Budd c. Paterson (2002), 62 O.R. (3d) 715 (C.A.)

  • Dossier : C38038
  • Date : 2024

C38039

 

COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

 

LES JUGES WEILER, ROSENBERG ET ARMSTRONG

 

 

ENTRE :

 

RAYMOND BUDD et CHRISTINE BUDD

 

Appelants

 

-et-

 

ROBERT PATERSON, aussi connu sous le nom de ROBERT PATTERSON

 

Intimé

 

ET ENTRE :

RAYMOND BUDD, CHRISTINE BUDD et ROSE BUDD

 

Appelants

-et-

 

LA COMPAGNIE D’ASSURANCES

PERSONNELLES DU CANADA

 Intimée

 

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) Richard Worsfold,

) pour les appelants

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) Krista Springstead,

) pour les intimés

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) Audience : le 15 octobre 2002

 

 

En appel des jugements rendus par le juge Ian V.B. Nordheimer, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, le 14 mars 2002.

 

 

 

LE JUGE WEILER :

 

Vue d’ensemble

 

[1] Le propriétaire ou le locataire d’un véhicule automobile ne peut conduire sur une voie publique que si ce véhicule automobile est assuré aux termes d’un contrat d’assurance-automobile, conformément au paragraphe 2(1) de la Loi sur l’assurance-automobile obligatoire,L.R.O. 1990, chap. C.25. Dans le cas où le conducteur d’un véhicule automobile n’est pas titulaire d’une police d’assurance, le paragraphe 267.6 (1) de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, chap. I.8, fait obstacle à l’indemnisation de ce conducteur pour les « pertes ou dommages résultant de lésions corporelles ou d’un décès qui découlent directement ou indirectement de l’usage ou de la conduite d’une automobile ».

 

[2] Dans le premier appel (#), nous devons principalement déterminer si M. Budd est empêché de poursuivre M. Paterson devant la Cour supérieure de justice parce que, dans un arbitrage concernant des indemnités d’assurance-accidents réclamées par M. Budd de La Personnelle Compagnie d’assurance du Canada (« La Personnelle »), compagnie qui, selon ses prétentions, était son assureur, l’arbitre a conclu que M. Budd n’était pas titulaire d’une police d’assurance. Dans le deuxième appel (#C38039), nous avons principalement à déterminer si M. Budd est préclus de poursuivre La Personnelle pour bris de contrat d’assurance et pour faute délictuelle, au motif que les questions tranchées par l’arbitre ne peuvent être débattues à nouveau devant les tribunaux. Le juge Nordheimer a conclu que M. Budd ne pouvait poursuivre ni M. Paterson ni La Personnelle, et il a rendu un jugement sommaire rejetant les deux actions.

 

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais les deux appels et j’annulerais l’ordonnance du juge Nordheimer.

 

Faits

 

Contexte

 

[4] Raymond Budd et Rose Budd se sont mariés en 1975. Ils se sont séparés en mars 1997. À ce moment-là, ils possédaient deux automobiles à l’usage de la famille, une Honda Civic 1991 et une Ford Tempo 1990. Ces deux véhicules étaient enregistrés au nom de Rose Budd. Dans les déclarations qu’elle a déposées, Rose Budd allègue qu’elle avait entrepris les démarches voulues pour transférer la propriété de la Honda Civic à son époux. Le 13 mars 1997, allègue-t-elle, elle a demandé à Michael Almas, un représentant de La Personnelle au service à la clientèle, d’annuler la police d’assurance existante à son expiration, fixée au 1eravril 1997, en ajoutant que, à partir de cette date, Raymond Budd aurait besoin d’une autre police d’assurance. Le jour suivant, par télécopieur, elle a envoyé une lettre à La Personnelle demandant de [traduction] « retirer la Honda 1991 de sa police d’assurance et de laisser tout le reste tel quel ». À sa lettre était jointe une photocopie du document montrant que la Honda Civic était à présent enregistrée au nom de RaymondBudd.

 

[5] Le 16 mars 1997, Raymond Budd a pris la Honda Civic, qui était stationnée dans l’entrée de la maison de Rose Budd. Le 19 mars 1997, alors qu’il conduisait la Honda Civic, Raymond Budd a été impliqué dans un accident avec le véhicule de M. Paterson. Raymond Budd en a subi des blessures graves.

