Knoll c. Knoll, [1970] 2 O.R. 169 (C.A.)

  • Dossier :
  • Date : 2024

Knoll c. Knoll

[1970] 2 O.R. 169 ONTARIO

[COUR D’APPEL] 

LES JUGES SCHROEDER, KELLY et LASKIN, JUGES D’APPEL

12 JANVIER 1970

 

Divorce – Cruauté – Allégations selon lesquelles le mari a secoué l’épouse alors qu’il était ivre – Ni blessures, ni soins médicaux, ni coups intentionnels, bien qu’il y ait eu provocation – Si le critère de Russell v. Russell continue à régir la question soulevée – Si la conduite doit « viser » la requérante ou la blesser intentionnellement – Loi sur le divorce (Can.), al. 3d)

 

Divorce – Rupture du mariage – Mari ayant de longue date une sévère accoutumance à l’alcool – Épouse quotidiennement assujettie à une conduite et à un langage grossiers, offensants et irrespectueux – Si la situation suffit à établir la rupture définitive du mariage.

 

En édictant la Loi sur le divorce, 1967-68 (Can.), chap. 24, le Parlement a exprimé la volonté publique d’atténuer la rigueur des liens du mariage. Et on doit considérer que, lorsqu’il a redéfini la cruauté aux fins de l’al. 3d), il a exclu, de la norme applicable, les réserves établies dans Russell v. Russell, [1897] A.C. 395, ainsi que dans l’abondante jurisprudence qui a suivi.

 

Lorsque des tribunaux exercent une nouvelle compétence, ils doivent éviter soigneusement de se baser sur des gestes futiles. Il leur faut étudier l’ensemble de la relation conjugale des parties, en tenant pleinement compte de leur condition physique et mentale, de leur personnalité et de leur attitude face au mariage. Cela dit, il n’est plus nécessaire de démontrer que le comportement offensant « visait » l’époux plaignant ou avait pour but de lui porter atteinte, ni que ce comportement lui a effectivement porté atteinte physiquement ou mentalement.

 

Quoi qu’il en soit, lorsqu’il est prouvé que, pendant les trois années, au moins, ayant immédiatement précédé la présentation de la requête, l’intimé a soumis presque quotidiennement l’épouse à un comportement et à un langage grossiers, offensants et irrespectueux, en s’adonnant de façon excessive à l’alcool, sans laisser place à un espoir raisonnable de réhabilitation dans un délai raisonnable, le tribunal pourra conclure que la séparation de l’épouse était justifiée par la situation intolérable qui sévissait au sein du foyer conjugal, et il pourra accorder le divorce sur le fondement d’une rupture définitive du mariage aux termes de l’al. 4(1)b) de la Loi.

 

APPEL d’un jugement rendu par le juge Moorhouse, [1969] 2 O.R. 580, 6 D.L.R. (3d) 201, rejetant une requête en divorce.

P.J. Brunner, pour la requérante, appelante.

E.J. Dube, pour l’intimé.

Le jugement de la Cour a été prononcé par

 

 

LE JUGE SCHROEDER, JUGE D’APPEL — La requérante interjette appel du jugement du juge Moorhouse en date du 11 avril 1969 rejetant sa requête sans adjudication de dépens. Les motifs du juge Moorhouse sont rapportés à [1969] 2 O.R. 580, 6 D.L.R. (3d) 201.

 

La requête énonçait les deux fondements suivants :

[TRADUCTION]

a) Le mari intimé a traité la requérante avec une cruauté physique ou mentale qui rend intolérable la continuation de la cohabitation des époux, aux termes de l’al. 3d) de la Loi sur le Divorce, 1967-68 (Can.), chap. 24.

b) Pendant, au moins, les trois ans qui ont précédé immédiatement la présentation de la requête, le mari intimé s’est adonné de façon excessive à l’alcool, sans qu’il n’y ait espoir raisonnable de réhabilitation dans un délai raisonnablement prévisible, aux termes de l’al. 4(1)b) de la Loi sur le Divorce.

Les parties se sont mariées à Kitchener, en Ontario, le 29 juillet 1950. L’épouse, veuve, était alors âgée d’à peu près 33 ans; et le mari, célibataire, avait approximativement de 33 ans. Ils ont élu domicile à Belle River, en Ontario, où ils ont vécu jusqu’en 1960. Leur mariage n’allait pas sans heurts, étant donné –selon les allégations de l’appelante – la complaisance marquée du mari à l’égard de l’alcool. Les deux parties avaient des emplois lucratifs. L’épouse déclare qu’elle revenait à la maison après sa journée de travail et qu’elle y trouvait généralement son mari en train de boire et en état d’ébriété. Quand il était dans cet état, il la traitait d’une manière très grossière, offensante et irrespectueuse, utilisant à son égard les épithètes les plus abjects, épithètes qu’on ne saurait ici répéter. À une occasion, antérieurement à 1960, il s’est rendu au lieu de travail de son épouse et il l’a accusée, devant plusieurs clients, de lui avoir volé son portefeuille. Plus tard, il a retrouvé celui-ci derrière les coussins du canapé, où il était tombé de sa poche.

