Macmillan c. Ontario (Ministre des Transports et des communications), [2001] 24 M.V.R. (4th) 15 (C.A.)

  • Dossier : C30264
  • Date : 2024

 COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

 LES JUGES D’APPEL GOUDGE, BORINS ET SHARPE

ENTRE :

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MARILYN MACMILLAN, RODERICK MACMILLAN, ALEXANDER MACMILLAN ET JOHN ALAN MACMILLAN, représentés par leurs tuteurs à l’instance RODERICK MACMILLAN, GEOFFREY ANDERSON, SUSAN McLEOD, DAVID ANDERSON, LISA HOULE, CHRISTINE ANDERSON, SHIRLEY ANDERSON et ALAN ANDERSON

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Earl A. Cherniak, C.R. et Sandra L.Coleman

pour les appelants

 

Appelants (Demandeurs)

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– et –

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SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE L’ONTARIO, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS DE LA PROVINCE DE L’ONTARIO

 

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Duncan Finlayson, C.R.

pour l’intimée

Intimée (Défenderesse)

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AUDIENCE :  12 décembre 2000

 

 

Appel du jugement du juge W.A. Jenkins daté du 25 juin 1998.

 

 

LE JUGE D’APPEL GOUDGE :

[1]  Le 12 octobre 1988, Mme Marilyn MacMillan quitte son domicile à London et prend son automobile pour aller travailler à Waterloo. Un peu avant 8 h, elle circule en direction est sur l’autoroute 401 près de Woodstock et, quand elle atteint le pont qui enjambe la route 2, elle dérape sur de la glace noire qui s’était formée sur le tablier du pont et elle en perd la maîtrise de son automobile. Son automobile fait plusieurs tonneaux, traverse la ligne médiane et entre en collision avec un autre véhicule automobile qui circulait en direction ouest. Lors de ce tragique accident, Mme MacMillan a subi de très graves blessures à la tête.

[2]  Dans l’action qu’elle a intentée à la province de l’Ontario, elle allègue que le ministère des Transports et des Communications (le « ministère ») avait manqué à son obligation légale de réparer la route.

[3]  Le juge du procès a rendu une décision défavorable à Mme MacMillan sur cette question et il a rejeté son action. Comme il seyait de le faire, il a, cependant, calculé le montant de ses dommages-intérêts et il a conclu qu’ils s’élevaient à 3 865 644,90 $.

[4]  Mme MacMillan interjette appel sur la question de la responsabilité. Dans son appel incident, le ministère conteste une partie du montant accordé à titre de dommages-intérêts.

[5]  Pour les motifs énoncés ci-dessous, j’ai conclu que le juge du procès a mal appliqué le droit lorsqu’il a évalué l’obligation légale de l’intimée de réparer la route dans les circonstances de la présente affaire. À mon avis, si on applique correctement le droit, l’action de l’appelante doit être accueillie. J’ai également rejeté l’appel incident.

Les faits

[6]  Le matin du 12 octobre 1988, il neige à London, mais quand Mme McMillan arrive près de Woodstock sur l’autoroute 401, la chaussée est dégagée et sèche. Le juge du procès a conclu que, vers 7 h 55, heure de l’accident, il y avait de la glace sur le tablier du pont qui enjambe la route 2, mais qu’il était difficile de la voir. 

[7]  Quand Mme McMillan arrive près du pont, elle roule à 105 ou 110 kilomètres à l’heure. Elle aperçoit une marmotte sur le côté de la route et applique les freins. Son automobile a fait une embardée qui a eu les conséquences désastreuses que j’ai indiquées.

[8]  Nous appellerons [TRADUCTION] « englacement préférentiel » la formation de glace sur le tablier d’un pont alors que la surface de la chaussée adjacente au pont ne gèle pas parce qu’elle est réchauffée par la chaleur qui se dégage du sous-sol. À l’automne, quand la température baisse la nuit, le pont refroidit plus rapidement et atteint une température plus basse que la chaussée adjacente parce qu’il est complètement exposé à l’air frais qui l’entoure, tandis que la chaussée adjacente est réchauffée par la chaleur d’été que contient encore la terre en dessous.