 

[6] Michael Almas, qui était alors âgé de 23 ans et avait travaillé à La Personnelle pendant 18 mois, a annulé la police d’assurance de la Honda Civic à compter du 14 mars. Un certificat d’assurance modifié n’a été délivré que le 31 mars. M. Almas n’a pas préparé de police d’assurance distincte au nom de Raymond Budd, même si ce dernier était désigné comme responsable relativement à un privilège de la Banque de Montréal grevant le véhicule et mentionné dans la police d’assurance. M. Almas n’a pas informé Raymond Budd de l’annulation de la police d’assurance de la Honda Civic.

 

[7] Le 26 mars 1997, Raymond Budd a écrit une lettre à La Personnelle pour annuler l’assurance sur la Honda Civic. Étant donné que le véhicule était irréparable, une assurance cessait d’être requise.

 

[8] La Personnelle a payé 5000 $ à M. et Mme Budd. Ce montant représentait la valeur de la Honda Civic aux fins de la garantie [traduction] « collision » dans la police. La Personnelle a aussi approuvé une demande d’indemnités de salaire et d’autres indemnités d’assurance en cas d’accident pour Raymond Budd, et elle a versé ces indemnités de mars 1997 à mars 1998.

 

[9] Le 24 mars 1998, La Personnelle a soutenu que la police d’assurance avait été annulée et que Raymond Budd conduisait son véhicule automobile sans police d’assurance-automobile valide. Et La Personnelle a refusé de continuer à verser toutes autres indemnités. M. Budd a alors engagé des procédures d’arbitrage.

 

L’instance d’arbitrage

 

[10] Le 25 ou le 26 mai 1999, un arbitrage a été tenu à la Commissiondes services financiers de l’Ontario devant l’arbitre Kay Joachim. La principale question en litige était l’existence d’une police d’assurance valide, sur la Honda Civic 1991, au moment de l’accident. La décision de l’arbitre Joachim a été publiée le 21 juin 1999. Voici les conclusions de fait et de droit décisives qui s’y trouvent tirées :

 

a) Rose Budd a demandé à La Personnelle de supprimer l’assurance de la Honda Civic 1991 de sa police d’assurance à compter du 14 mars 1997;

b) le véhicule automobile a été retiré de sa police d’assurance à partir du 14 mars 1997;

c) Rose Budd n’a demandé à aucun employé de La Personnelle de délivrer une police d’assurance au nom de Raymond Budd;

d) Rose Budd savait que la Honda Civic 1991 n’était plus assurée après le 14 mars 1997;

e) le 19 mars 1997, M. Budd savait que l’assurance de la Honda Civic 1991 avait été supprimée de la police d’assurance de Rose Budd; par conséquent, il savait ou devait raisonnablement savoir qu’il conduisait un véhicule non assuré;

f) La Personnelle n’est nullement précluse de faire valoir que M. Budd conduisait un véhicule automobile sans assurance du fait qu’elle a continué à verser des indemnités de salaire pendant une période suivant l’accident.

 

[11] Le représentant de la direction de la Commission des services financiers de l’Ontario a interjeté appel de la décision de l’arbitre Joachim. Vers le 18 janvier 2000, l’arbitre Stewart McMahon a délivré des motifs écrits concluant au rejet de l’appel et à la confirmation de la décision de l’arbitre Joachim. Voici les motifs de l’arbitre McMahon :

 

g) il a déclaré que l’appelant, M. Budd, était préclus de soulever la question de la dérogation parce que cette question n’avait pas été soulevée dans le premier arbitrage alors qu’elle aurait alors pu l’être;

h) il a conclu que l’omission de délivrer un avis au détenteur du privilège ne préservait pas le droit de M.Budd à des indemnités d’assurance en cas d’accident et que seul le détenteur du privilège pouvait intenter un recours à cet égard;

i) il a refusé à M. Budd de présenter la documentation sur la valeur de récupération du véhicule dans le cadre de l’appel.

 

La décision du juge des motions

 

[12] Le juge des motions a commencé son analyse en constatant que la doctrine de la chose jugée incorpore à la fois la préclusion pour même cause d’action et la préclusion pour même question en litige. Il a fait remarquer que la préclusion pour même cause d’action empêche que soit débattue à nouveau une demande qui a été présentée ou qui aurait pu être présentée dans l’instance antérieure. Le juge s’est ensuite penché sur les trois éléments constitutifs de la préclusion pour même cause d’action : i) que la même question ait été tranchée et que cette question joue un rôle fondamental dans le litige; ii) que la décision soit finale; iii) que les parties concernées par la décision judiciaire ou les parties ayant des intérêts connexes aux leurs soient les mêmes dans les deux instances.

