Malette c. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417 (C.A.)

  • Dossier :
  • Date : 2024

Malette v. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417

Cour d’appel de l’Ontario

 

Les juges Robins, Catzman et CarthyLe 3 mars 1990

Délits – Responsabilité professionnelle du médecin – Consentement à des traitements – Témoin de Jéhovah ayant reçu une transfusion sanguine malgré une carte indiquant sa religion et son refus de toute transfusion sanguine – Le médecin responsable de la transfusion a commis des voies de fait et est condamné à des dommages-intérêts.

Grièvement blessée dans un accident d’automobile, la demanderesse a été conduite sans connaissance à l’urgence de l’hôpital défendeur. Une carte a été trouvée, qui indiquait que la demanderesse était témoin de Jéhovah et qu’elle refusait toute transfusion sanguine. Jugeant qu’une transfusion était nécessaire pour préserver la santé et la vie de la demanderesse, le médecin défendeur lui a personnellement administré des transfusions. Plus tard, contrairement aux directives de la fille de la demanderesse, le médecin a refusé d’arrêter les transfusions. Le médecin considérait qu’il avait le devoir professionnel d’administrer des transfusions. De plus, selon lui, la carte ne reflétait pas forcément la volonté de la patiente au moment de la décision. Une fois rétablie, la demanderesse a intenté des poursuites, notamment contre le médecin et l’hôpital. Selon la demanderesse, l’administration des transfusions constituait de la négligence et des voies de fait. En première instance, la demanderesse a obtenu des dommages-intérêts de 20 000 $ pour avoir été victime de voies de fait. Les défendeurs interjettent appel devant la Cour d’appel.

Arrêt : L’appel est rejeté.

Un adulte mentalement capable a le droit de refuser un traitement donné, ou tout traitement, quel qu’il soit. Ce droit persiste même si la voie choisie comporte des risques – qui peuvent aller jusqu’à la mort – et même si les médecins ou la collectivité désapprouvent le choix. La doctrine de la nécessité peut bénéficier au médecin qui agit sans le consentement du patient en situation d’urgence, mais le médecin ne saurait faire fi des directives anticipées d’un patient.

Le patient a le droit de disposer de son propre corps. Le droit à l’intégrité corporelle est protégé par l’imputation d’une responsabilité en cas de voies de fait. L’État détient un intérêt dans la protection et la préservation de la vie et de la santé de ses citoyens. Et si cet intérêt peut supplanter le droit individuel à l’intégrité corporelle lorsqu’il s’agit d’éliminer des menaces à la santé pour la collectivité, un tel intérêt ne saurait empêcher un citoyen – mentalement capable – de refuser un traitement médical, même si le traitement refusé est essentiel au maintien de la vie.

Le médecin était dans l’impossibilité de communiquer son opinion professionnelle à la demanderesse, mais il ne pouvait faire fi de ses directives, qui portaient sur des situations comme celle en l’espèce. Les directives énoncées sur la carte limitaient validement les traitements pouvant être pratiqués.

Jurisprudence mentionnée

Schloendoff v. Society of New York Hospital, 211 N.Y. 125 (1914); Videto c. Kennedy (1981), 33 O.R. (2d) 497, 125 D.L.R. (3d) 127, 17 C.C.L.T. 307 (C.A.); Reibl c. Hughes (1980), 114 D.L.R. (3d) 1, [1980] 2 R.C.S. 880, 14 C.C.L.T. 1; Marshall c. Curry, [1933] 3 D.L.R. 260, 60 C.C.C. 136; Parmley c. Parmley, [1945] 4 D.L.R. 81, [1945] R.C.S. 635; Mulloy c. Hop Sang, [1935] 1 W.W.R. 714; In re Estate of Brooks, 205 N.E. 2d 435 (1965); Randolph v. City of New York, S.C.N.Y., 12 juillet 1984, no 17598/75 de l’Index (non publié); infirmé par 501 N.Y.S. 2d 837 (1986); modifié par 514 N.Y.S. 2d 705 (1987).

Lois mentionnées

Loi sur les hôpitaux publics, L.R.O. 1980, chap. 410.

Règles et règlements mentionnés

Règlement 518/88 pris en vertu de la Loi sur les hôpitaux publics, art.25.

Version française du jugement rendu par

Le juge Robbins — La question à trancher dans le présent appel est la suivante : un médecin engage-t-il sa responsabilité juridique lorsqu’il administre des transfusions sanguines à une patiente sans connaissance dont la vie pourrait être menacée, lorsque la patiente porte sur elle une carte indiquant qu’elle est un témoin de Jéhovah et que, par conviction religieuse, elle refuse les transfusions sanguines en toutes circonstances?

I

Au début de l’après-midi du 30 juin 1979, Mme Georgette Malette, alors âgée de 57 ans, fut transportée d’urgence par ambulance jusqu’à l’hôpital Kirkland and District, à Kirkland Lake (Ontario). Elle était alors sans connaissance. Elle venait de subir un accident. Le véhicule dans lequel elle était passagère, conduit par son mari, avait heurté de plein fouet un camion. Son mari avait été tué. Elle-même avait subi de graves blessures.