[9]  Le ministère est au courant du risque d’englacement préférentiel depuis fort longtemps et il sait que ce phénomène peut créer une situation dangereuse qui peut ne pas être apparente aux automobilistes. Comme dans la présente affaire, ce risque provient du fait qu’une zone d’englacement préférentiel peut être difficile à repérer visuellement et qu’il est impossible d’en prévoir la présence puisque la chaussée adjacente ne gèle pas et qu’elle est sèche.

[10]  Un très grand nombre d’automobilistes circulent sur la partie de l’autoroute 401 où l’accident s’est produit. Chaque jour, environ 30 000 véhicules empruntent ce pont en moyenne. Parmi ces véhicules, il y a l’importante circulation provenant des banlieues qui commence à s’intensifier tôt le matin, les jours de semaine.

[11]  Le pont en question a une longueur de 40 mètres et il est recouvert d’asphalte. Le pont fait partie de la section de 35 à 40 kilomètres de l’autoroute 401 dont la patrouille du ministère à Woodstock est responsable. Cette patrouille, connue comme la patrouille 16, est l’une des patrouilles du ministère dans le district de London. Cette section de l’autoroute 401 représente environ 80 % des routes dont s’occupe la patrouille de Woodstock. On compte cinq ponts sur cette section de route.

[12]  En 1988, le ministère avait deux horaires de travail saisonniers. Quand l’horaire de travail d’été était en vigueur, c’est-à-dire du 1er avril au début de novembre, les employés travaillaient seulement de 7 h 30 à 16 h, du lundi au vendredi, à moins qu’il ne leur ait été demandé d’entrer plus tôt ou de rester plus tard. Aucune prévision du temps n’était transmise aux superviseurs de la patrouille, même si le bureau du district de London en recevait cinq fois par jour. De fait, M. William Eden, superviseur de la patrouille de Woodstock, a témoigné que, durant la saison d’été, ils ne se souciaient pas des prévisions du temps ni des avertissements de gel. Ils tenaient pour acquis que la police provinciale de l’Ontario les avertirait si la chaussée devenait glissante. Ils dépêchaient alors un camion pour épandre du sel ou du sable aux endroits où la glace s’était formée.

[13]  En revanche, quand l’horaire de travail d’hiver était en vigueur, c’est-à-dire du début de novembre au 31 mars, des employés étaient en service 24 heures par jour, 7 jours par semaine. Des prévisions du temps étaient transmises cinq fois par jour à tous les superviseurs de la patrouille, à mesure que le bureau du district de London les recevait. Des patrouilles avaient lieu chaque quart de travail, et l’on accordait une attention particulière aux ponts à cause du risque accru de formation de glace à ces endroits.

[14]  Durant la semaine précédant l’accident, les températures ont été anormalement froides dans la région de London/Woodstock/Waterloo dans le sud-ouest de l’Ontario. Pendant quatre jours, la température de l’air (la température de l’air mesurée à 1,5 mètre au-dessus du sol) est tombée sous 0 °C dans certaines parties de la région. Des avertissements de gel ont aussi été émis.

[15]  Il n’y avait guère de différend quant aux conditions climatiques le matin de l’accident. Selon M. David Murdoch, climatologue et témoin expert de l’intimée, le 12 octobre à 7 h 30, la température de l’air à Woodstock était -1 °C et, comme la couverture nuageuse était très légère (la chaleur de surface s’étant ainsi répandue plus rapidement dans l’atmosphère durant la nuit) la température minimale sur gazon (à savoir la température de l’air au sommet des brins de gazon coupés à huit centimètres) était entre -1 et -3 °C.  En outre, il était tombé 0,8 millimètre de précipitations depuis 15 h 30 le 11 octobre.