 

L’intimé n’avait apparemment pas les moyens de satisfaire son penchant pour les boissons spiritueuses auprès des points de vente agréés; ainsi s’expliquerait qu’il a installé un alambic dans le sous-sol de sa propre demeure et y a distillé du whiskey. L’intimé a également produit d’abondantes quantités de vin. Et, selon sa femme, il buvait des deux à l’excès.

 

En 1960, l’appelante a trouvé que la vie avec l’intimé était insupportable, et elle l’a quitté. La maison de Belle River a été vendue, et le produit de la vente, divisé également entre les parties. Après une année de séparation, le mari a communiqué avec sa femme et a promis de se corriger; et sa femme a consenti à lui donner, pour reprendre ses paroles, [TRADUCTION] « une seconde chance ». Au début, ils ont partagé un appartement, mais après quelque temps ils ont acheté une maison sur Greendale Avenue, dans Windsor, et ils y ont emménagé. Ils ont cohabité en ce lieu jusqu’en juillet 1968, alors que l’appelante, trouvant une fois de plus les conditions insupportables, a quitté le foyer conjugal pour aller vivre chez sa fille mariée, issue d’un précédent mariage.

 

De l’exposé de l’épouse, il semblerait que le mari non seulement n’a pas réglé ses problèmes d’alcool, mais qu’il a, au contraire, abusé de l’alcool de façon encore plus débridée qu’avant 1960. Elle ne l’accuse pas de gestes de grande violence physique, mais elle affirme qu’il l’a agressée à plusieurs reprises, dont une fois où il l’a poussée violemment contre la cheminée, lui causant certaines blessures. La fille de l’appelante a corroboré ce témoignage. L’épouse relate une occasion où, étant totalement dégoûtée des excès de l’intimé, source de tant de déchirements dans le couple, elle a jeté [TRADUCTION] « à l’égout » 80 gallons de son vin-maison. La raison : son mari était toujours ivre lorsqu’elle revenait de travailler. Furieux de ce geste, le mari a tout simplement levé la main et menacé de lui [TRADUCTION] « faire son affaire », pour toutefois s’abstenir de tout geste de violence à cette occasion. L’épouse allègue qu’il apportait des bouteilles de whiskey au lit [TRADUCTION] « à la pinte »; qu’il débouchait des bouteilles toute la nuit, l’empêchant de prendre le repos dont elle avait grand besoin. Elle lui a retiré le whiskey et, à une occasion, elle a dû demander à des voisins de l’aider. Le témoignage de l’appelante relativement aux habitudes de boire de son mari a été corroboré par sa fille, Madame Judy Tilson, qui avait vécu avec sa mère et son beau-père pendant une période de neuf ans. Une fois la fille mariée et devenue propriétaire de sa propre maison, elle a cessé de visiter sa mère chez elle car, pour reprendre ses paroles, [TRADUCTION] « lorsque vous alliez là-bas, il était en train de boire et vous étiez nerveux, tout simplement mort de peur, à la pensée qu’il allait exploser ».

 

Madame Tilson a déclaré que, lorsque l’intimé buvait beaucoup, il maltraitait gravement sa femme. Elle a relaté un incident où l’intimé [TRADUCTION] « était si ivre qu’il ne savait plus ce qu’il faisait »; qu’il avait poussé la requérante sur le plancher, maintenu son bras autour de son cou et saisi une lampe sur pied avec laquelle la frapper. Le témoin a déclaré que lorsqu’elle l’a griffé dans le dos avec ses ongles, il a lâché prise. Madame Tilson a alors couru hors de la maison et demandé l’aide d’un voisin. L’avocat de l’intimé n’a pas contre-interrogé la fille de l’appelante en ce qui a trait à la conduite de l’intimé. Postérieurement à 1961, le mari s’est fréquemment absenté de son travail à cause de sa forte consommation. Selon l’appelante, [TRADUCTION] « il buvait tout le temps et restait couché, ivre ». Il ne fait pas de doute que l’intimé a fourni de la nourriture et un toit à la requérante; mais il n’a rien fourni pour l’aider à acquitter ses frais d’habillement ni subvenir à ses autres besoins personnels. Elle n’a pas trouvé à redire sur ce point, mais elle en a fait mention pour souligner l’avarice qu’il lui a manifestée à d’autres égards ― par exemple, lorsqu’il lui a reproché d’aimer la télévision parce que c’était lui qui payait les factures d’électricité. Le couple a fait chambre à part pendant une grande partie de sa vie conjugale, pour la raison, comme l’a déclaré l’épouse, que [TRADUCTION] « son avarice et son alcoolisme me montaient contre lui. »

