Blackbird, R. c. (2003), 68 O.R. (3d) 763 (C.S.)

  • Dossier : 1031/03
  • Date : 2024

COUR SUPÉRIEURE DE JUSTICE

DE L’ONTARIO

 

 

ENTRE :

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

Appelante

 

– et –

 

WILBERT BRENT BLACKBIRD, LORNE ELLIOT GREENBIRD, KRIS GRANT JACOBS, JEFFERY VERNON JONES, RALPH EDWARD JONES, JOSEPH ROSS SAMPSON, WILLIAM REGINALD SANDS,père, WILLIAM ASHQUAB SANDS, fils, KEN SHIPMAN, fils, JOHN FOSTER SONEY, WINSTON ALLEN SONEY et BRUCE LEE WRIGHT

 

Intimés

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Tom Andreopoulos et Michael McCulloch, pour l’appelante

 

 

 

 

John C. Peters, pour les intimés

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AUDIENCE : le 3 décembre 2003 à Sarnia, en Ontario.

 

 

MOTIFS DE DÉCISION

 

 

[TRADUCTION]

 

 

[1] Le juge Brockenshire : Nous devons nous pencher en l’espèce sur un appel interjeté par le ministère public d’une déclaration de culpabilité par procédure sommaire. Cet appel est formé en vertu de l’alinéa 813b)(i) du Code Criminel à l’encontre d’une ordonnance du juge Hornblower de la Cour de justice de l’Ontario, datée du 31 mars 2003. En rendant cette ordonnance, le juge Hornblower a annulé la dénonciation à l’origine des présentes procédures. La dénonciation en question contient 53 chefs d’accusation qui font état de diverses violations de la Loi de 1994 sur la Convention concernant les oiseaux migrateurs, L.R.C. 1994, chap. 22, telle que modifiée (« LCCOM »).

 

[2] Les faits à l’origine du litige sont les suivants : le Service canadien de la faune a mené une opération d’infiltration sur la réserve indienne de Walpole Island et a inculpé les intimés, tous des pourvoyeurs ou des guides pour des excursions de chasse sur la réserve, d’un grand nombre d’infractions à la LCCOM. Ils ont notamment été inculpés d’avoir chassé hors saison et en dehors des heures du jour où il est permis de le faire, d’avoir appâté des oiseaux migrateurs, d’avoir eu en leur possession une quantité de canards supérieure au maximum de prises établi, d’avoir vendu des canards, d’avoir utilisé des plombs et un fusil de chasse d’un calibre interdit, d’avoir chassé à partir d’un bateau à moteur, d’avoir chassé dans un rayon de 400 m d’un endroit où un appât a été déposé, et de ne pas avoir transporté les canards conformément à la législation. Douze des chefs d’accusation concernent des canards, sept concernent des oies, et les autres concernent les oiseaux migrateurs en général.

 

[3] Ces accusations ont été portées en vertu du règlement pris en application de la LCCOM. Parallèlement à ce règlement, le 7 février 1955, le Conseil de bande de la réserve de Walpole Island a pris le règlement administratif No 5 (By-law No. 5). Ce dernier a été approuvé par le Ministre conformément à l’art. 81 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, chap. I-5. Les avocats s’accordent pour reconnaître que ce règlement administratif aurait l’effet d’un règlement fédéral. Telle qu’elle a été définie par Me Peters au nom des intimés, la question à trancher était donc celle de savoir quel de ces deux règlements fédéraux, à savoir celui pris en application de la LCCOM ou le règlement administratif No 5, devrait avoir la priorité. En se fondant sur les arguments et sur la jurisprudence qui lui ont été présentés, le jugeHornblower a jugé que le règlement administratif No 5 avait priorité. Il a jugé, en outre, qu’il s’agissait d’un régime complet fondé sur le principe selon lequel tout ce qui n’est pas expressément interdit est autorisé. Puis, apparemment, en se fondant sur le fait que le règlement pris en application de la LCCOM avait été écarté par le règlement administratif No 5, il a annulé la dénonciation.

