Letford, R. c. (2001), 51 O.R. (3d) 737 (C.A.)

  • Dossier : C33158
  • Date : 2024

 

COUR DAPPEL DE LONTARIO

 

LES JUGES MOLDAVER, GOUDGE ET SIMMONS,

DE LA COUR DAPPEL 

 

ENTRE :

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

(Appelante)

 

et

 

JOHN LETFORD

 

(Intimé)

 

 

)

)

David Finley, pour l’appelante 

)

)

)

)

)

Richard Guy, pour l’intimé 

)

)

Date de lAudience :

) le 16 novembre 2000 

 

 

Appel de lordonnance du juge George T. Valin qui, datée du 19 octobre 1999, rejetait un appel interjeté dune déclaration sommaire de culpabilité.

 

LE JUGE GOUDGE, DE LA COUR DAPPEL :

 

[1] Le 27 septembre 1998, l’intimé, John Kevin Letford, a été arrêté et accusé d’avoir eu la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur alors que ses facultés étaient affaiblies et d’avoir eu un taux d’alcoolémie dépassant 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang.

 

[2] L’intimé a subi son procès devant le juge Fitzgerald, à la Cour de justice de l’Ontario. L’intimé a été acquitté relativement à l'[TRADUCTION] * alcoolémie supérieure à 80 mg +, le juge du procès ayant conclu que les échantillons d’haleine prélevés en liaison avec cette accusation n’avaient pas été prélevés * dès qu’il a[vait] été matériellement possible de le faire + ainsi que l’exigeait le sous-al. 258(1)c)(ii) du Code criminel. Le juge Fitzgerald a pris cette conclusion parcequ’il se sentait lié par R. v. Langlois, [1999] O.J. no 125, une décision rendue par le juge McCartney, à la Cour supérieure de justice de l’Ontario. L’intimé a d’autre part été acquitté sous le chef d’accusation des facultés affaiblies, le juge du procès ayant conclu que, sans les résultats de l’alcootest, il ne pouvait pas être convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelant conduisait une automobile avec des facultés affaiblies par l’effet de l’alcool.

 

 

[3] La Couronne a porté la décision du juge Fitzgerald devant la Cour d’appel des infractions sommaires. Cet appel a été rejeté par le juge Valin. Se penchant sur le chef d’accusation de l'[TRADUCTION] * alcoolémie supérieure à 80 mg +, le juge Valin a conclu que le juge tranchait bien une question de droit en déterminant si les échantillons d’haleine avaient été prélevés dès que possible, mais que le juge n’avait pas commis d’erreur en décidant de cette question conformément à R. v. Langlois. Se penchant sur le chef d’accusation des facultés affaiblies, le juge Valin a refusé de modifier la conclusion prise par le juge du procès sur cette question. Selon le juge du procès, l’on avait manqué d’établir que l’affaiblissement des facultés atteignait le point qui était nécessaire à une déclaration de culpabilité.

 

[4] Avec déférence, et pour les motifs que j’exposerai plus loin, je tire des conclusions contraires à celles du juge Valin. À mon sens, le juge a commis une erreur de droit en concluant que R. v.Langlois lui imposait de juger que les échantillons d’haleine n’avaient pas été prélevés dès qu’il avait été matériellement possible de les prélever. Je suis également convaincu que le juge du procès a erré en droit dans sa façon d’aborder le chef d’accusation des facultés affaiblies. En conséquence, je décernerais l’autorisation d’appel et j’accueillerais l’appel.

 

LES FAITS

 

[5] De très bonne heure le matin du 27 septembre 1998, les agents Markic et Forcier, qui faisaient partie du détachement d’Espanola de la Police provinciale de l’Ontario (OPP), effectuaient une ronde de surveillance générale à Massey, une ville voisine. Ils enquêtaient alors sur l’intimé parcequ’il le soupçonnaient de conduire avec des facultés affaiblies. Par suite de leurs observations, ils ont arrêté l’intimé et l’ont avisé de son droit à un avocat. Aucun des deux agents n’était unéthyloscopiste qualifié et, bien que le détachement d’Espanola comptât trois techniciens qualifiés, aucun n’était alors de service.