 

Le docteur G Henkel, médecin ayant suivi les deux parties depuis 1958, a indiqué que l’intimé montrait tous les symptômes de l’alcoolisme chronique. Il a déclaré que, [TRADUCTION] « à partir des éléments physiques dont je dispose, je peux honnêtement affirmer qu’il est un alcoolique chronique ». Lorsqu’on lui a demandé si, selon lui, il y lieu d’espérer une réhabilitation de l’intimé dans un proche avenir, le docteur Henkel a répondu : [TRADUCTION] « Je dirais non. Toutes les possibilités ont plus ou moins été épuisées. »

 

Le médecin a obtenu peu de résultats satisfaisants dans le traitement de l’intimé et il a trouvé nécessaire de le renvoyer à un spécialiste, ce qui a mené au placement de l’intimé au I.O.D.E. Hospital, un centre de traitement pour alcooliques.

 

Selon le médecin, il ne serait pas possible pour la requérante de vivre avec l’intimé sans mettre sa santé en péril. Il lui a prescrit divers tranquillisants, sédatifs, antianémiques et fortifiants. Il a déclaré que la condition physique de la requérante l’empêchait de dormir la nuit; qu’elle était très nerveuse et tendue; qu’elle avait perdu du poids; et qu’elle souffrait d’un manque d’appétit. Selon lui, il y avait[TRADUCTION] « un lien entre sa condition » telle qu’il l’avait décrite « et ses plaintes concernant son mari et sa condition d’alcoolique chronique ».

 

En contre-interrogatoire, on a demandé au médecin de définir l’alcoolisme chronique. Il a déclaré :

 

[TRADUCTION]

Eh bien, je peux définir cela comme un état où un individu est un alcoolique d’habitude. C’est le cas d’une personne qui consomme pratiquement chaque jour d’assez grandes quantités d’alcool, plus que ce qu’elle ne peut supporter, alors que cette consommation gêne son jugement et son bien-être normal.

 

 

Interrogé sur le fondement de son opinion que l’intimé est un alcoolique chronique, il a répondu :

 

 

[TRADUCTION]

Eh bien, je l’ai vu à plusieurs reprises à mon bureau alors qu’il était certainement sous l’influence de l’alcool. Il avait de la difficulté à marcher droit et n’arrivait pas à garder correctement son équilibre; son élocution était pâteuse; et il présentait trop de symptômes de l’alcoolisme. Il avait des problèmes d’estomac et de tolérance aux aliments. Je crois que ces éléments suffisaient à prouver qu’il était un alcoolique chronique.

 

 

Lorsqu’on lui a demandé si son opinion reposait en partie sur les reproches que formulait Madame Knoll, le docteur Henkel a répondu :

 

[TRADUCTION]

Eh bien, j’ai pu me forger ma propre opinion après l’avoir vu à plusieurs reprises à mon bureau alors qu’il était sous l’influence de l’alcool; mais mon opinion se fonde aussi sur l’information recueillie par les proches et madame Knoll au cours des trois dernières années.

 

 

Je fais une pause pour souligner certaines failles du témoignage du docteur Henkel. En effet, le docteur Henkel se fonde principalement sur du ouï-dire pour conclure que l’intimé est un [TRADUCTION] « alcoolique chronique », et sa définition de cet état est, elle aussi, sujette à questionnement. De plus, le docteur Henkel n’a pas eu de contacts directs avec l’intimé pendant les trois années qui ont précédé la présentation de la requête en l’espèce. À remarquer que l’al. 4(1)b) n’emploie pas l’expression [TRADUCTION] « alcoolique chronique » mais parle de s’être « adonné de façon excessive à l’alcool ». N’y aurait-il eu que le seul témoignage du Docteur Henkel, le tribunal aurait difficilement y prendre appui pour accueillir le deuxième motif de la requérante et accorder, sur le fondement de ce motif, le redressement sollicité. Malgré tout, ce témoignage apporte une corroboration substantielle au témoignage non contredit de la requérante et de sa fille au présent stade de l’affaire. Par conséquent, cette preuve revêt beaucoup d’importance.

 

Dans son témoignage, Madame Tilson a déclaré que sa mère [TRADUCTION] « était morte de peur à l’idée de rentrer à la maison et elle s’est retrouvée dans un tel état – c’était en février 1969 – que j’ai dû la conduire chez un docteur ». Décrivant la condition qui l’avait amenée à consulter le docteur Henkel en février 1969, l’appelante a déclaré que la surconsommation d’alcool chronique de son mari de même que les violences et les disputes répétées avaient complètement ruiné ses nerfs. On a constaté qu’elle faisait de l’hypertension et qu’elle était complètement épuisée, avait perdu 19 livres et devait prendre les médicaments de prescription susmentionnés.