 

 [13] Dans le cas de l’action contre M. Paterson (#), le juge des motions a conclu que les deux premiers éléments de la préclusion pour même question en litige étaient présents mais que le troisième ne l’était pas. Une exigence manquait d’être remplie. L’instance d’arbitrage se déroulait entre M. Budd et La Personnelle, et M. Paterson n’y avait pas le statut de partie. Par pure coïncidence, La Personnelle se trouvait à avoir assuré à la fois messieurs Budd et Paterson; mais ses intérêts comme assureur de M. Budd entraient en conflit avec ses intérêts comme assureur de M. Paterson. Considérant les arrêts Machin v. Tomlinson(2000), 194 D.L.R. (4th) 326 (Cour d’appel de l’Ontario), aux pages 334 à 336, et Minott c. O’Shanter Development Company Ltd. (1999), 42 O.R. (3th) 321 (Cour d’appel), aux pages 339 et 340, l’identité d’intérêt requise de la partie ayant des intérêts connexes n’était pas présente.

 

[14] La motion des intimés faisait valoir un fondement subsidiaire : l’abus de procédure. Le juge des motions a précisé que l’abus de procédure pouvait être invoqué dans un cas où le tribunal souhaitait prévenir une attaque indirecte contre la décision d’un tribunal compétent. Il a ajouté que les exigences relatives à la préclusion pour même question en litige n’avaient pas à être remplies. Malgré cet énoncé, le juge des motions a conclu que, si on tenait un nouveau débat au sujet de l’existence d’une police d’assurance valide sur la Honda au moment de l’accident, [traduction] « on contreviendrait au principe même de la politique gouvernementale qui, de façon claire, sous-tend le régime législatif applicable ». Le but de ce régime était de restreindre le droit de la victime d’un accident d’automobile de poursuivre l’auteur d’un délit. Le juge des motions a reconnu que le tribunal avait le pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer les doctrines de la préclusion enequity et de l’abus de procédure si leur application était susceptible de créer une injustice; mais il a jugé que leur application n’était pas injuste en l’espèce. Le juge des motions ne s’est néanmoins pas fondé sur ces doctrines. Il a rejeté l’appel au motif qu’il y avait abus de procédure, après avoir conclu qu’il serait contraire à la politique gouvernementale de permettre que soit débattue à nouveau l’existence d’une police d’assurance valide au moment de l’accident.

 

[15] Le juge des motions a ensuite décidé du sort de l’action de M.Budd contre La Personnelle. Il a reconnu que l’arbitre ne s’était pas expressément prononcé sur la négligence prétendue de La Personnelle. Le juge des motions a tout de même conclu que le rejet de l’assurance des Budd par l’arbitre était fondamental à sa conclusion qu’il n’y avait pas de police d’assurance valide. Le juge des motions a conclu que [traduction] « les questions de négligence que les demandeurs essaient de soulever dans les modifications à leur demande sont directement écartées par les motifs et les conclusions de l’arbitre. Par conséquent, la question soulevée est la même, et elle a déjà été tranchée ». Se fondant sur Danyluk v. Ainsworth Technologies Inc. (2001), 201 D.L.R. (4th) 193 (C.S.C.), à la page 204, un arrêt indiquant la nécessité d’éviter le doublement des débats, les dispositifs potentiellement incompatibles et les instances non concluantes, le juge des motions a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer le principe de la préclusionpour même question en litige, et il a rejeté l’appel contre La Personnelle.

 

Analyse

 

[16] Dans le premier appel, qui visait M. Paterson, le juge Nordheimera reconnu que, à la lumière de Machin, précité, une tierce partie défenderesse n’est pas une partie ayant des intérêts connexes aux fins d’un litige d’un demandeur avec sa propre compagnie d’assurance. Selon le juge Nordheimer, la divergence entre leurs intérêts l’interdit. Ainsi, la doctrine de la préclusion en equity n’empêchait pas M. Budd de poursuivre M. Paterson. Comme je l’ai indiqué, le juge a néanmoins conclu que la tenue d’un nouveau débat sur l’existence d’une police d’assurance valide constituerait un abus de procédure et contreviendrait à la politique établie par la législature. La conclusion du juge Nordheimerconcernant l’application de la doctrine de l’abus de procédure semble largement fondée sur la décision de notre cour dans Canam EnterprisesInc. v. Coles (2000), 47 O.R. (3th) 446.