 

[4] Bien que cela ne soit pas directement pertinent pour trancher la question de la compétence, son raisonnement faisait indirectement appel au règlement administratif 23 (By-law 23)pris par le Conseil de bande de la réserve de Walpole Island. Il s’agit d’un règlement qui a créé le service de police indienne de Walpole Island qui était chargée notamment de la conservation, de la protection et de la régie des animaux à fourrure et du poisson. La conclusion du juge Hornblower était également fondée sur son interprétation du règlement administratif No 5. En effet, il a conclu que le règlement fédéral pris en application de la LCCOM, de même que le règlement ontarien sur la chasse et la pêche qui y a été incorporé, étaient ceux de 1955 et non pas ceux qui étaient en vigueur au moment où les accusations avaient été portées. Selon ce qui m’a été rapporté, en 1955, le règlement pris en application de la LCCOM de même que les règlements ontariens pourraient avoir autorisé les actes pour lesquels les intimés sont maintenant inculpés. 

 

[5] Le règlement administratif No 5 est assez court. Il est décrit comme [TRADUCTION] « un règlement administratif qui vise la conservation, la protection et la régie de la pêche et de la chasse sur la réserve indienne de Walpole Island, dans la province de l’Ontario ». Il traite assez en détail de la pêche. Puis, sous la rubrique [TRADUCTION] « Chasse », il prévoit que mis à part les membres de la collectivité autochtone et les détenteurs d’un bail de droits de chasse sur quelque secteur que ce soit de la réserve, personne n’est autorisé à chasser sur la réserve sans obtenir au préalable un permis écrit délivré par le Conseil de bande. Les détenteurs de ce type de permis doivent être accompagnés d’un membre de la collectivité autochtone autorisé par cette dernière à agir à titre de guide. L’obtention d’un permis de chasse se fait moyennant paiement de frais. En revanche, tous les membres de la collectivité autochtone peuvent s’inscrire gratuitement pour obtenir une licence de guide. La réglementation de la chasse en tant que telle est entièrement régie par le par. 11 qui se lit comme suit :

 

[TRADUCTION]

 

L’ouverture de la saison, le nombre limite de sacs, le nombre limite d’animaux qu’il est permis de posséder, et toute autre question dont ne traite pas le présent règlement administratif, sera régie, en ce qui concerne les canards, par le règlement de la province de l’Ontario pris en application de la Loi de 1994 sur la Convention concernant les oiseaux migrateurs, et en ce qui concerne d’autres gibiers, par le règlement pris en application de la Loi sur la chasse de l’Ontario pour les terres provinciales contiguës.

 

[6] Me Peters, qui n’a pas participé à la conception du règlement administratif, a confirmé que dans les faits, il n’existe pas de Loi sur la chasse en Ontario, et qu’il était sûrement question de la Loi sur la chasse et la pêche de l’Ontario et de son règlement d’application.

 

[7] Le ministère public a fait valoir que le règlement administratif No 5 peut constituer un moyen de défense pour certains des intimés ou pour l’ensemble d’entre eux, mais qu’il ne pourrait être invoqué qu’à l’étape d’un procès, après que le ministère public ait démontré le bien-fondé de sa cause quant à chaque chef d’accusation. Il n’incombait pas au ministère public, compte tenu de sa compétence et de son autorité, de d’abord porter des accusations en vertu de la LCCOM. Le ministère public n’a pas contesté que le règlement administratif No 5 avait été pris en bonne et due forme et qu’il avait été approuvé conformément à la Loisur les Indiens. En revanche, il a contesté la conclusion du jugeHornblower selon laquelle l’adoption de règlements, par lui, était [TRADUCTION] « statique plutôt que mouvante ».

 

[8] Il ressort clairement à la lecture de la décision du jugeHornblower, qu’une jurisprudence abondante a été citée à son intention. Cette jurisprudence était parfois ancienne et parfois confuse. Malheureusement, il est possible que cela lui ait fait commettre une erreur. De façon peut-être comparable, le ministère public et les intimés m’ont soumis respectivement plus de 38 causes et 30 causes. Il est significatif qu’aucune des parties n’ait cité Bell ExpressVu Ltd.,Partnership c. Rex (2002), 212 D.L.R.. (4th) 1 (C.S. Can.); [2002] 2 R.C.S. 559 :

 

[TRADUCTION] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

[9] Une simple lecture de la LCCOM permet de constater que le Canada et d’autres pays ont adopté une convention commune pour la protection des oiseaux migrateurs, qui sont naturellement porter à voyager de pays en pays. Conformément à cette obligation internationale, le Canada a pris, et reconduit annuellement, des règlements sur la chasse aux oiseaux migrateurs au Canada et les activités qui y sont connexes. Il est évident que le législateur avait l’intention que cette réglementation s’applique dans l’ensemble du Canada et qu’elle soit conforme à la réglementation d’autres pays en la matière.