[16]  Ces conditions climatiques avaient été correctement prévues. Voici, par exemple, les prévisions du temps publiées dans l’édition du 11 octobre du London Free Press :

[TRADUCTION]

« Nous prévoyons pour aujourd’hui du temps nuageux, des averses dispersées et une possibilité d’averses de neige, car un système de basse pression qui se déplace aspirera de l’air froid arctique par le bassin des Grands Lacs. On prévoit un maximum de 8 et un minimum de 0 avec des vents du nord-ouest de 35-45 km/h. Probabilité de précipitations, 70 pour cent. »

 

[17]  Les dernières prévisions du temps d’Environnement Canada, avant que la patrouille de Woodstock cesse ses activités à 16 h le 11 octobre, ont été émises à 15 h 30 ce jour-là. Le résumé et les prévisions locales étaient formulés de la façon suivante :

[TRADUCTION]

« RÉSUMÉ

Le sud de l’Ontario connaîtra les plus froides températures de la saison. De forts vents du nord-ouest ont amené de l’air arctique frais dans le sud au cours des 24 dernières heures et causé des averses de neige dans certaines régions de la ceinture de neige près de la baie Georgienne et du lac Huron. Les averses de neige se poursuivront cette nuit. Il pourrait y avoir quelques averses de neige dispersée dans le sud ce soir et demain. Les températures sont à environ 5 degrés sous les normales saisonnières, et une gelée de grande étendue est de nouveau prévue pour ce soir. Il y a eu une gelée meurtrière dans la plupart des régions, mais dans certaines régions, notamment celles en bordure du lac Érié, la gelée était éparse. Un avertissement de gel a été émis pour ces régions. On prévoit du temps chaud pour la fin de la semaine.

LONDON-MIDDLESEX-OXFORD

ELGIN

BRANTFORD-HALDIMAND-NORFOLK

Avertissement de gel émis. Ce soir, nébulosité variable avec averses ou averses de neige dispersées. Minimum près de 1.

Mercredi, nébulosité variable avec averses dispersées entrecoupées de neige fondante le matin. Le temps très frais se poursuit. Maximum près de 7. Jeudi. surtout ensoleillé. Minimum le matin près de zéro. Maximum près de 22. Probabilité de précipitations, 60 pour cent ce soir, 60 pour cent mercredi et 20 pour cent jeudi. »

[18]  Ces conditions climatiques ont fait qu’il y a eu deux autres accidents plus tôt ce matin-là dans le secteur de surveillance de la patrouille de Woodstock, tous les deux causés par de la glace qui s’était formée sur le tablier d’un pont. Vers 6 h 40, une collision est survenue sur un pont sur la route 59, moins de cinq kilomètres de l’endroit où Mme MacMillan a eu son accident. Puis, peu après 7 h 30, une automobile conduite par Mme Cheryl Millson a dérapé sur de la glace sur le même pont que celui où Mme MacMillan allait avoir son accident environ 25 minutes plus tard.

[19]  Le moment précis de la formation de glace sur ce pont a fait l’objet d’une controverse considérable au procès. Le juge du procès a conclu que la glace s’était formée vers 7 h 30 le 12 octobre en se basant sur l’heure à laquelle Mme Millson avait eu son accident et sur le témoignage de deux agents de la Police provinciale qui, selon lui, avaient déclaré qu’il n’y avait pas de glace sur la surface du pont lorsqu’ils l’avaient traversé chacun à leur tour peu avant 7 h. Devant la présente cour, l’appelante a prétendu que cette conclusion était déraisonnable. Pour les motifs ci-dessous, je suis d’accord et j’annule cette conclusion de fait parce qu’elle n’est pas étayée par les éléments de preuve et j’exerce la compétence de la présente cour d’y substituer sa propre conclusion de fait sur la question. Voir Equitable Waste Management of Canada v. Halton Hills (Town) (1997), 35 O.R. (3d) 321 (C.A.).

[20]  Les deux agents de la Police provinciale n’ont pas déclaré qu’il n’y avait pas de glace sur le tablier du pont, mais plutôt qu’ils n’en avaient pas remarqué. Ni l’un ni l’autre n’a, cependant, vérifié s’il y avait eu englacement préférentiel sur le tablier du pont en appliquant les freins, la technique d’inspection requise dans les circonstances. Le fait que les deux agents n’aient pas remarqué de glace à 7 h et qu’il y en ait eu sur le tablier du pont à 7 h 30, lorsque Mme Millson a eu son accident, ne permet pas de conclure que la glace s’était formée seulement à ce moment-là.