 

[17] Depuis, la Cour suprême a infirmé la décision dans CanamEnterprises Inc. v. Coles (2002), S.C.J. No. 64, se disant d’accord avec l’opinion du juge d’appel Goudge, qui s’y inscrivait comme dissident. Suivant les conclusions du juge Goudge, la violation ou non, par le procureur, de son obligation de diligence envers son mandant, l’acheteur d’une propriété, soulevait une question distincte de la relation contractuelle entre l’acheteur et le vendeur, une question qui ne dérivait pas de cette relation. De la même façon, dans le cas présent, la question de savoir si M. Paterson a violé ou non son obligation de diligence envers M. Budd, pour commettre une faute délictuelle, est distincte de la relation contractuelle alléguée par M. Budd contre La Personnelle et ne dérive pas d’une telle relation. À la lumière de la décision de la Coursuprême du Canada dans Canam Enterprises, précitée, je conclurais que le juge Nordheimer a commis une erreur en appliquant la doctrine de l’abus de procédure. L’action de M. Budd contre M. Paterson n’aurait pas dû être rejetée. 

 

[18] Dans le second appel, qui concerne l’action intentée contre La Personnelle, M. Budd poursuit La Personnelle pour bris de contrat, en alléguant qu’elle n’a pas assuré la Honda; et pour négligence, en faisant valoir qu’elle ne les a pas informés, lui et Mme Budd, des démarches à entreprendre pour que la Honda soit assurée de façon interrompue.

 

[19] Le juge des motions a conclu que les motifs et les conclusions de l’arbitre écartaient directement les questions de négligence que M. et MmeBudd essayaient de soulever. Par conséquent, a-t-il conclu, la question soulevée était la même que dans l’arbitrage et elle avait déjà été tranchée. En toute déférence, et pour les deux motifs ci-dessous, je ne peux souscrire à la conclusion que M. et Mme Budd devraient être liés par les conclusions de l’arbitre. 

 

[20] Premièrement, la question en litige n’était pas la même parce que les conclusions de l’arbitre n’interdisent pas une conclusion de responsabilité, partielle ou entière, de La Personnelle en raison de la négligence contributive alléguée de son agent. L’instance arbitrale n’avait pas pour objet de fournir un redressement effectif pour la violation alléguée d’une obligation de La Personnelle, et il n’y a pas été traité de cette question.

 

[21] Deuxièmement, lorsque le tribunal détermine si la question en litige est la même, il doit garder à l’esprit le but de la loi visée. L’objectif général de la Loi de 1996 sur la stabilité des taux d’assurance-automobile, L.O. 1996, chap. 21, qui a modifié la Loi sur l’assurance-automobile obligatoire, L.R.O. 1990, chap. I.8, en y intégrant l’article 267.6, est de stabiliser les coûts de l’assurance-automobile. Un des objectifs de l’article 267.6 est de restreindre la catégorie des personnes qui peuvent retirer des indemnités d’un fonds collectif, en limitant cette catégorie aux assurés qui ont contribué à ce fonds en payant leurs primes d’assurance. Ainsi veut-on promouvoir l’objectif d’équilibrer les réclamations avec les primes : Hernandez v. 1206625 Ontario Inc.,[2002] O.J. No. 3667 (Ont. C.A.), au paragraphe 38. L’arbitrage tenu entre M. Budd et La Personnelle concernant les indemnités d’accident s’harmonisait avec ces objectifs. En permettant à M. Budd d’intenter une action en recouvrement de dommages-intérêts contre La Personnelle, pour négligence, on ne trahirait pas ces objectifs : les dommages-intérêts de l’action ne proviendraient pas du fonds des primes d’assurances payées aux assureurs automobiles.

 

[22] Comme la question en litige soulevée devant l’arbitre n’était pas la même, j’accueillerais le second appel.

 

Dispositif

 

[23] J’accueillerais les appels contre Paterson et contre La Personnelle, et j’annulerais l’ordonnance du juge Nordheimer rejetant les actions # et #C38039.

 

Dépens

 

[24] Si les parties ne peuvent s’entendre sur la répartition des dépens des motions présentées devant le présent tribunal et devant le juge des motions, des observations écrites pourront être déposées. Les observations des appelants devront être déposées dans les 10 jours du prononcé des présents motifs, et celles de l’intimée, 10 jours après cette date.

 

 

Publié : 19 décembre 2002

 

 

K.M.W. Karen M. Weiler

 Juge d’appel

 

 Le juge M. Rosenberg, juge d’appel :

 Je souscris aux motifs ci-dessus.

 

 Le juge P. Armstrong, juge d’appel :

 Je souscris aux motifs ci-dessus.