 

Il faut noter que, après le témoignage de la fille de l’appelante, Madame Tilson, l’avocat de l’intimé, Me Dube, a fait la déclaration suivante au tribunal :[TRADUCTION] « Monsieur le Juge, après discussion avec mon client, mon client désire retirer sa défense concernant la question du divorce. Je n’ai toujours pas été en mesure de résoudre la question de la pension alimentaire avec mon confrère. Si on nous donne un peu de temps pour discuter, peut-être que nous serons capables de la résoudre également. »

 

Une conférence entre le juge et les procureurs s’en est suivie. En voici la teneur :

 

[TRADUCTION]

 

ME KAMIN (procureur de la requérante) : Mais je crois qu’il faut expliquer clairement à monsieur le juge que vous avez parlé au docteur Henkel.

 

ME DUBE : Oui, j’ai parlé au le Docteur Henkel et je suis satisfait.

 

MEKAMIN :

À moins que, Monsieur le Juge, … ?

 

LE JUGE : Eh bien, nous avons toujours le problème du divorce.

 

MEKAMIN :

Oui, je serais mieux d’appeler le docteur Henkel.

 

 

 

LE JUGE :

Ce ne peut être de consentement, vous savez.

 

 

 

ME KAMIN : Non. Je croyais que mon collègue pourrait faire un genre d’admission à la suite de ça.

 

 

L’intimé a été le seul témoin appelé en défense. Son témoignage a été très bref et a porté principalement sur ses revenus et sa situation financière. Il n’a pas contredit les témoignages de la plaignante, de sa fille ni du docteur Henkel. Il faut toutefois mentionner que, contre-interrogé par le procureur de la requérante, l’intimé a indiqué que ses dépenses hebdomadaires en bière et en spiritueux n’excédaient pas 5 $; alors que, en preuve principale, il n’avait rien dit sur ce point.

 

Dans ses motifs, le juge du procès a énoncé les commentaires suivants au sujet des témoignages de la plaignante et de sa fille [[1969] 2 O.R. à la p. 583, 6 D.L.R. (3d) à la p. 204] :

 

 

[TRADUCTION]

Plusieurs des reproches de la requérante et de Madame Tilson étaient formulés avec des mots que le procureur leur avait mis dans la bouche. Dans un cas comme dans l’autre, les mots utilisés n’étaient pas des mots choisis par le témoin.

 

 

Une lecture attentive des transcriptions ne supporte pas cette critique de leurs témoignages. Rien dans leur langage ne me semble trahir une forme ou une autre de préparation, si bénigne soit-elle ― en supposant que c’est bien ce que le juge au procès voulait suggérer. S’il est vrai que l’appelante a montré une certaine tendance à exagérer et à colorer son témoignage, il est pour le moins singulier que, en ce qui a trait au comportement de l’intimé envers l’appelante, le témoignage de celle-ci et celui de sa fille n’ont pas été contestés par l’intimé et sont restés non contredits. De plus, ces témoignages ont été corroborés en très grande partie par le Docteur Henkel, dont le témoignage a été irréprochable.

 

 Si la question tranchée par le juge du procès ne concerne que des faits et que, par conséquent, sa décision n’est pas entachée d’une erreur de droit, un tribunal d’appel doit hésiter à intervenir dans ses conclusions. En effet, en voyant et en entendant les témoins, le juge est en mesure de mieux décider des faits qu’un tribunal privé d’un tel avantage. C’est avec cette pensée très présente à l’esprit que j’aborde notre intervention et que, avec beaucoup d’attention, j’examine les motifs du juge pour déterminer dans quelle mesure, si tant est, ses conclusions sont entachées d’une erreur de droit. En toute déférence pour l’opinion du juge, j’ai étudié son raisonnement et je suis convaincu qu’il a erré en droit sur plus d’un point dans notre affaire. Je vais m’appliquer à faire la preuve de cette assertion. Il est assez évident que le juge a isolés l’un de l’autre les deux fondements de la demande de la requérante, pour ensuite procéder séparément sur chacune des causes. Cela dit, il semble clair que le juge a omis de prendre en considération la question qui était la plus importante dans les circonstances de l’espèce : la condition engendrée par la dépendance du mari envers l’alcool, un état de fait que caractérisait le traitement blâmable infligé à la requérante durant les combien trop fréquentes (en fait, presque quotidiennes) beuveries de son époux, et la détresse et la tristesse qui en ont résulté pour la requérante, à tel point que, finalement, elle a atteint le point de rupture et n’a plus été en mesure d’en supporter davantage.