[21]  Des éléments de preuve non contredits établissent que la température de la surface des ponts est vraisemblablement beaucoup plus froide que celle du gazon, laquelle est vraisemblablement inférieure à la température de l’air. La nuit du 11 au 12 octobre, toutes ces températures baissaient, quoique très graduellement, dans la région de Woodstock. Même selon les éléments de preuve avancés par l’intimée, la température du tablier du pont aurait vraisemblablement été de -1 à -3 °C vers 7 h 30, le 12 octobre. De plus, de légères précipitations étaient tombées depuis la veille. Dans les circonstances, il est plus probable qu’il y ait eu englacement préférentiel sur le tablier du pont très tôt le matin du 12 octobre plutôt que tout juste avant l’accident de Mme Millson à 7 h 30.

[22]  La patrouille 17 est la patrouille de Nilestown immédiatement à l’ouest de la patrouille de Woodstock.  À 3 h 30, le 12 octobre, on a téléphoné au superviseur de la patrouille 17 pour qu’il entre au travail à cause du mauvais état des routes. Vers 4 h 30, des équipes étaient sur la route et déneigeaient et épandaient du sable et du sel sur la section de l’autoroute 401 dont la patrouille 17 est responsable et qui comprend 25 ou 26 ponts. Cette information n’a pas été communiquée à la patrouille de Woodstock parce qu’il ne semblait pas y avoir de neige ou de glace sur les routes à l’est de Nilestown.  Toutefois, M. Eden a déclaré franchement qu’il aurait voulu savoir cette information parce que lorsque de telles conditions hivernales surviennent dans le secteur de patrouille de la patrouille 17, il se peut que la patrouille 16 soit confrontée aux mêmes difficultés.

[23]  M. Eden a aussi témoigné que s’il avait compris qu’il y avait un risque que le tablier d’un pont situé dans son secteur de patrouille givre à cause d’une baisse de température et des précipitations, il aurait veillé à ce qu’une inspection soit effectuée.  

[24]  M. Richard Hofstetter, superviseur de l’entretien des routes dans le district de London du ministère a confirmé que cette approche était celle du ministère. S’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner la possibilité qu’il existe un état dangereux de la route, tel qu’une zone d’englacement préférentiel sur les tabliers des ponts, le ministère avait, été comme hiver, l’obligation d’effectuer une inspection. Il incombait à chaque superviseur de patrouille de prévoir, selon les bulletins météorologiques, s’il y avait un risque de formation de glace sur les ponts dans son secteur de patrouille. M. Hofstetter a également précisé que deux employés pouvaient, en vingt minutes environ, inspecter le tablier de tous les cinq ponts sur la section de l’autoroute 401 dont la patrouille de Woodstock était responsable, et, s’ils repéraient une zone d’englacement préférentiel, y épandre immédiatement du sel et du sable avec la camionnette dans laquelle ils effectuaient leur inspection.

Les motifs du juge du procès

[25]  Le juge du procès a clairement indiqué que la responsabilité de l’intimée devait être évaluée en tenant compte de l’obligation légale prescrite par le paragraphe 33(1) de la Loi sur l’aménagement des voies publiques et des transports en commun, L.R.O. 1990, ch. P.50 (la « Loi ») et des décisions rendues en la matière. La partie pertinente de cette disposition est ainsi rédigée :

« Il incombe au ministère de veiller à l’entretien et aux réparations de la route principale. La municipalité où est située une section de cette route est dégagée de toute responsabilité à cet égard. »

 [26]  Lorsqu’il a examiné la question de la responsabilité, le juge du procès n’a pas laissé entendre que l’intimée avait, dans sa défense à la poursuite qui lui avait été intentée, soulevé des moyens de défense fondés sur des considérations de principe. Un tel argument n’a pas été non plus soulevé devant la présente Cour. De même, l’intimée n’a pas fait valoir qu’une part de négligence était attribuable à l’appelante. Les conclusions selon lesquelles l’appelante conduisait à une vitesse qui n’était pas excessive et qu’il était difficile de voir la glace sur le pont empêchent l’intimée de faire valoir un tel argument.