 

[10] Une simple lecture du règlement administratif No 5 permet de constater qu’il visait principalement, en matière de chasse, à mettre sur pied un système de délivrance de permis et de perception des frais exigibles des chasseurs potentiels qui ne résident pas dans la réserve. Il est également possible que ce règlement ait visé à fournir du travail à des résidents de la réserve, en leur permettant d’agir comme guides pour ces chasseurs. La réglementation de la chasse en tant que telle et la protection des oiseaux migrateurs étaient accessoires à la finalité du règlement. Il est évident, en revanche, que ces aspects du règlement devaient être conformes aux règlements pris par les provinces et le fédéral.

 

[11] Le règlement administratif No 5 fait référence à un règlement qui y a été incorporé tel qu’il était libellé en 1955. Le juge Hornblower a décidé que ce règlement était figé pour toujours dans sa version de 1955 à moins que le règlement administratif ne fût modifié. Il semble qu’il n’a pas été mis au courant du règlement, pris le 28 juillet 1954, en application de la LCCOM, selon lequel il serait pris annuellement, à des fins de conservation, avant l’ouverture de la saison automnale de la chasse. Il ne semble pas non plus qu’il ait été informé du contenu de l’article 10, du paragraphe 40(2) et de l’alinéa 44b) de la Loid’interprétation, L.R.C. 1995, chap. I-23. Ces dispositions prévoient que la règle de droit a vocation permanente, qu’un renvoi à un texte est réputé se rapporter à sa version modifiée et qu’un renvoi à un texte abrogé est réputé se rapporter au nouveau texte ou à celui qui lui a été substitué. Bien entendu, ces dispositions s’appliquent au règlement administratif No 5 étant donné qu’il a l’effet d’un règlement fédéral. Ainsi, tout ce qui est interdit en vertu du règlement pris en application dela LCCOM, de même qu’en vertu du règlement pris en application de laLoi sur la pêche et la chasse de l’Ontario, au moment où ces infractions auraient été commises, serait également interdit en vertu du règlement administratif No 5.

 

[12] Même si les accusations avaient pu être portées tant en vertu du règlement administratif No 5 qu’en vertu de la LCCOM, il faudrait déterminer si les agents du Service canadien de la faune avaient la compétence pour porter ces accusations ou si, en vertu du règlement administratif 23, pris en 1974, la réserve indienne de Walpole, par le biais de son propre service de police indienne, n’a pas le pouvoir de faire respecter toutes les lois fédérales et provinciales applicables et si, en outre, elle n’a pas été désignée responsable et ne s’est pas vu conférer une compétence exclusive en matière de conservation, de protection et de régie des animaux à fourrure, du poisson et du gibier de toute sorte.

 

[13] Le juge Hornblower a simplement conclu que le règlement administratif No 5 constitue un régime complet, qui couvrait la question de façon exclusive et qui la soustrayait donc du champ d’application dela LCCOM.

 

[14] Ma conclusion est différente. Selon moi, l’état actuel du droit quant à cette question est énoncé dans trois arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

[15] Un bon point de départ pour répondre à la question qui nous occupe est le passage suivant, souvent cité, de R. c. Sparrow (1990), 56 C.C.C. (3d) 263 à la page 283; [1990] 1 R.C.S. 1075, à la page 1103 :

 

Il convient de rappeler que bien que la politique britannique envers la population autochtone fût fondée sur le respect de leur droit d’occuper leurs terres ancestrales, comme en faisait foi la Proclamation royale de 1763, dès le départ, on n’a jamais douté que la souveraineté et la compétence législative, et même le titre sous-jacent, à l’égard de ces terres revenaient à Sa Majesté

 