 

Il est clair que le juge a tiré, puis mis en application, la conclusion que la cruauté visée à l’al. 3d) de la Loi sur le divorce était la « legal cruelty » [[TRADUCTION] « cruauté au sens juridique »] telle qu’elle est définie dans Russell v. Russell, [1897] A.C. 395 à la page 467, et telle qu’elle est entendue dans Bagshaw v. Bagshaw (1920), 48 O.L.R. 52, 54 D.L.R. 634, une décision ontarienne, ainsi que dans plusieurs décisions anglaises et canadiennes où le principe de Russel a été systématiquement suivi et appliqué. Il s’agit d’une règle qui requiert la preuve d’une conduite de telle nature qu’elle met en danger la vie, l’intégrité corporelle ou la santé personnelle (physique ou mentale), ou qu’elle fait naître une crainte raisonnable d’un tel danger. Le juge a dû conclure que la notion de cruauté établie dans ces causes n’était pas modifiée par les dispositions de l’art. 3 de la Loi sur le divorce, dont la portion pertinente se lit comme suit :

 

 

3. Sous réserve de l’article 5, l’un des conjoints peut présenter à un tribunal une requête en divorce parce que, depuis la célébration du mariage, l’autre conjoint

 

 

d)

 

a traité le requérant avec une cruauté physique ou mentale qui rend intolérable la continuation de la cohabitation des époux.

 

 

Il est intéressant de noter que Sir William Merdith, J.C.O., qui a concouru au jugement de la Cour dans Bagshaw v. Bagshaw, supra, a adopté une telle position avec réticence, en prenant soin d’exprimer sa désapprobation relativement au principe rigoureux auquel la Cour se sentait obligée de donner suite. Le juge Merdith a déclaré ce qui suit aux pages 60-1 O.L.R., 641 D.L.R. :

 

 

[TRADUCTION]

C’est avec réticence que je me rallie au dispositif proposé par mon collègue Ferguson pour le présent appel. Je conviens avec lui que nous sommes liés par la doctrine et la jurisprudence pour conclure que les prétentions de l’intimée ne lui donnent pas droit à une pension alimentaire. Que la loi soit ainsi qu’il la décrit est, à mon avis, déplorable. À mon sens, une telle règle ne correspond pas aux idées contemporaines en ce qui concerne les relations mari et femme. Lorsqu’on refuse la pension alimentaire à moins que la conduite du mari amène à conclure qu’il a porté, ou va porter, atteinte à la santé physique ou mentale de l’épouse, on admet les deux principes suivants : le mari peut assujettir l’épouse quotidiennement, et même à toutes les heures, à un traitement lui faisant vivre un véritable enfer sur terre; et l’épouse ne détient aucun recours pour y faire quelque chose si elle est assez forte pour endurer tout ces comportements sans que sa santé physique ou mentale en soit affectée.

 

 

En adoptant la Loi sur le divorce de 1968, le Parlement a exprimé la volonté publique de tempérer la rigueur des liens du mariage. Cette rigueur était affirmée en droit canon anglais et partait de la proposition que, pour l’ensemble de la collectivité, le bonheur de la vie maritale se fondait sur le caractère indissoluble des liens du mariage, même si, dans certains cas individuels, l’application de tels principes était empreinte d’une grande sévérité. Les époux malheureux étaient contraints à suivre le proverbe « comme on fait son lit, on se couche », sauf dans les cas extrêmes soulignés par Lord Stowell dans Evans v. Evans (1790), 1 Hag. Con. 35, 161 E.R. 466.

 

Au fil des ans, les tribunaux ont résolument évité de tenter une définition générale de « cruelty » ([TRADUCTION] « cruauté »). Dans le langage courant, le terme « cruelty » ([TRADUCTION] « cruauté ») désigne une inclination à infliger des souffrances; une inclination à éprouver du plaisir ou de l’indifférence devant la douleur ou la misère des autres; un comportement qui manifeste une attitude impitoyable ou une dureté de cœur. Si, dans la relation maritale, un époux, par son comportement, inflige à l’autre époux de la douleur ou de la souffrance physique, morale ou émotive, de façon arbitraire, malicieuse ou non nécessaire, sa conduite peut très bien constituer une forme de cruauté autorisant le requérant à faire dissoudre le mariage. Pour que tel soit le cas, il faut que, selon la Cour, les actes visés équivalent à une cruauté physique ou mentale « qui rend intolérable la continuation de la cohabitation des époux ». Telle est la norme que les tribunaux doivent appliquer. Or, dans le contexte de l’al. 3d) de la Loi, cette norme est exprimée dans un langage qu’il faut interpréter comme excluant les réserves établies dans Russell v. Russell, supra, ainsi que dans les très nombreuses causes qui ont suivi et appliqué l’ancienne règle religieuse aux conflits matrimoniaux. Cette façon de voir est conforme à la position adoptée dansZalesky v. Zalesky (1968), 1 D.L.R. (3d) 471, 67 W.W.R. 104; Paskiewich v. Paskiewich (1968), 2 D.L.R. (3d) 622, et Bonin v. Bonin (1969), 5 D.L.R. (3d) 533. La seule décision contraire est celle du juge Tyrwhitt-Drake, juge de cour de comté, siégeant comme juge local dans Delaney v. Delaney (1968), 1 D.L.R. (3d) 303, 66 W.W.R. 275. Sur ce point, référence doit également être faite à quatre jugements récents rendus par des tribunaux du Nouveau-Brunswick : Hawthorne v. Hawthorne (1969), 1 N.B.R. (2d) 803; Maund v. Maund (1969), 1 N.B.R. (2d) 547; Chouinard v. Chouinard (1969), 1 N.B.R. (2d) 582, et Bustin v. Bustin (1969), 1 N.B.R. (2d) 496.

