examiné la plupart des décisions mentionnées en l’espèce, le juge Haines a conclu, à la p. 139, que la collocation pouvait s’appliquer uniquement s’il y avait une relation ou des obligations d’equity entre les deux débiteurs, de sorte qu’un des débiteurs pouvait exiger que l’autre soit tenu principalement responsable du paiement de la créance de l’un ou l’autre des créanciers.

 

[25] Comme je l’ai déjà indiqué, le jugeGround a, dans l’affaire qui nous occupe, conclu qu’il n’y avait qu’un seul débiteur dans cette affaire dans laquelle des garanties réciproques avaient été données. Mais celles-ci avaient uniquement eu pour effet de rendre les deux Allison responsables du paiement de la même dette à Mme Tomas. Rien dans les deux garanties ne permet à M. Allison d’obliger Mme Allison à payer les dettes qu’il avait contractées relativement au projet Meaford. En fait, il ne peut rendre Mme Allison responsable du remboursement du prêt hypothécaire consenti par Mme Tomas, étant donné qu’ils sont tous deux débiteurs principaux de la même dette tout en étant également cautions de celle-ci.

 

[26] Avec égards, je ne puis souscrire à la conclusion préliminaire du juge du procès. À mon avis, il aurait dû conclure que la doctrine de la collocation ne pouvait pas s’appliquer, compte tenu des faits, puisque l’appelante avait une réclamation contre un seul débiteur, à savoir M. Allison. Comme je l’ai déjà indiqué, il a bel et bien conclu que la doctrine ne s’appliquait pas, étant donné que l’appelante n’était pas un créancier garanti. Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée à l’égard de la question principale, je n’ai pas l’intention de traiter de cette question.

 

[27] Pour les motifs susmentionnés, je rejetterais l’appel, avec dépens.

 

 

JUGEMENT RENDU LE : 27 février 1998