 

[6] Devant une telle situation, la politique de l’OPP voulait que les agents contactent le Communications Centre de North Bay pour demander un éthyloscopiste de l’un des autres détachements de l’OPP avec lesquels Espanola était regroupée ce soir-là, c’est-à-dire Sudbury,Kilarney et Dowling. Si aucun technicien n’était disponible, l’étape suivante voulait que l’on demandât de l’aide à un autre service de police, comme la police municipale d’Espanola, qui comptait un ou peut-être deux techniciens. En dernier recours, l’on pouvait appeler chez lui unéthyloscopiste de l’OPP qui n’était pas en service.

 

[7] Conformément à cette politique, et après avoir arrêté l’intimé à 1 h 45, l’agent Markic a contacté North Bay à environ 1 h 52. Vers 2 h 10, un éthyloscopiste qualifié qui effectuait une ronde de surveillance générale près de Sudbury a été contacté par North Bay et envoyé à Espanola. Il y est arrivé à 2 h 35, à peu près au moment où l’intimé est arrivé escorté des agents qui l’avaient arrêté. À 3 h 15, le technicien a terminé de préparer l’ivressomètre. À 3 h 31 et 3 h 48, il a prélevé deux échantillons d’haleine sur l’intimé. Les résultats obtenus à partir de ces prélèvements ont été, dans l’ordre, de 200 et de 190 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang.

 

 

[8] La Couronne a mené sa poursuite par procédure sommaire. Le juge saisi de cette poursuite était le juge Fitzgerald. La preuve de la Couronne était constituée du témoignage des deux agents ayant procédé à l’arrestation et du témoignage de l’éthyloscopiste. La défense n’a pas présenté de preuve.

 

[9] À l’appui de sa décision sur le chef d’accusation de l'[TRADUCTION] * alcoolémie supérieure à 80 mg +, le juge du procès a énoncé les motifs suivants :

 

[TRADUCTION]

 

Toutefois, ce qui est important ici, c’est bien sûr la décision rendue dans l’affaire IreneLanglois, une décision qui n’a apparemment pas été publiée et qui a été prononcée par le juge McCartney, à Kenora, le 6 janvier de cette année [1999]. Le critère régissant cette question était structuré clairement, selon mon interprétation de la loi. Énonçant ce critère, le juge McCartney a déclaré que [TRADUCTION] * la preuve de la Couronne doit démontrer que les tests ont été effectués dans un délai raisonnablement court, compte tenu des circonstances +. Selon ma compréhension des choses, la preuve présentée par la Couronne devait démontrer que les tests avaient été effectués dès qu’il avait été matériellement possible de le faire dans les circonstances. Les mots choisis par le juge ne me posent pas de difficulté. Les deux énoncés qui précèdent me semblent dire la même chose. Cependant, ce qui me préoccupe concerne la politique relative à de telles matières. J’aurais pensé B j’aurais pensé Bque cette politique, qui régissait les actes posés par les agents au moment des faits en l’espèce, ferait partie des circonstances dont il faille tenir compte.

 

Le juge McCartney ne semble pas de cet avis. Voici ce qu’il dit à la p. 5 de ses motifs :

 

[TRADUCTION]

 

L’explication de la Couronne veut qu’aucun des 4 ou 5 éthyloscopistes affectés au détachement de Kenora n’ait été [TRADUCTION] * disponible +. Or une telle explication ne suffit certainement pas à justifier le retard. Je crois avoir une idée assez juste de ce qui est arrivé.

 

Il [le juge McCartney] commente à présent la preuve qui a été présentée […] devant le juge du procès, le juge Fraser :

 

[TRADUCTION]

 

 

Bien que les agents impliqués aient fait tout leur possible pour respecter l’art. 258,l’on constate des écarts temporels à la fois déraisonnables et évitables, et l’on constate que ces retards sont dus au fait que l’organisation en cause ne s’est pas assurée de la disponibilité d’un éthyloscopiste, une mesure qui aurait garanti que le processus se déroule avec la célérité voulue. La preuve ne donne pas à penser qu’il y ait eu un manque de ressources, bien au contraire. Le problème réside dans l’omission d’organiser et de mobiliser avec efficacité les ressources disponibles; et c’est l’intimée [la Couronne], et non l’appelante [Langlois], qui doit en subir les conséquences. [Italiques ajoutés.]