À son arrivée à l’hôpital, elle fut prise en charge par le docteur David L. Shulman, un médecin de famille exerçant à Kirkland Lake. Celui-ci faisait deux ou trois postes par semaine à l’urgence de l’hôpital et il était alors de service. Effectuant l’examen initial de MmeMalette, le docteur Shulman constata, entre autres choses, qu’elle avait de graves blessures à la tête et au visage et qu’elle saignait abondamment. Le médecin conclut qu’elle souffrait d’un début de commotion en raison de la perte de sang et il ordonna une injection intraveineuse de glucose, suivie immédiatement d’une perfusion de soluté lactate de Ringer. L’administration d’un succédané de plasma tel que le soluté lactate de Ringer est un acte médical courant dans les cas de ce genre. Si le patient ne réagit pas à ces mesures en présentant une pression artérielle nettement plus élevée, on procède à des transfusions sanguines afin d’apporter aux tissus l’oxygène qui leur est indispensable, afin d’enlever les déchets de l’organisme et afin de prévenir la lésion d’organes vitaux.

Vers ce moment-là, une infirmière découvrit, dans la bourse de Mme Malette, une carte qui la désignait comme témoin de Jéhovah et sur laquelle elle demandait que, en raison de ses convictions religieuses, on ne lui administre en aucun cas une transfusion sanguine. La carte, qui n’était pas datée ni certifiée par un témoin, était imprimée en français et portait la signature de Mme Malette. Elle se lisait ainsi 

[TRADUCTION]

AUCUNE TRANSFUSION SANGUINE!

Je suis un témoin de Jéhovah et j’ai de fermes convictions religieuses. Je ne veux donc en aucun cas recevoir du sang ou des produits sanguins par transfusion. Je comprends parfaitement les conséquences de cette position, mais j’ai résolument décidé d’obéir au commandement de la Bible : « … vous abstenir … du sang. » (Actes 15:28, 29). Mes convictions religieuses ne font cependant pas obstacle à l’utilisation de produits non sanguins, tels le Dextran, l’Haemaccel, le PVP, le soluté lactate de Ringer ou une solution saline.

Le docteur Shulman fut promptement informé de l’existence de cette carte et de son contenu.

Mme Malette fut ensuite examinée par un chirurgien de service de l’hôpital. Il arriva à la conclusion, comme le docteur Shulman, que, pour éviter une commotion irréversible, il était vital de maintenir sa masse plasmatique. Il fit transférer Mme Malette au service des radiographies pour obtenir des radiographies de son crâne, de son bassin et de sa poitrine. Cependant, avant que les radiographies ne puissent être effectuées d’une manière satisfaisante, l’état de Mme Malette se détériora. Sa pression sanguine tomba sensiblement, sa respiration devint de plus en plus difficile et son niveau de conscience diminua. Elle continuait de saigner abondamment et l’on pouvait dire qu’elle se trouvait dans un état très grave.

À ce stade, le docteur Shulman estima que l’état de Mme Malette s’était détérioré au point que des transfusions étaient nécessaires pour remplacer le sang qu’elle avait perdu et pour préserver sa vie et sa santé. Il entreprit alors d’administrer personnellement des transfusions à la patiente, malgré la carte de témoin de Jéhovah, pendant qu’elle se trouvait au service des radiographies et après qu’elle fut transférée à l’unité des soins intensifs. Le docteur Shulman était informé du contenu de la carte et il savait parfaitement que MmeMalette s’opposait aux transfusions sanguines pour des raisons religieuses; il savait que la patiente avait indiqué qu’elle ne voulait « AUCUNE TRANSFUSION SANGUINE! » quelles que soient les circonstances. Il assumait alors, comme il le fait maintenant, l’entière responsabilité de sa décision d’administrer les transfusions.

Environ trois heures après le début des transfusions, la fille de Mme Malette, Céline Bisson, qui avait fait le trajet en voiture de Timmins à Kirkland Lake, arriva à l’hôpital. Elle était accompagnée de son mari et d’un aîné de l’église locale. Elle s’opposa fermement à ce que sa mère reçoive du sang. Elle informa le docteur Shulman, et certains des autres défendeurs, qu’elle-même et sa mère étaient témoins de Jéhovah, que leur foi leur interdisait les transfusions sanguines et qu’elle savait que sa mère refuserait toute transfusion sanguine. Le docteur Shulman insista sur la nécessité médicale des transfusions, mais Mme Bisson resta inflexible. Elle signa un document interdisant expressément les transfusions sanguines, ainsi qu’une décharge de responsabilité. Le docteur Shulman refusa de suivre ses instructions. Puisqu’il considérait que les transfusions sanguines étaient médicalement nécessaires dans un cas comme celui-ci, où il y avait risque de mort, il estimait que sa responsabilité personnelle était engagée en tant que médecin et qu’il devait voir à ce que sa patiente reçoive les transfusions. D’ailleurs, il n’était pas convaincu que la carte signée par Mme Malette exprimait encore ses volontés. Vu l’information dont il disposait, il avait des doutes : peut-être avait-elle abandonné ses convictions religieuses avant l’accident? Se pouvait-il que la carte ait été signée par elle sous la pression de sa famille ou de ses coreligionnaires? Lorsqu’elle avait signé la carte, était-elle pleinement consciente des risques entraînés par le refus de transfusions sanguines? Si elle n’avait pas perdu connaissance, n’aurait-elle pas pu changer d’avis lorsque son médecin lui aurait dit que sa mort était sans doute imminente, mais pas inévitable?