[16] L’arrêt R. c. Francis (1988), 51 D.L.R. (4th) 418; [1988] 1 R.C.S. 1025 a traité d’un accident de voiture qui est survenu sur une réserve au Nouveau-Brunswick. L’accusé a été inculpé en vertu de la loi provinciale. Il a fait valoir comme moyen de défense qu’il ne pouvait être inculpé et déclaré coupable qu’en vertu du Règlement de la circulation à l’intérieur des réserves indiennes. Ce règlement avait été pris en application de la Loi sur les Indiens et avait incorporé pour chacune des réserves indiennes, la réglementation en matière de circulation de la province où elle se trouve. À la page 423 (ou au par. 9 du recueil de la Cour suprême du Canada), le juge La Forest qui s’exprimait au nom de la cour a affirmé :

 

Le fait qu’une loi provinciale puisse être incorporée par renvoi à titre de loi fédérale ne l’empêche pas de s’appliquer d’elle-même. Depuis l’arrêt Multiple Access, précité, il est clair que les lois fédérales et provinciales qui font simplement double emploi, mais qui n’entrent pas en conflit, peuvent exister de façon parallèle. Une personne peut être inculpée d’avoir enfreint la loi provinciale ou le règlement fédéral.

 

[17] Finalement, dans 114957 Canada Ltée. (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville) [2001] 2 R.C.S. 241, la Cour suprême du Canada a traité de la situation où des règlements fédéral, provincial et municipal sont en vigueur. En dépit de l’existence de la Loi sur les pesticides du fédéral, qui autorise l’usage de certains produits chimiques, le règlement municipal interdisait l’usage de pesticides dans des endroits précis de la municipalité. En guise de moyen de défense à l’encontre de procédures intentées en vertu du règlement municipal, la défenderesse a introduit une requête en jugement déclaratoire demandant à la Coursupérieure de déclarer le règlement inopérant et ultra vires le pouvoir dela Ville. Tant les tribunaux inférieurs que la Cour suprême ont rejeté ce moyen de défense. Au paragraphe 38 de sa décision, la cour a inclus la citation suivante en spécifiant qu’elle y souscrivait :

 

On ne résout plus ce genre de problème en examinant un régime complet, en examinant l’autre régime complet et en décidant quel régime occupe tout le domaine à l’exclusion de l’autre. Il faut plutôt examiner les dispositions précises et la manière dont elles s’appliquent dans le cas particulier et se demander si elles peuvent s’appliquer de façon harmonieuse dans ce cas précis? Dans l’affirmative, il faut permettre leur coexistence et elles doivent chacune réglementer en parallèle une facette, ou deux facettes différentes, de la même activité.

 

[18] Au paragraphe 39, la cour a énoncé ce qui suit :

 

De façon générale, la simple existence d’une loi provinciale (ou fédérale) dans un domaine donné n’écarte pas le pouvoir des municipalités de réglementer cette matière.

 

[19] À mon avis, l’arrêt Spraytech écarte complètement l’ancienne approche de l’« occupation du domaine. »

 

[20] En l’espèce, la LCCOM de même que la Loi sur la chasse et la pêche de l’Ontario traitent toutes les deux principalement de la réglementation de la chasse des oiseaux migrateurs et d’autres types d’oiseaux, dans une optique de conservation. En revanche, le règlement administratif No 5 traite principalement de la délivrance de permis de chasse aux chasseurs qui ne résident pas sur la réserve. Il traite également des guides pour ces chasseurs. De plus, tel que je l’ai déjà conclu, ce règlement incorpore la réglementation la plus récente prise en vertu des deux lois. Des accusations d’infractions en matière de chasse d’oiseaux pouvaient être portées en vertu du règlement administratif No 5, mais également en vertu de la LCCOM et de la législation provinciale. Ces textes législatifs peuvent clairement coexister et selon la décision rendue dans Spraytech, il faut permettre leur coexistence.

 

[21] Je rendrais donc l’ordonnance sollicitée en l’espèce, annulant l’ordonnance du 23 mars 2003 du juge Hornblower.

 

[22] Le dossier sera renvoyé à la Cour de justice de l’Ontario de Sarnia, avec comparution subséquente des accusés, à une date que cette cour fixera.

 

 

 

 

 

 

Le juge John H. Brockenshire

 

 

Jugement rendu : le 16 décembre 2003