 

Cela dit, mon interprétation de la loi aurait été différente de celle du juge McCartney. Mais je suis lié par la décision du juge McCartney [dans Langlois] et telle est sa conception. Je rends donc un verdict de non-culpabilité [en ce qui concerne le deuxième chef d’accusation].

 

[10] Le juge a justifié par de très brefs motifs l’acquittement sous l’accusation de facultés affaiblies. Voici ce qu’il a dit à cet égard :

 

[TRADUCTION]

 

Sans ces résultats, je ne peux être convaincu hors de tout doute que l’accusé avait des facultés affaiblies dans les circonstances de l’espèce. Pour ces motifs, je rends un verdict de non-culpabilité concernant le premier chef d’accusation.

 

[11] Rejetant l’appel de l’acquittement sous le chef d’accusation des facultés affaiblies, le jugeValin a dit ce qui suit :

 

[TRADUCTION]

 

Le premier motif d’appel met en jeu une question de fait. Je ne suis pas convaincu que la preuve présentée ne puisse appuyer les conclusions du juge du procès concernant la preuve des facultés affaiblies de l’accusé. On ne peut donc pas affirmer que la décision du juge du procès concernant les facultés affaiblies devrait être annulée parce qu’elle est déraisonnable ouqu’elle ne peut trouver appui dans la preuve.

 

[12] Déboutant la Couronne de son appel de l’acquittement sous le chef d’accusation de l'[TRADUCTION] * alcoolémie supérieure à 80 mg +, le juge Valin a énoncé les motifs suivants :

 

[TRADUCTION]

 

 

Le deuxième motif d’appel met en jeu une question de droit. Pour déterminer si les échantillons d’haleine avaient été prélevés dès que possible, le juge du procès a appliqué et suivi la décision du juge McCartney dans R. v. Langlois (prononcée le 6 janvier 1999) (C. Ont., Div. gén.). À mon avis, dans les circonstances de l’espèce, il avait raison d’agir ainsi. En conséquence, je conclus que le juge du procès n’a pas rendu de décision erronée sur une question de droit.

 

[13] C’est cette décision que la Couronne cherche à porter en appel, sur autorisation, devant le présent tribunal.

 

ANALYSE

 

[14] Aux termes du par. 839(1) du Code criminel, l’autorisation d’appel peut être accordée pour tout motif qui comporte une question de droit seulement. Quant à la décision du juge Valin, elle donne raison au juge du procès au motif que, essentiellement, il avait raison d’appliquer la décisionR. v. Langlois comme il l’a fait, et de se voir forcé de conclure que le sens du membre de phrase* dès qu’il a été matériellement possible de le faire +, qui figure au sous-al. 258(1)c)(ii), ne s’étendait pas aux circonstances de l’espèce.

 

[15] À mon avis, cette décision du juge Valin soulève une question de droit. Notre cour a déclaré à plusieurs reprises que l’interprétation du membre de phrase * dès qu’il a été matériellement possible de le faire + soulève une question de droit. Voir, par exemple, Regina v. Phillips (1988), 42 C.C.C. (3d) 150 (C.A. Ont.); et R. v. Clarke (1991), 27 M.V.R. (2d) 1 (C.A. Ont.). Une autre question de droit me paraît soulevée en ce qui concerne la décision R. v. Langlois. Cette question entre en jeu lorsque le tribunal détermine si le juge a mal appliqué R. v. Langlois en concluantqu’elle commandait le résultat auquel il est parvenu.

 

[16] Selon mon interprétation de R. v. Langlois, le juge McCartney a simplement conclu que, à la lumière de l’ensemble des faits présentés, les échantillons d’haleine n’avaient pas été prélevés dèsqu’il avait matériellement possible de le faire. Le juge n’a pas pris la conclusion que semble lui prêter le juge de première instance. Il n’a pas jugé que, pour se conformer à la disposition * dès qu’il a[vait] été matériellement possible de le faire +, la police devait prendre les mesures voulues pour qu’un éthyloscopiste soit disponible en tout temps dans chaque détachement, ou que les échantillons d’haleine soient prélevés dès que possible. Dans l’affaire qui nous occupe, le juge du procès n’était pas tenu d’arriver, à propos des faits dont il était saisi, au même résultat que le juge McCartney, qui était saisi de faits distincts. À mon avis, le juge a commis une erreur de droit en approuvant cette mauvaise application de la décision R. v. Langlois.