[27]  Au début de ses motifs du jugement, le juge du procès énonce les questions qu’il doit résoudre de la façon suivante :

 [TRADUCTION]

« Les questions en litige sont les suivantes : est-ce qu’il existait une situation « spéciale et très dangereuse » sur le pont où l’accident est survenu le matin du 12 octobre 1988, et est-ce que la défenderesse était au courant ou aurait dû être au courant de cette situation? »

 

[28]  Le juge du procès a conclu que le pont en l’espèce n’avait pas la même tendance à givrer que le pont l’affaire Montani v. Matthews (1996), 29 O.R. (3d) 257 (C.A.) parce qu’il n’était pas aussi long et qu’il n’était pas construit au-dessus de l’eau. Il a aussi conclu qu’aucun élément de preuve n’établissait que ce pont gelait plus souvent que d’autres ponts sur l’autoroute 401. Il a conclu que le pont ne représentait pas une situation particulière et très dangereuse à laquelle il aurait fallu que la défenderesse accorde un peu plus d’attention. Il a ensuite tiré sa conclusion ultime selon laquelle le ministère n’avait pas enfreint le devoir que lui impose la loi en concluant que, avant l’accident de l’appelante, l’intimée n’était pas effectivement au courant qu’il y avait de la glace sur le tablier du pont et que rien ne permettait de conclure que l’intimée aurait dû être au courant de la présence de glace. Il a conclu que l’intimée ignorait et n’aurait pas pu raisonnablement prévoir l’englacement préférentiel. En l’absence de connaissance effective ou présumée, il n’incombait pas à l’intimée d’intervenir et, par conséquent, elle n’a pas manqué à son obligation de réparer la route. Il a conclu ses motifs sur la question de la responsabilité de la façon suivante, au para. 160 :

[TRADUCTION]

« Par conséquent, la défenderesse et ses employés ignoraient la présence de glace sur le passage au-dessus de l’autoroute 401 avant l’accident et ils n’auraient pas pu raisonnablement prévoir qu’il y aurait englacement préférentiel. Je conclus donc que la défenderesse n’a pas manqué à son devoir de réparer la route et qu’elle n’est pas responsable des blessures corporelles et des dommages-intérêts subis par la demanderesse lors de l’accident survenu le 12 octobre 1988. »

 Analyse

 [29]  L’approche suivie par le juge du procès exigeait que l’appelante démontre soit que le ministère était effectivement au courant de l’existence d’une zone d’englacement préférentiel sur le pont, soit qu’il aurait dû savoir qu’il y en aurait une. La connaissance ou la connaissance présumée par le ministère de l’existence d’une zone d’englacement préférentiel ont essentiellement été traitées comme une condition préalable à la responsabilité du ministère. En l’absence de cette condition préalable, le juge du procès a conclu que le ministère n’avait pas le devoir d’intervenir et n’avait pas manqué à son obligation légale de réparer la route.

[30]  En procédant de cette façon, le juge du procès a, à mon avis, commis une erreur de droit. L’obligation de réparer que la Loi impose au ministère est une obligation de diligence. La question à résoudre ne consiste pas uniquement à se demander s’il y avait effectivement eu englacement préférentiel sur le pont. Il faut plutôt surtout se demander si la situation créait un risque déraisonnable de préjudice aux utilisateurs de la route. Si c’est le cas, la question à résoudre est celle à savoir si le ministère a fait une intervention raisonnable une fois qu’il était au courant de cette situation ou qu’il aurait dû l’être. Voir Gould v. Perth (County) (1983), 42 O.R. (2d) 548 (H.C.), décision confirmée (1984), 48 O.R. (2d) 120 (C.A.).

[31]  En d’autres mots, selon la Loi et la jurisprudence qui s’est développée autour de la Loi, il faut examiner la question à savoir si, eu égard à toutes les circonstances, le pont représentait un risque de préjudice grave et imminent pour les automobilistes et s’il constituait une situation particulière et très dangereuse à laquelle l’intimée savait ou aurait dû savoir qu’il était nécessaire d’accorder une attention particulière.

[32]  Dans l’arrêt Millette c. Coté, [1976] 1 R.C.S. 595, la Cour suprême a établi qu’une situation particulière et très dangereuse est requise pour que le ministère soit tenu de respecter son obligation d’intervenir conformément à son devoir légal de diligence d’entretenir et de réparer une route.