Vers environ minuit, l’état de Mme Malette s’était stabilisé suffisamment pour autoriser son transfert tôt le matin suivant par ambulance aérienne vers l’Hôpital général de Toronto, où elle ne reçut aucune autre transfusion sanguine. Elle quitta l’hôpital le 11 août 1979. Par bonheur, elle se remit très bien de ses blessures.

II

En juin 1980, Mme Malette engagea une action contre le docteur Shulman, l’hôpital, son directeur général et quatre infirmières, affirmant pour l’essentiel que l’administration de transfusions sanguines, eu égard aux circonstances de son cas, constituait une négligence et des voies de fait et la soumettait à une discrimination de nature religieuse. L’affaire fut entendue par le juge Donnelly qui, dans des motifs aujourd’hui publiés à 63 O.R. (2d) 243, 47 D.L.R. (4th) 18, 43 C.C.L.T. 62, rejeta l’action contre tous les défendeurs, sauf le docteur Shulman. En ce qui concerne le docteur Shulman, le juge Donnelly arriva à la conclusion que la carte de témoin de Jéhovah restreignait validement son droit de traiter la patiente et qu’il n’existait aucun fondement rationnel autorisant le médecin à écarter cette restriction. Par conséquent, l’administration de transfusions sanguines à la demanderesse constituait des voies de fait envers elle. Le juge accorda des dommages-intérêts de 20 000 $ à la demanderesse, mais il refusa de lui adjuger des dépens.

Le docteur Shulman fait aujourd’hui appel de ce jugement devant la Cour d’appel de l’Ontario. Mme Malette forme un appel incident dans lequel elle attaque la décision du juge Donnelly de rejeter l’action contre l’hôpital et l’ordonnance du juge Donnelly relative aux dépens.

Dans ses motifs, le juge Donnelly relate fidèlement et méthodiquement les faits de la présente affaire tels qu’il les a établis. Je ne vois pas la nécessité de les énoncer plus en détail que je ne l’ai déjà fait. Je ne crois pas non plus qu’il faille répéter les arguments avancés dans l’appel et l’appel incident par lesquels les parties cherchent à faire invalider les conclusions du juge sous certains aspects. Qu’il me suffise de dire que, selon moi, les conclusions factuelles du juge sont irréfutables. En tant que juge des faits, il était justifié de tirer les conclusions qu’il a tirées. Celles-ci sont d’ailleurs appuyées par la preuve. La fonction de la Cour d’appel n’est pas de soupeser des preuves contradictoires ni d’établir le mérite relatif d’opinions médicales opposées sur les soins médicaux sans recours au sang, ou sur les avantages et les risques des transfusions sanguines. Les points de droit à décider dans le présent appel doivent être considérés en fonction des conclusions du jugement de première instance.

Je devrais sans doute souligner que le docteur Shulman n’a pas été condamné pour une faute dans sa manière de traiter Mme Malette. Le juge a estimé qu’il avait agi [TRADUCTION] « avec diligence, professionnalisme et en toute bonne foi » et qu’il s’était occupé du cas de Mme Malette « d’une manière compétente, attentive et consciencieuse », en conformité avec la norme de conduite applicable. Compte tenu des circonstances avec lesquelles il devait composer, sa décision de procéder à des transfusions sanguines a été jugée comme un exercice légitime de son jugement professionnel, qui n’a pas retardé le rétablissement de Mme Malette, n’a pas mis sa vie en danger ni ne lui a causé de lésion corporelle. Le juge a même conclu que le traitement appliqué par le médecin à Mme Malette « a très bien pu lui sauver la vie ».

Le juge a conclu à la responsabilité du médecin pour le motif que celui-ci avait commis un délit en portant atteinte aux droits qu’avait sa patiente sur sa propre personne. Cette atteinte découlait de sa contravention aux directives de la carte de témoin de Jéhovah : il avait administré des transfusions sanguines qui n’étaient pas autorisées. Sa croyance honnête et même justifiable selon laquelle le traitement était médicalement nécessaire ne le dégageait pas de sa responsabilité à l’égard des voies de fait reliées à conduite intentionnelle et non autorisée. Voici les propos du juge Donnelly, à la p. 268 O.R., et à la p. 43 D.L.R. :

[TRADUCTION]

La carte elle-même renferme une déclaration claire et concise qui peut se résumer ainsi : « En tant que témoin de Jéhovah, je refuse le sang ». Ce message est sans réserve. Il ne fait pas exception des cas où il y a risque pour la vie. Au vu de la carte, le message qu’elle renferme trouve clairement son origine dans une conviction religieuse. Son objet évident est de servir d’intermédiaire pour le cas où le porteur de la carte ne pourrait s’exprimer lui-même (vraisemblablement pour cause de maladie ou de blessures). Aucun élément de preuve ne permet de croire que la carte ne reflétait peut-être plus l’intention et la volonté de sa propriétaire.

En conséquence, je conclus que la carte constitue une déclaration écrite énonçant une position légitime, et que la personne portant cette carte peut validement stipuler une telle restriction dans un contrat avec un médecin. Le doute du docteur Shulman à propos de la validité de la carte était sincère, mais, vu la preuve dont il disposait, ce doute n’avait pas de fondement rationnel. En conséquence, abstraction faite de la question du refus éclairé, il n’existait aucun fondement rationnel autorisant le médecin à écarter cette restriction.