 

C’est avec soin qu’on doit appliquer la norme établie à l’al. 3d). En vertu de celle-ci, la conduite fondant la conclusion de cruauté n’est pas un geste banal, mais un geste de nature [TRADUCTION] « grave et importante ». Il ne saurait s’agir simplement d’un comportement que l’on puisse qualifier d’à peine plus qu’une manifestation d’incompatibilité de caractères entre époux. La relation conjugale doit être prise en compte dans son entier, surtout si la cruauté consiste en la formulation de reproches, de plaintes, d’accusations ou, de façon constante, de critiques mesquines. Une question très pertinente à considérer est l’effet de la conduite reprochée sur l’esprit de l’époux qu’elle atteint. La détermination de ce qui constitue de la cruauté dans une situation donnée peut, en bout de ligne, dépendre des circonstances du cas particulier qui est visé. À cette fin, le tribunal se doit de tenir compte des conditions physique et mentale des époux, de leur personnalité ainsi que de leur attitude envers la relation conjugale.

 

Dans le cas présent, c’est l’effet cumulatif des gestes de l’intimé à l’égard la requérante qui doit être pris en compte et qui doit recevoir toute l’importance voulue. L’épouse retournait à la maison après une journée de travail et qu’y trouvait-elle ? Son mari en état d’ébriété, qui l’accueillait par des querelles et des agressions, lui assénait insulte sur insulte et outrage sur outrage. Ce comportement constituait clairement une conduite équivalant à de la cruauté mentale d’un genre rendant intolérable la continuation de la cohabitation des époux. On ne pourra me convaincre que les normes de notre communauté obligent une épouse à tolérer une situation si intolérable. Il est vrai qu’elle a essayé de faire contre mauvaise fortune bon cœur et qu’elle a enduré la situation pendant plusieurs années. Elle a été interrogée sur la question, et lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi elle a composé avec la situation pendant si longtemps, je ne puis faire mieux que de citer un extrait de son propre témoignage :

 

[TRADUCTION]

 

 

Q. Pourquoi aviez-vous peur de rentrer à la maison ?

 

 

R. J’avais peur de rentrer parce qu’il était ivre. Il était si violent. Il levait toujours la main sur moi et je ne voulais rien savoir de lui. Je ne voulais tout simplement pas qu’il me frappe et, lorsque je revenais à la maison, je me rendais silencieusement à ma chambre, pour ne pas être dans son chemin. Il a défoncé ma porte à coups de pied — il a fait un trou dans la porte. Il a fait tomber mes photos du mur. Toutes des choses dont il ne se souvient probablement pas parce qu’il était trop ivre.

 

 

Q. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est que, pendant 20 ans, vous êtes retournée à la maison.

 

R. Je retournais à la maison, oui, mais ce n’était pas agréable d’y aller.

 

Q. Pourquoi, à la fin, disiez-vous que vous aviez peur de rentrer à la maison ?

 

 

R. Parce que cela devenait si épouvantable que ce n’était plus possible. Ce n’était plus possible de rester plus longtemps. Et puis, je ne suis plus jeune.

 

 