[33]  Dans ses motifs du jugement (essentiellement ceux de la majorité), le juge Dickson reconnaît que le ministère n’a pas l’obligation générale d’épandre du sel ou du sable sur les routes. Il faut plutôt se demander s’il existe une situation particulière et très dangereuse à un endroit particulier sur la route qui, en l’absence de cette situation particulière et très dangereuse, serait tout à fait passable et utilisable par les personnes qui circulent de façon raisonnable. Ce concept de situation particulière et très dangereuse circonscrit dans des limites raisonnables l’obligation du ministère d’intervenir pour satisfaire à son obligation légale.

[34]  Dans Montani v. Matthews, supra, la présente cour a précisé davantage l’approche requise par le para. 33(1) de la Loi. Dans cette affaire, comme en l’espèce, un automobiliste a dérapé et a perdu la maîtrise de son véhicule après être passé sur de la glace noire sur un pont. Le jour de l’accident, le ministère avait épandu du sel et du sable sur le pont à 8 h, mais pas par la suite. Bien qu’il n’y ait eu aucune glace sur le pont à 11 h, de la glace noire s’était formée à 11 h 30 lorsque l’accident est arrivé.

[35]  S’exprimant au nom de la majorité, le juge d’appel Moldaver a maintenu la conclusion du juge du procès selon laquelle, eu égard à la situation particulière qui existait ce matin-là, le pont qui s’était avéré extrêmement dangereux par le passé à cause de sa tendance à givrer représentait une situation particulière et très dangereuse qui obligeait le ministère à agir.

[36]  Le juge d’appel Moldaver a précisé qu’il n’était pas nécessaire que la glace noire se soit effectivement formée pour qu’il existe une situation particulière et très dangereuse qui requérait une intervention de la part du ministère. Eu égard à toutes les circonstances, le pont représentait un risque important ce matin-là avant que la glace se forme. Cela le ministère le savait ou aurait dû le savoir. Il a conclu que le fait que le pont représentait un risque important constituait une situation particulière et très dangereuse qui obligeait le ministère à effectuer d’autres épandages de sel et de sable entre 8 h et 11 h 30 pour satisfaire à son obligation légale de réparer la route.

[37]  Aux pages 271 et 272, le juge d’appel Moldaver a écrit ce qui suit :

[TRADUCTION]

« Le juge du procès a appliqué le droit existant aux faits dans cette affaire et il a conclu que le ministère était tenu d’intervenir puisqu’il savait ou aurait dû savoir qu’il existait une situation particulière et très dangereuse à un endroit particulier sur la route qui créait un risque de préjudice grave et imminent pour les automobilistes. Il était virtuellement certain que de la glace noire se formerait sur ce pont. Ayant tiré cette conclusion, le juge du procès était en droit de conclure que le pont représentait une situation particulière et très dangereuse.

À mon avis, il n’est pas nécessaire, en droit, d’exiger comme condition préalable que de la glace noire se soit effectivement formée pour conclure qu’un chemin n’a pas été réparé. »

 

[38]  Bien que, selon les faits dans cette affaire, il était virtuellement certain que de la glace noire se formerait sur ce pont, le point essentiel qui a obligé le ministère à intervenir était que, eu égard à toutes les circonstances, le pont représentait un risque important et imminent de préjudice pour les automobilistes et que le ministère le savait ou aurait dû le savoir. Comme le juge d’appel Moldaver l’a dit à la p. 267 :

[TRADUCTION]

« Conformément à la jurisprudence existante, le ministère est tenu d’intervenir lorsqu’il sait ou devrait savoir qu’il existe une situation particulière et très dangereuse à un endroit particulier sur la route qui crée un risque important et imminent de préjudice pour les automobilistes. »

 

[39]  Après l’affaire Montani, la présente cour s’est penchée sur un cas similaire dans l’affaire Bisoukis v. Brampton (City) (1999), 46 O.R. (3d) 417 (C.A.) (autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada refusée le 17 août 2000).

[40]  Dans cette affaire, Mme Bisoukis a subi des blessures corporelles lorsqu’elle a perdu la maîtrise de son automobile sur de la glace noire qui s’était formée sur le chemin McVean que la ville de Brampton avait l’obligation légale de réparer. Une buse installée dans un fossé de drainage creusé le long du chemin MacVean avait gelé, l’eau était montée dans le fossé puis s’était répandu sur le chemin où elle avait gelé et s’était transformée en glace noire. Aucune des parties n’avait prétendu que la municipalité connaissait ou aurait dû connaître l’existence de cette glace noire avant que l’accident arrive.