Sur la question du refus éclairé, le juge Donnelly s’exprime ainsi, aux p. 272 et 273, O.R., aux p. 47 et 48 D.L.R. :

[TRADUCTION]

Le droit de refuser le traitement est entièrement lié à la prépondérance du droit que détient le patient en ce qui a trait à son propre corps. Le droit de refuser le traitement ne se fonde pas sur une appréciation juste des risques posés par le refus.

Si sacrée que puisse être la vie, il est juste de dire que, dans notre société, certains aspects de la vie peuvent être validement jugés plus importants que la vie elle-même. Ces valeurs empreintes de fierté et d’honneur ont cours depuis longtemps dans la société. Il en est plusieurs exemples : le patriotisme en temps de guerre, le sens du devoir des agents d’exécution de la loi, la protection de la vie d’un conjoint, d’un fils ou d’une fille, la mort plutôt que le déshonneur, la mort plutôt que la perte de liberté, ou encore le martyre qu’on endure pour des questions de foi. Le refus du traitement médical pour des motifs religieux est une valeur de cet ordre.

. . .

Si l’opposition au traitement est fondée sur des motifs religieux, on n’est pas autorisé à se demander si elle est « raisonnable », car il s’agit là d’un critère éphémère, qui dépend des normes du jour. Si l’opposition au traitement a un fondement religieux, elle sera davantage susceptible de se concrétiser dans les cas où il y a danger pour la vie.

La doctrine du consentement éclairé ne s’étend pas au refus éclairé. Sans doute les circonstances empêchaient-elles de vérifier si la décision de la patiente était le résultat d’un choix éclairé, mais cela n’autorisait pas le médecin à écarter les instructions figurant sur la carte. La carte constituait une limitation valide du droit du docteur Shulman de traiter la patiente, et les transfusions sanguines administrées par le docteur Shulman constituaient des voies de fait.

III

Quel effet juridique la carte de témoin de Jéhovah portée par Mme Malette peut-elle produire? Le médecin devait-il se plier aux instructions de sa patiente alors sans connaissance ou, étant donné l’urgence de la situation et l’impossibilité d’obtenir des instructions conscientes de sa patiente, le médecin était-il fondé à repousser les directives de la carte et à poser les gestes professionnels que lui dictaient son art?

Pour être en mesure de répondre à ces questions et de déterminer l’effet qu’il convient d’attribuer à la carte de témoin de Jéhovah, il faut se demander quels sont les droits du patient capable en ce qui a trait à l’acceptation ou au refus des traitements médicaux, et il faut définir la nature et l’étendue de ces droits.

Le droit d’une personne de disposer de son propre corps est depuis longtemps reconnu en common law. Le délit de voies de fait a traditionnellement eu pour objet de préserver l’intégrité corporelle d’une personne contre les interventions non souhaitées. Essentiellement, tout attouchement intentionnel et non consensuel qui est préjudiciable ou qui heurte un sentiment légitime de dignité peut donner lieu à des poursuites. Naturellement, on peut choisir de renoncer à une protection donnée et consentir à la violation intentionnelle de son droit à l’intégrité, auquel cas une réclamation pour voies de fait ne sera pas recevable. Aucune exception à ce principe n’est prévue pour les soins médicaux, si ce n’est celle applicable aux situations d’urgence, et les règles générales régissant les actions pour voies de fait valent pour la relation entre le médecin et son patient. Ainsi, en common law, une intervention médicale par laquelle un médecin touche le corps d’un patient constituera des voies de fait si le patient n’a pas consenti à l’intervention. Le patient joue un rôle déterminant dans les décisions médicales. Son droit de disposer de lui-même est reconnu et protégé par la loi. Rappelons-nous les propos, aujourd’hui classiques, qu’a tenus le juge Cardozo à cet égard : [TRADUCTION] « Tout être humain adulte et sain d’esprit a le droit de décider de ce qui sera fait avec son propre corps; et un chirurgien qui effectue une opération sans le consentement de son patient commet un acte de violence pour lequel il s’expose à des dommages-intérêts » :Schloendoff v. Society of New York Hospital, 211 N.Y. 125 (1914). Voir aussi l’arrêt Videto c. Kennedy (1981), 33 O.R. (2d) 497, 125 D.L.R. (3d) 127, 17 C.C.L.T. 307 (C.A.); Linden, La responsabilité civile délictuelle, 4eéd. (1988), p. 50 à 53 et p. 73 et suivantes; Prosser & Keeton, The Law of Torts, 5e éd. (1984), p. 39 à 42; et Fleming, The Law of Torts, 7e éd. (1987), p. 23 et 24.

La doctrine du consentement éclairé a été juridiquement élaborée pour protéger le droit du patient de décider de son traitement médical. Ce consentement est conçu comme le moyen de protection fondamental de ce droit. En vertu de cette doctrine, aucun acte médical ne peut être accompli sans le consentement du patient, et le patient doit avoir donné ce consentement après qu’on lui a fourni une information suffisante pour lui permettre d’évaluer les risques et les effets bénéfiques du traitement proposé ainsi que les autres solutions possibles. La doctrine présuppose que le patient est en mesure de prendre une décision subjective concernant son traitement, en se fondant sur sa compréhension des renseignements médicaux pertinents que lui fournit le médecin ainsi que sur l’évaluation qu’il fait de sa propre situation. Si un médecin accomplit un acte médical sans avoir communiqué au patient l’information nécessaire à un consentement éclairé, il porte atteinte aux droits du patient de décider du traitement médical et il doit répondre de voies de fait même si l’acte a été accompli avec toute la compétence requise et même s’il a été salutaire.