Le juge a insisté sur le fait qu’il ne pouvait conclure à aucune intention, chez le mari, de blesser sa femme. Il a fait référence à Kaslefsky v. Kaslefsky, [1950] 2 All E.R. 398, et a affirmé qu’une telle intention devait être prouvée. Les procureurs ne l’ont pas avisé que, en ce qui avait trait à la nécessité de prouver l’intention de blesser aux fins d’établir la cruauté, ce jugement avait été renversé expressément par la Chambre des Lords dans Gollins v. Gollins, [1963] 2 All E.R. 966. Il y est affirmé que la question de la cruauté —en tant que faute conjugale — et de sa preuve relève des faits et met en jeu l’intensité de ce qui est reproché. Pour décider s’il y a eu cruauté, il faudrait tenir compte des particularités des individus concernés et de l’affaire, plutôt que se rapporter à quelque norme objective. Le tribunal ajoute que, en conséquence, dans les cas où les deux époux avaient une santé physique et mentale normales, la cruauté était établie si, à l’examen, la conduite de l’époux intimé était si mauvaise qu’il ne pouvait être demandé à l’autre époux d’en endurer davantage. Dès lors, l’état d’esprit de l’intimé cessait d’importer, c.-à-d. qu’il était sans intérêt de savoir si la conduite de l’intimé [TRADUCTION] « visait » l’autre conjoint ou partait d’une indifférence injustifiée, qui puisse être imputable à l’égoïsme. Il a été jugé que l’intention malveillante, quoique non essentielle à la cruauté, est un élément très important lorsqu’elle existe. Dans la présente affaire, l’intimé a été maintes fois averti par son épouse qu’elle le quitterait à moins qu’il change d’attitude. De plus, il devait être clair pour lui que sa conduite, inchangée malgré de tels avertissements, occasionnait beaucoup de chagrin et de peine à sa femme; et que, s’il continuait de la sorte, il finirait par la briser et par lui causer une tension qui excéderait ses limites.

 

Le deuxième motif sur lequel requérante fonde sa demande de redressement est prévu à l’al. 4(1)b) de la Loi sur le divorce. Les dispositions pertinentes à ce motif se lisent comme suit :

 

4(1) En sus des causes spécifiées à l’article 3, et sous réserve de l’article 5, un conjoint peut présenter une requête en divorce à un tribunal, lorsque les conjoints vivent séparés l’un de l’autre, parce que leur mariage a subi une rupture définitive à cause de l’une ou plusieurs des circonstances suivantes que spécifie la requête, savoir :

 

 

b)

 

l’intimé, pendant les trois ans, au moins, précédant immédiatement la présentation de la requête, s’est adonné de façon excessive à l’alcool ou à un stupéfiant, tel que le définit la Loi sur les stupéfiants, et il n’y a pas d’espoir raisonnable de réhabilitation de l’intimé dans un délai raisonnablement prévisible;

 

 

Le paragr. 4(2) est également important. Il prévoit ce qui suit :

 

(2) Dans toute requête présentée en vertu du présent article, lorsque l’existence de l’une quelconque des circonstances décrites au paragraphe (1) a été établie, la rupture définitive du mariage à cause de ces circonstances est censée avoir été établie.

 

 

Le juge avait aussi à l’esprit la question de l’intention lorsqu’il a traité de cette partie de l’affaire. Ainsi a-t-il affirmé [à la p. 585 O.R., p. 206 D.L.R.] :

 

[TRADUCTION]

 

Il n’y a pas de preuve qu’il buvait dans l’intention de l’exaspérer. Il n’y a pas de raison apparente pour ce comportement. Je ne pense pas que je devrais faire quelque supposition que ce soit sur sa cause.

 

 

Le juge s’est ensuite posé, sans y répondre, la question suivante [p. 586 O.R., p. 207 D.L.R.] : [TRADUCTION] « Les conséquences doivent-elles s’apprécier en fonction de la seule personne de la requérante ou en fonction de la personne d’une épouse raisonnable ? » En clair, le test doit être celui-ci : quel a été l’effet du comportement sur la requérante, eu égard à son tempérament, à son émotivité et à son état de santé. Dans Lauder v. Lauder, [1949] P. 277, à la p. 308, le juge Pearce déclarait :

 

[TRADUCTION]

 

Si l’on examine les différents types d’instances, on constate que les instances où il est question de cruauté reposent particulièrement, et plus que les autres, sur une appréciation minutieuse de la valeur des témoins. En effet, dans une affaire de cruauté, il s’agit de savoir si une conduite précise d’un homme bien identifié, envers une femme bien identifiée, ou inversement, constitue de la cruauté. Lorsqu’on se demande si un écart constitue de la cruauté, on veut savoir jusqu’où un époux doit s’écarter des normes usuelles de civilité et de maîtrise de soi qui sont les bases de la vie conjugale pour qu’il y ait cruauté; et quelle doit être l’ampleur des conséquences de cet écart pour l’autre époux pour qu’il y ait cruauté. Or ces questions mettent invariablement en jeu l’intensité de l’écart ou des conséquences envisagés, réalités qui dépendent largement du tempérament, de la situation et de la santé de chacune des parties.

 

 

Dans ses motifs, le juge a écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « L’intimé admet la consommation d’alcool mais dit qu’elle n’est pas excessive. » Je ne peux trouver aucune preuve au dossier pour étayer cette conclusion. Je remarque cependant que l’intimé a plaidé ce qui suit dans sa défense, au paragr. 4 : [TRADUCTION] « L’intimé admet la consommation d’alcool mais non son caractère excessif. » Il est, peut-être, significatif que le juge ait adopté en grande partie le langage de l’acte de procédure. Le juge semble aussi avoir oublié que l’intimé avait, par la voix de son procureur, exprimé le désir de retirer sa défense après son entretien avec le docteur Henkel; et que, une fois à la barre des témoins, son témoignage en interrogation principal s’est borné à une déclaration concernant ses revenus et biens.