[41]  Quoi qu’il en soit, le juge d’appel Borins, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, a conclu que, eu égard à toutes les circonstances, notamment les conditions climatiques de gel/dégel qui existaient au moment de l’accident et la tendance des buses le long de cette section du chemin McVean à geler et à causer de la glace noire dans de telles conditions climatiques dans le passé, il existait une situation particulière et très dangereuse que la municipalité connaissait ou aurait dû connaître et qui exigeait de sa part une attention particulière. Le risque de formation de glace créait un risque de préjudice grave et imminent pour les automobilistes qui empruntaient le chemin McVean. Ce risque de gel imposait à la municipalité l’obligation d’inspecter le chemin en temps opportun, et son manquement à le faire constituait une violation de son devoir légal de réparer le chemin.

[42]  Comme dans l’affaire Montani, il n’était pas nécessaire, comme condition préalable, qu’il y ait eu formation de glace noire avant de conclure qu’il existait une situation particulière et très dangereuse qui exigeait une intervention. Le juge d’appel Borins s’est plutôt demandé si, eu égard à toutes les circonstances, il existait à cet endroit du chemin une situation que la municipalité connaissait ou aurait dû connaître et qui créait un risque de préjudice grave et imminent pour les automobilistes. Si tel était le cas, le devoir légal de réparer exigeait de la municipalité une intervention raisonnable.

[43]  Ainsi, l’appréciation de la responsabilité de l’intimée repose sur la question à savoir si, eu égard à toutes les circonstances, la situation à l’endroit pertinent sur la route créait un risque déraisonnable de préjudice pour les automobilistes, si le ministère était au courant ou aurait dû raisonnablement être au courant de la situation et si le ministère a fait une intervention raisonnable pour corriger la situation. Dans l’arrêt Montani, la présente Cour a formulé la question de la façon suivante : est-ce que le ministère était ou aurait dû être au courant d’une situation particulière et très dangereuse au pont qui créait un risque grave et imminent de préjudice pour les automobilistes et, le cas échéant, est-ce que le ministère est intervenu de façon raisonnable?

[44]  À mon avis, le juge du procès a commis une erreur en droit en n’adoptant pas cette façon de procéder, mais en rattachant plutôt son appréciation de la responsabilité du ministère à la question de savoir si le ministère était ou aurait dû être au courant de l’existence d’une zone d’englacement préférentiel sur le pont avant l’accident.

[45]  Si le juge du procès avait apprécié la responsabilité comme la Loi et la jurisprudence qui s’est développée autour de la Loi l’exigent, il aurait sans aucun doute conclu, à mon avis, que l’intimée était responsable de n’avoir pas respecté son obligation légale de réparer la route.

[46]  Il ne fait aucun doute que l’intimée est au courant depuis longtemps du phénomène de l’englacement préférentiel sur le tablier des ponts et du fait que ce phénomène crée une situation dangereuse qui n’est peut-être pas évidente pour les automobilistes. De plus, le ministère savait que le problème est plus aigu les nuits où la température tombe à zéro ou en bas de zéro.

[47]  Durant la semaine précédant l’accident, la région de Woodstock avait connu des températures anormalement froides. Selon les prévisions du temps, la température devait également être anormalement froide durant la soirée du 11 au 12 octobre. Les avertissements de gel, des températures de l’air à ou très près de 0 °C et quelques précipitations comportaient tous les éléments susceptibles de causer un englacement préférentiel, compte tenu, en particulier, que la température des tabliers des ponts est vraisemblablement très inférieure à la température de l’air. De fait, le climatologue expert de l’intimée a témoigné que le ministère aurait pu conclure d’après les prévisions du temps que les ponts dans la région de Woodstock seraient exposés à des températures froides et à un refroidissement par rayonnement nocturne tôt le matin du 12 octobre et que, par conséquent, il y avait un risque d’englacement préférentiel. M. Eden a également reconnu qu’à cause des conditions hivernales existantes dans la région immédiatement à l’ouest de Woodstock, dont d’ailleurs, il n’avait pas été informé, la patrouille de Woodstock risquait également de connaître du mauvais temps.