Le droit de disposer de soi-même, un droit qui sous-tend la doctrine du consentement éclairé, implique évidemment le droit de refuser le traitement médical. De façon générale, l’adulte mentalement capable a généralement le droit de refuser un traitement particulier ou toute forme de traitement, ou le droit de choisir une forme de traitement autre que celle proposée, même si sa décision peut comporter des risques, y compris le risque de mort, et même si elle peut paraître erronée aux yeux de la profession médicale ou de la collectivité. Quelle que soit l’opinion du médecin, c’est le patient qui décide en dernière analyse s’il subira ou non le traitement. Ainsi, le patient est libre de décider de ne pas être opéré, de ne pas subir une thérapie ou encore de ne pas se faire administrer une transfusion sanguine. Si le médecin décide d’aller de l’avant malgré le refus du traitement, il engage sa responsabilité civile quand bien même il a pu croire honnêtement que l’acte médical était nécessaire pour préserver la vie ou la santé du patient. La doctrine du consentement éclairé vise simplement à faire en sorte que le patient soit libre de faire les choix se rapportant à son traitement médical. Pour que cette liberté soit réelle, le patient doit avoir le droit de faire des choix qui concordent avec ses propres valeurs, si imprudents ou insensés qu’ils puissent paraître à d’autres : voir en général Prosser & Keeton, précité, p. 112 et suivantes; Harper, James & Gray, The Law of Torts, 2e éd. (1986), chap. III; Linden, précité, p. 80 et suivantes; et Reibl c. Hughes (1980), 114 D.L.R. (3d) 1, [1980] 2 R.C.S. 880, 14 C.C.L.T. 1.

IV

La situation d’urgence est une exception à la règle générale qui requiert le consentement préalable de la patiente. Lorsqu’un traitement médical immédiat est nécessaire pour sauver la vie ou préserver la santé d’une personne qui, en raison d’une perte de connaissance ou de la gravité extrême de son état, est incapable de donner ou de refuser son consentement, le médecin peut aller de l’avant sans ce consentement. L’accomplissement des actes médicaux est alors licite. La justification de cette autorisation peut être que le médecin est implicitement autorisé par le patient à administrer les soins d’urgence, ou elle peut être (plus exactement, à mon avis) que le médecin bénéficie d’une immunité fondée sur la nécessité d’administrer les soins et qu’il ne saurait engager sa responsabilité. Quel que soit le fondement retenu, la loi ignore, lorsqu’il y a urgence, la nécessité du consentement, car elle présume que, s’il était en mesure de donner des instructions, le patient, en tant que personne raisonnable, voudrait que les soins d’urgence lui soient administrés. Voici les propos de Prosser & Keeton, précité, aux p. 117et 118 :

[TRADUCTION]

L’attouchement d’une autre personne, qui constitue, en principe, des voies de fait en l’absence du consentement de la personne touchée ou de son représentant légal, peut parfois être justifié dans une situation d’urgence. Ainsi, on a souvent affirmé qu’un médecin ou autre dispensateur de soins de santé est implicitement autorisé, dans une situation d’urgence, à administrer des soins médicaux à un patient, et, notamment, à exécuter des actes chirurgicaux. Mais le caractère licite de tels actes trouve une explication plus satisfaisante dans la notion d’immunité. Il y a plusieurs conditions : a) le patient doit être sans connaissance ou être incapable de prendre une décision, sans qu’il soit possible de s’adresser à une personne juridiquement autorisée à représenter le patient; b) il doit exister une obligation d’agir vite, en ce sens que, face à la situation en cause, l’on doit être raisonnablement fondé à considérer que le report des soins jusqu’à l’obtention d’un consentement réel exposerait le patient au risque d’une lésion corporelle grave ou d’un décès qu’une action rapide pourrait éviter; c) eu égard aux circonstances, une personne raisonnable consentirait au traitement, et il est probable que le patient y consentirait.

Voir aussi Marshall c. Curry, [1933] 3 D.L.R. 260, 60 C.C.C. 136 (Cour suprême de la Nouvelle-Écosse);Parmley c. Parmley, [1945] 4 D.L.R. 81, [1945] R.C.S. 635; Mulloy c. Hop Sang, [1935] 1 W.W.R. 714 (Cour d’appel de l’Alberta); Picard, Legal Liability of Doctors and Hospitals in Canada, 2eéd. (1985), p. 45; Restatement of the Law of Torts, Second, nº 892 D (1979); et l’art. 25 du Règlement 518/88 pris en vertu de laLoi sur les hôpitaux publics, L.R.O. 1980, chap. 410.

En l’espèce, le docteur Shulman se trouvait manifestement devant une situation d’urgence. Il avait entre les mains une patiente sans connaissance et très mal en point, et il considérait qu’il fallait lui administrer des transfusions sanguines si l’on voulait lui sauver la vie ou préserver sa santé. S’il n’y avait eu aucune carte de témoin de Jéhovah, il aurait certainement été fondé à administrer les transfusions sanguines dans le cadre du traitement d’urgence et le tribunal n’aurait pu conclure à sa responsabilité sur ce point. Sans la carte, il lui aurait été impossible de savoir que les transfusions auraient été refusées par la patiente si elle avait pu alors faire connaître sa volonté, et il n’aurait eu aucune raison de croire que la patiente, en sa qualité de personne raisonnable, n’aurait pas consenti aux transfusions.