 

Le juge a accordé beaucoup d’importance à un extrait de la décision rendue par le juge Cairns, de la Probate, Divorce and Admiralty Court ([TRADUCTION] « Tribunal des successions, du divorce et de l’amirauté »), décision qui se trouve citée dans le jugement rendu par la Cour d’appel dans Hall v. Hall, [1962] 3 All E.R. 518, à la p. 521. Le jugement duquel la citation était tirée avait pourtant été renversé par la Cour d’appel, ainsi que l’indique clairement le rapport. Ajoutons que, en Angleterre, il n’existe aucun pendant législatif à l’al. 4(1)b) de notre Loi sur le divorce. La décision australienne à laquelle référait le juge, Sullivan v. Sullivan, [1954] 1 V.L.R. 67, a été étudiée par la High Court of Australia dans Dalgleish v. Dalgleish, (1955), 93 C.L.R. 595. Je reproduis ci-dessous un extrait des motifs du jugement de la High Court dans cette affaire. Le passage cité figure aux p. 601 et 602 du recueil :

 

[TRADUCTION]

 

Il est, bien sûr, tout aussi inutile que futile de tenter de définir l’ivresse ou de dire ce qu’est un alcoolique d’habitude. Une telle entreprise a déjà été discutée ou entamée à plus d’une occasion. Et le juge SHOLL a passé en revue un certain nombre de causes traitant de cette question dans Sullivan v. Sullivan, (1954) 1 V.L.R. 67. Qu’il suffise de dire, aux fins de la présente affaire, que, lorsqu’un tribunal est saisi d’une allégation voulant qu’un homme soit un alcoolique d’habitude, il doit se pencher d’abord et avant tout sur l’état que produit sa dépendance à l’alcool. Telle est la question cruciale qui est soulevée. Le tribunal n’a pas nécessairement, ni seulement, à s’intéresser à la quantité d’alcool qui est consommée. Dans la preuve présentée au sujet de l’intimé, rien ne suggère que ses habitudes de consommation conduisaient habituellement à un état d’ivresse durant la période en cause; au contraire, la preuve donne plutôt à penser que ses habitudes de forte consommation d’alcool ne l’amenaient habituellement pas s’écarter des normes de conduite normales et à manifester un comportement qui pût à juste titre être qualifié d’état d’ivresse. Par conséquent, il n’y a rien pour appuyer l’assertion que, sur le fondement de la preuve en l’espèce, l’appelante avait droit à un jugement. Il nous faut ajouter qu’aucune telle assertion ne semble avoir été mise de l’avant pendant l’audition. Lors de l’audition du présent appel, on nous a informés qu’aucun des procureurs n’avait parlé au juge du procès et que, apparemment, les procureurs avaient traité la poursuite comme si elle soulevait simplement une question de fait contestée.

 

 

Le témoignage de la requérante n’a pas été contredit et a été corroboré par sa fille et le docteur Henkel. Ces témoignages établissent de façon accablante que, pendant une période de pas moins que trois ans précédant immédiatement la présentation de la requête, l’intimé s’est adonné de façon excessive à l’alcool, sans qu’il n’y ait espoir raisonnable de réhabilitation dans un délai raisonnablement prévisible. En rejetant ce motif présenté à l’appui du redressement sollicité, le juge du procès a tiré une conclusion qui allait à l’encontre du poids de la preuve. Cette conclusion ne saurait être confirmée.

 

Je ne peux m’empêcher de conclure que, si la jurisprudence pertinente dont j’ai parlé avait été présentée au juge par les procureurs lors du procès, le juge aurait très bien pu rendre une décision favorable à la requérante en ce qui a trait au premier, sinon aux deux motifs sur lesquels reposait la requête. Je suis d’avis d’accueillir l’appel avec adjudication des dépens; d’annuler le jugement dont appel; et d’ordonner que le tribunal remplace ce jugement par un jugement conditionnel favorable à la requérante, jugement qui dissolve le mariage et qui adjuge à la requérante les dépens relatifs à l’instance précédente. La requérante a également droit à une ordonnance de pension alimentaire; mais, vu la minceur de la preuve au dossier en ce qui a trait à cette question, et vu que le juge du procès n’a pas statué sur cette portion de la demande, je suis d’avis de faire un renvoi au protonotaire et de le charger de déterminer et de fixer le montant de la pension alimentaire à laquelle la requérante a droit. La requérante aura également droit aux dépens attachés au renvoi.

 

Appel accueilli.