[48]  Ainsi, eu égard aux circonstances qui affectaient le pont tôt le matin du 12 octobre, même si le ministère n’était pas au courant ou n’avait aucune connaissance présumée de l’existence d’une zone d’englacement préférentiel sur le pont, il aurait dû raisonnablement être au courant du risque que cela se produise.

[49]  De plus, il ne fait aucun doute que le risque d’englacement préférentiel constitue un risque de préjudice grave et imminent pour les automobilistes. La circulation sur le pont augmente de façon importante tôt le matin lorsque les banlieusards prennent la route pour aller travailler. Une zone d’englacement préférentiel est difficile à repérer visuellement. Elle est imprévisible parce que la route adjacente ne gèle pas. Tous ces facteurs constituent un ensemble de conditions létales pour les automobilistes.

[50]  En résumé, il est clair que le ministère aurait dû être au courant d’une situation particulière et très dangereuse au pont tôt le matin du 12 octobre 1988 qui créait un risque grave et imminent de préjudice pour les automobilistes. Son obligation légale de réparer la route exigeait par conséquent de sa part une intervention raisonnable.

[51]  Dans les circonstances, l’intervention aurait consisté à effectuer une inspection tôt le matin. Deux employés à qui il avait été demandé d’entrer au travail une heure avant le début du quart normal de travail le 12 octobre auraient pu inspecter les cinq ponts sur l’autoroute 401 avant 7 h et épandre du sel et du sable si cela s’était avéré nécessaire. Même si l’inspection avait commencé à 7 h 30, en même temps que le quart de travail normal, elle aurait été terminée avant que l’appelante arrive au pont.

[52]  Le caractère raisonnable de cette intervention en cas de risque d’englacement préférentiel semble évident. C’est une façon rapide et efficace de réagir à cette situation particulière et très dangereuse. M. Hofstetter, employé du ministère et superviseur du district de London, a bel et bien reconnu que, du moment qu’il y a un risque d’englacement préférentiel, le ministère a l’obligation d’effectuer une inspection même si l’horaire d’été est encore en vigueur. Si une telle inspection avait eu lieu tôt le matin du 12 octobre 1988, je suis convaincu que du sable et du sel auraient été épandus sur le pont au-dessus de la route 2 avant l’accident et que l’appelante n’aurait pas perdu la maîtrise de son véhicule automobile.

[53]  Par conséquent, je conclus que l’intimée a manqué à son obligation légale de réparer la route et que ce manquement est à l’origine des blessures subies par l’appelante. J’accueille donc l’appel sur la question de la responsabilité.

[54]  La seule question que l’intimée a soulevée en ce qui concerne l’évaluation des dommages-intérêts est celle dont il est fait état dans l’appel incident. L’intimée conteste les paiements totalisant 702 545,67 $ que le RAMO a versés à des établissements de soins médicaux au Texas qui ont prodigué des traitements à l’appelante.

[55]  À mon avis, la contestation de ces paiements ne peut être retenue. De nombreux éléments de preuve étayent la conclusion du juge du procès selon laquelle, le directeur général du RAMO avait, comme la réglementation applicable l’exige, autorisé les établissements de soins médicaux au Texas à fournir des services de rééducation tels que ceux que l’appelante a reçus et que ces services étaient raisonnables dans le présent cas.

[56]  En conséquence, j’accueille l’appel avec dépens, j’annule le jugement du tribunal inférieur et rend jugement pour l’appelante au montant établi par le juge du procès avec l’intérêt antérieur au jugement et j’adjuge les dépens du procès sur la base partie-partie. Si la décision relative aux dépens du procès devait, pour quelque raison que ce soit, être différente, la présente Cour est prête à entendre des représentations à cet égard. L’appel incident est rejeté avec dépens.

 Jugement rendu le : 24 mai 2001 « STG » 

 « le juge S.T. Goudge, de la Cour d’appel »

 

 « Je souscris aux motifs du juge S.T. Goudge,

 le juge S. Borins, de la Cour d’appel »

 

 « Je souscris aux motifs du juge S.T. Goudge,

 le juge Robert J. Sharpe, de la Cour d’appel. »