Modifions maintenant les faits. Si Mme Malette, avant de perdre connaissance, avait expressément indiqué au docteur Shulman, en des termes comparables à ceux de la carte, que, vu ses convictions religieuses de témoin de Jéhovah, elle devait refuser toute transfusion sanguine, bien qu’elle comprît parfaitement les conséquences de cette position, alors le médecin aurait eu affaire à une situation évidemment différente. Ici, la patiente a envisagé une situation d’urgence où il lui serait peut-être impossible de prendre des décisions se rapportant à son traitement médical et elle a indiqué expressément que les transfusions sanguines constituaient une intervention médicale inacceptable et qu’aucune transfusion de ce type ne pouvait lui être administrée. Lorsque survient la situation d’urgence, le médecin est-il quand même fondé à administrer des transfusions pour le motif qu’il croit honnêtement qu’elles sont nécessaires pour sauver la vie de sa patiente?

La réponse, à mon avis, est clairement négative. Un médecin n’est pas plus libre d’ignorer les directives anticipées de sa patiente qu’il ne serait libre d’ignorer les directives données au moment de l’intervention d’urgence. La loi n’interdit pas à un patient de refuser son consentement à un traitement médical d’urgence, et elle n’interdit pas non plus à un médecin d’observer les instructions de son patient. La loi peut s’accommoder d’une absence de consentement dans certains cas d’urgence restreints, mais autrement elle donne aux adultes mentalement capables le droit de décider de leur traitement médical, et cela en condamnant civilement les médecins qui accomplissent des actes médicaux sans le consentement du patient.

La décision de la patiente de refuser une transfusion sanguine dans le cas qui m’est soumis a été prise avant que ne survienne la situation d’urgence et en prévision de celle-ci. Le médecin aurait pu vouloir la dissuader de refuser une telle transfusion en lui faisant part de son avis médical, mais le refus de la patiente d’accepter son avis ou de discuter de la question n’aurait pas soustrait le médecin à son obligation de suivre ses instructions. Le droit de disposer de soi-même et l’autonomie de la personne appellent la conclusion que la patiente est libre de refuser des transfusions sanguines même s’il peut en résulter des conséquences dommageables et même si une telle décision est considérée par la plupart des gens comme une décision téméraire. En l’espèce, la décision de la patiente a tout son effet après sa perte de connaissance, et le médecin n’est pas autorisé à prendre les mesures qui s’y opposent. À mon sens, si un médecin procède à une transfusion sanguine sur une patiente qui est témoin de Jéhovah, alors qu’il sait qu’elle refuse une telle transfusion, le médecin contrevient aux droits de sa patiente de disposer de sa personne et il montre un irrespect envers les valeurs religieuses selon lesquelles elle a choisi de vivre sa vie : voir In re Estate of Brooks, 205 N.E. 2d 435 (1965, Ill.); et Randolph v. City of New York, jugement non publié de la Cour suprême de l’État de New-York, rendu le 12 juillet 1984, no 17598/75 de l’Index; infirmé par 501 N.Y.S. 2d 837 (1986); modifié par 514 N.Y.S. 2d 705 (1987).

V

Ce qui distingue la présente affaire – et ce qui fait qu’elle a un caractère inédit – c’est évidemment la carte de témoin de Jéhovah trouvée sur la patiente lorsqu’elle était sans connaissance. Quelles conséquences la possession de la carte de témoin de Jéhovah produit-elle?

Selon l’appelant, la carte ne produit aucune conséquence et elle ne peut jouer aucun rôle lorsqu’il s’agit d’établir les devoirs du médecin envers sa patiente dans une situation d’urgence comme celle en l’espèce. Le juge de première instance, d’affirmer l’appelant, a erré lorsqu’il a déclaré d’une part que la carte de témoin de Jéhovah restreignait validement le droit du médecin d’administrer les transfusions sanguines, et d’autre part qu’il n’existait aucune justification rationnelle permettant de mettre la carte de côté. L’argument repose sur les deux affirmations suivantes : d’abord, qu’une carte de cette nature ne saurait en principe, dans un cas comme celui-ci, interdire au médecin d’accomplir des actes médicaux d’urgence, et ensuite que, de toute façon, il y avait lieu, sur le plan de la preuve, de mettre en doute la validité de la carte.

L’appelant reconnaît qu’un patient en possession de ses moyens et doué de raison a le droit de refuser un traitement médical et qu’un médecin doit se conformer à ce refus quand bien même il le jugerait totalement malavisé. Il affirme cependant, dans son mémoire, qu’ [TRADUCTION] « un patient qui refuse un traitement considéré comme médicalement nécessaire par un médecin a droit à ce que celui-ci l’informe des risques associés à ce refus, et [que] le médecin a l’obligation correspondante d’informer le patient de tels risques ». Ici, comme la patiente avait perdu connaissance, le médecin n’a pu l’informer des risques qu’elle courait en refusant les transfusions sanguines qu’il considérait comme médicalement nécessaires. Dans ce cas, soutient l’appelant, le médecin ne pouvait obtenir un « refus éclairé » et la patiente ne pouvait formuler un tel refus. En l’absence d’un tel refus, le docteur Shulman aurait eu l’obligation juridique et éthique de traiter cette patiente comme il l’aurait fait dans n’importe quelle autre situation d’urgence et il devait administrer le traitement qu’il jugeait médicalement nécessaire pour préserver la santé et la vie de la patiente. En bref, la conclusion de l’argument, c’est que les directives de Mme Malette, motivées par ses convictions religieuses, et préparées en prévision d’une situation d’urgence, directives selon lesquelles il ne devait lui être administré aucune transfusion sanguine, étaient nulles et de nul effet et pouvaient être écartées avec impunité.