 

[17] Plutôt que de se considérer tenu au même résultat que R. v. Langlois, le juge du procès se devait d’examiner toutes les circonstances de l’espèce pour déterminer si les échantillons d’haleine avaient été prélevés dès que matériellement possible, c’est-à-dire, dans un délai raisonnablement court compte tenu des circonstances. Voir R. v. Mudry (1979), 50 C.C.C. (2d) 518 (C.A. Alb.), qui a été adopté dans R. v. Ashby (1980), 57 C.C.C. (2d) 348 (C.A. Ont.).

 

 

[18] La Couronne reconnaît que, dans cette espèce, le délai entre les infractions présumées et le prélèvement du premier échantillon d’haleine (environ une heure et quarante-six minutes) était trop long et devait être expliqué.

 

[19] En l’espèce, un rapport semble exister entre, d’une part, la manière dont la police a organisé ses effectifs et son équipement et, d’autre part, le délai écoulé avant le premier alcootest. Dans une telle situation, le tribunal doit tenir compte de cette organisation et de ses justifications lorsqu’il détermine si la Couronne a respecté ses obligations conformément au sous-al. 258(1)c)(ii).

 

[20] La Couronne n’a pas à prouver que la police a établi des mesures pour prélever des échantillons d’haleine dès que possible dans chaque cas. Mais le sous-al. 258(1)c)(ii) prévoit certaines exigences à cet égard. En effet, sous le régime de ce sous-alinéa, la Couronne doit toujours démontrer que, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, y compris, lorsque cela est pertinent, le mode d’organisation de la police et ses justifications, les échantillons d’haleine ont été prélevés dans un délai raisonnablement court.

 

[21] Étant donné l’approche prise par les tribunaux d’instance inférieure, cette évaluation n’a pas encore été pratiquée en l’espèce. Il devra donc y avoir un nouveau procès en ce qui a trait au chef d’accusation de l'[TRADUCTION] * alcoolémie supérieure à 80 mg +.

 

[22] En ce qui a trait au chef d’accusation des facultés affaiblies, le juge du procès a commis une erreur de droit. Il a considéré qu’il pouvait se fonder sur les résultats de l’alcootest pour tirer une conclusion sur le degré d’affaiblissement des facultés. Le juge a cru pouvoir se passer d’une preuve d’expert qui aurait établi un lien entre les résultats et l’affaiblissement des facultés. Voir R. v.Ostrowski (1958), 122 C.C.C. 196 (H.C.J. Ont.). De plus, le juge a conclu que, sans les résultats de l’alcootest, il ne pouvait pas être convaincu hors de tout doute raisonnable que les facultés affaiblies avaient été prouvées. Ce faisant, à mon sens, et compte tenu du dossier présenté, il est possible que le juge du procès ait incorrectement appliqué le critère en matière de facultés affaiblies qui est énoncé dans R. v. Stellato (1993), 78 C.C.C. (3d) 380 (C.A. Ont.), confirmé par (1994), 90 C.C.C. (3d) 160 (C.S.C.). En conséquence, un nouveau procès sera également nécessaire en ce qui a trait à ce chef d’accusation

 

[23] Pour les motifs qui précèdent, je décernerais l’autorisation d’appel, j’accueillerais l’appel, j’annulerais les acquittements et j’ordonnerais un nouveau procès en ce qui concerne les deux chefs d’accusation.

 

Prononcé  le 22 décembre 2000 * MJM +

 

 * S.T. Goudge J.A. +

 

 

 * Je souscris aux motifs du juge Goudge.

 Le juge M.J. Moldaver, de la Cour d’appel +

 

 * Je souscris aux motifs du juge Goudge.

 Le juge Simmons, de la Cour d’appel +