Contestant la conclusion du juge de première instance selon laquelle la preuve ne fournissait aucun élément qui fut raisonnablement susceptible de mettre en doute la validité de la carte et de repousser la restriction qu’elle renfermait, l’appelant énonce plusieurs questions qui, selon lui, forcent la conclusion selon laquelle il n’était pas tenu de se conformer à telles directives. Il soutient que l’on pouvait à bon droit se demander si la carte constituait un énoncé valide des volontés de MmeMalette dans la situation d’urgence en l’espèce, puisque l’on ne savait pas, par exemple, si elle savait que la carte était encore dans sa bourse, si elle était encore un témoin de Jéhovah ou avec quelle ferveur elle confessait sa foi, de quelle information elle disposait sur les risques liés au refus d’une transfusion sanguine lorsqu’elle avait signé sa carte, ni enfin si, eût-elle été consciente, elle aurait refusé les transfusions sanguines après que le médecin eût eu l’occasion de l’informer des risques associés au refus.

En dépit de l’argumentation extrêmement compétente exposée par M. Royce au nom de l’appelant, il m’est impossible d’accepter les conclusions qu’il préconise. À mon avis, et contrairement à ce qu’il semble prétendre, la carte de témoin de Jéhovah est davantage qu’un simple morceau de papier. Je partage l’opinion du juge de première instance selon laquelle, eu égard aux circonstances de la présente affaire, les directives énoncées sur la carte imposaient une limite valide au traitement d’urgence qui pouvait être administré à Mme Malette et empêchaient les transfusions sanguines.

En l’espèce, la Cour n’est pas invitée à considérer les règles juridiques pouvant régir les nombreuses situations où une personne peut s’opposer à l’application ou au maintien d’un traitement médical destiné à sauver ou à prolonger la vie d’un patient. Le rôle de la Cour, surtout dans une affaire aussi sensible que la présente espèce, se limite à trancher les questions soulevées par les faits qui sont propres au litige. Nous n’avons pas affaire à une patiente chez qui l’on a diagnostiqué une maladie incurable ou en phase terminale et qui veut, par des instructions anticipées ou par un « testament biologique », refuser un traitement médical afin de pouvoir mourir dans la dignité; nous n’avons pas non plus affaire à une patiente qui se trouve dans un état végétatif irréversible et dont la famille cherche à faire cesser le traitement médical et à provoquer la fin; il ne s’agit pas non plus d’un cas où une patiente par ailleurs en bonne santé souhaite pour quelque raison mettre fin à ses jours. Il n’y a en l’espèce aucun élément de suicide ou d’euthanasie.

Nous avons ici affaire à une patiente qui a choisi, par le seul moyen dont elle dispose, d’informer les médecins et autres dispensateurs de soins de santé, pour le cas où elle viendrait à perdre connaissance ou à ne pas pouvoir faire connaître ses volontés, qu’elle ne consent pas à des transfusions sanguines. Sa déclaration écrite vise tout simplement à exprimer ses volontés pour le cas où elle deviendrait incapable de les exprimer de vive voix. Il n’apparaît nullement qu’elle souhaitait mourir. Son refus des transfusions sanguines participe de la ferme croyance des témoins de Jéhovah, fondée sur leur interprétation des Écritures, que l’acceptation du sang leur enlèvera toute possibilité de résurrection et de salut éternel. La carte atteste que Mme Malette, [TRADUCTION] « un témoin de Jéhovah aux fermes convictions religieuses », « ne doit en aucun cas » recevoir des transfusions sanguines; que, même si elle « comprend parfaitement les conséquences de cette position », elle a « résolument décidé d’obéir au commandement de la Bible », et qu’elle n’est pas opposée, sur le plan religieux, à l’administration de produits non sanguins. En signant et en portant cette carte, Mme Malette manifestait sa détermination de se conformer à ce principe fondamental de sa foi et de refuser du sang quelles qu’en soient les conséquences. Si son refus comporte un risque de mort, alors, selon sa croyance, sa mort serait nécessaire pour assurer son salut.

Si l’on suppose que rien ne permet de douter que la carte exprimait validement le souhait de Mme Malette de n’être soumise à aucune transfusion sanguine, pourquoi alors sa volonté ne devrait-elle pas être respectée? Pourquoi devrait-on lui administrer une transfusion sanguine contre sa volonté? La réponse de l’appelant est essentiellement que, dans la situation d’urgence en l’espèce, la carte ne pouvait produire d’effet si le médecin n’était pas en mesure de communiquer avec la patiente et de lui transmettre l’information qui lui aurait permis de prendre la décision de refuser son consentement. L’appelant soutient que, en l’absence d’un refus éclairé, le droit de Mme Malette à la protection contre les atteintes non souhaitées à son intégrité corporelle doit céder le pas aux intérêts du groupe social, lesquels limitent le droit au refus du traitement médical. Pour l’appelant, deux intérêts de cette nature s’opposaient ici à la volonté de sa patiente sans connaissance : d’abord, l’intérêt de l’État au maintien de la vie, et deuxièmement l’intérêt de l’État à la préservation de l’intégrité de la profession médicale.

VI

L’État a sans aucun doute intérêt à ce que soient protégées la vie et la santé de ses citoyens. Cet intérêt est très important et il existe certainement des situations où il peut l’emporter sur le droit d’une personne à disposer d’elle-même. Cette prépondérance connaît plusieurs illustrations. Dans certains cas, l’État peut obliger les citoyens à se soumettre à des actes médicaux afin d’éliminer un risque sanitaire pour la collectivité; dans d’autres, il peut interdire aux citoyens de s’adonner à des activités qui, par elles-mêmes, mettent leur vie en danger. Mais cet intérêt n’empêche pas un adulte mentalement capable d’opposer un refus général aux traitements médicaux qui pourraient le maintenir en vie ni, de façon particulière, de refuser des transfusions sanguines.

Sur le plan des principes, l’intérêt de l’État à la préservation de la vie ou de la santé d’un patient mentalement capable doit céder le pas au droit du patient de diriger le cours de sa propre vie. Comme on l’a vu plus haut, aucune loi n’interdit à un patient de refuser un traitement qui lui est nécessaire ni n’interdit à un médecin de respecter la décision de ce patient. Dans la mesure où la loi reflète l’intérêt de l’État, elle confirme le droit d’une personne de faire ses propres choix. En rendant civilement responsable le médecin qui administre un traitement médical à un patient sans le consentement de celui-ci, même si le traitement peut être bénéfique, la loi vise à maximiser la liberté de choix. À mon avis, la reconnaissance du droit de refuser le traitement médical ne peut être considérée comme une négation de l’intérêt de l’État à la vie ou au caractère sacré de la vie. Le libre choix individuel et le droit de disposer de soi-même sont justement des éléments fondamentaux de la vie. Refuser la liberté de choix aux citoyens en ce qui concerne leurs soins médicaux ne peut qu’amoindrir, et non mettre en valeur l’importance de la vie. À mon sens, cet intérêt de l’État ne saurait être valablement invoqué pour interdire à Mme Malette de choisir elle-même si elle recevra des transfusions sanguines.

L’intégrité de la profession médicale est manifestement un intérêt légitime de l’État qui mérite protection. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire que cet intérêt peut avoir pour effet de limiter le droit d’un patient de refuser des transfusions sanguines. Je reconnais bien sûr que le choix entre le fait de contrevenir aux convictions personnelles d’une patiente et le fait d’accepter sa décision n’est certainement pas un choix facile pour les membres d’une profession dont la vocation est de venir en aide aux blessés et de préserver la vie. Le droit du patient de déterminer lui-même son traitement médical l’emporte cependant sur l’obligation que pourrait avoir le médecin de dispenser les soins médicaux qu’il juge nécessaires. Le médecin est juridiquement lié par le choix du patient même si ce choix peut être contraire à ce que lui dictent sa propre conscience et son jugement professionnel. Si le choix du patient devait dépendre de la décision dictée par la conscience du médecin, le droit du patient de déterminer son propre traitement n’aurait plus de signification, non plus que la doctrine du consentement éclairé. La reconnaissance du droit d’un témoin de Jéhovah de refuser les transfusions sanguines ne peut, à mon avis, être considérée comme une menace envers l’intégrité de la profession médicale ni envers l’intérêt de l’État à la préservation de cette intégrité.

En somme, je suis d’avis que l’intérêt principal revendiqué ici par Mme Malette – c’est-à-dire la liberté de refuser les atteintes à son intégrité corporelle ou de refuser de consentir à telles atteintes – l’emporte sur l’intérêt de l’État à la préservation de la vie et de la santé et sur l’intérêt de l’État à la protection de l’intégrité de la profession médicale. Le droit de refuser un traitement médical n’est pas absolu ni illimité, mais ces intérêts de l’État ne sont pas, en eux-mêmes, si impérieux que l’on puisse forcer une patiente à accepter contre son gré des atteintes à l’intégrité de sa personne. J’ajouterais que l’intérêt de l’État à la protection de tiers innocents et son intérêt à la prévention du suicide ne trouvent pas application aux faits qui nous concernent ici.

VII

Le caractère particulier de la présente espèce tient au fait que Mme Malette a voulu utiliser sa carte de témoin de Jéhovah pour exprimer son refus de toute transfusion sanguine. Pour déterminer l’effet qu’il convient de donner à la carte, il faut naturellement garder à l’esprit qu’il n’existait auparavant aucune relation médecin-patient entre le docteur Shulman et MmeMalette. Le médecin agissait ici dans une situation d’urgence où il n’avait manifestement pas, ni n’aurait pu obtenir, le consentement de la patiente. Son intervention ne peut être validée que par application de la doctrine de l’urgence que j’ai décrite dans la partie IV des présents motifs.

Selon cette doctrine, le médecin aurait pu administrer des transfusions sanguines sans engager sa responsabilité, même en l’absence du consentement de la patiente, s’il n’avait eu aucune raison de croire que la patiente aurait refusé le traitement eût-elle eu la possibilité de s’exprimer. Dans un tel cas, on peut présumer que la patiente, en sa qualité de personne raisonnable, consentirait au traitement si elle était en mesure de donner des instructions. Le pouvoir du m