Ordon (succession) c. Grail (1996), 30 O.R. (3d) 643 (C.A.)

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  • Date : 2024

Ordon Estate c. Grail (1996) 30 O.R. (3d) 643

 

Cour d’appel de l’Ontario

Les juges McKinlay, Catzman et Osborne

Le 22 octobre 1996

 

Exécutrice testamentaire de la succession d’Ordon et al. c. GrailHall et al. c. Hogarth et al.Perry c. Hogarth et al.Perry et al. c. Hogarth et al.Administrateur à l’instance de la succession de Brandenburg c.Knolmayer et al.

Droit maritime – Responsabilité délictuelle – Compétence de la Cour de justice de l’Ontario (Division générale) à entendre les actions in personam se rapportant à des accidents de navigation survenus sur des eaux intérieures de l’Ontario – Champ d’application de la Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada – Applicabilité du droit provincial dans un contexte maritime lorsqu’il existe un vide dans le droit maritime fédéral et que l’application du droit provincial ne porte pas atteinte à l’uniformité du droit maritime fédéral – Personnes à charge – Inapplicabilité de la Partie V de la Loi sur le droit de la famille (Ontario) – Inapplicabilité du principe de common law excluant toute réparation en cas de négligence de la victime – Applicabilité de la Loi sur le partage de la responsabilité (Ontario) – Inapplicabilité de la Loi sur la responsabilité des occupants (Ontario) –Applicabilité de l’art. 38 de la Loi sur les fiduciaires (Ontario) 

Il s’agit d’un appel et de quatre actions. Les points soulevés se rapportent à la compétence de la Cour de justice de l’Ontario (Division générale) à l’égard des actions in personam qui découlent d’accidents de navigation sur les eaux intérieures provinciales; et à l’applicabilité de la Loi sur la marine marchande du Canada et de certaines lois provinciales aux réclamations fondées sur des lésions corporelles ou des décès résultant d’accidents de navigation sur de telles eaux.

Arrêt : L’appel est accueilli, et les demandeurs dans les actions particulières ont droit à un jugement déclaratoire.

Les lois provinciales peuvent être appliquées dans un procès en matière maritime lorsqu’il existe un vide dans le droit maritime fédéral et que l’application de la loi provinciale ne porte pas atteinte à l’uniformité du droit maritime fédéral.

La Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada s’applique aux actions in rem et in personam alléguant un décès causé par la faute d’autrui dans un contexte maritime. Or la Partie XIV n’exclut pas la compétence des cours provinciales d’entendre de telles actions. Le Parlement l’exprime clairement quand il veut que la Cour fédérale détienne une compétence exclusive quant à certaines questions relevant de la Loi sur la marine marchande du Canada.

Sous le régime de la Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada, les personnes à la charge de la victime peuvent intenter une action en dommages-intérêts. Il n’y a pas lieu d’appliquer la Loi sur le droit de la famille et d’élargir la catégorie de personnes pouvant intenter une action. Tout ajout de ce type contredirait la Loi sur la marine marchande du Canada.

La Partie XIV a écarté les droits de réclamation prévus par l’Acte concernant l’indemnité des parents de ceux qui sont tués par accident ou en duel(Canada) ou à la Fatal Accident Act , 1846-1908 (Angleterre).

La Loi sur la responsabilité des occupants (Ontario) est également inapplicable. La responsabilité d’un occupant est régie par les principes fondamentaux de la responsabilité délictuelle en matière maritime.

La Loi sur le partage de la responsabilité (Ontario) est applicable aux actions en l’espèce. L’interdiction de recouvrement que prévoit la common law en cas de faute de la victime ne s’applique pas.

La Loi sur la marine marchande du Canada définit les « personnes à charge » et précise la nature des dommages-intérêts recouvrables. Dans le cas des lésions corporelles comme dans celui des accidents mortels, les personnes à charge peuvent réclamer une réparation pour perte de conseils, de soins et de compagnie. Les termes « épouse » et « mari » de l’art. 645 de la Loi sur la marine marchande du Canada doivent avoir le même sens le terme « conjoint » dans l’art. 29 de la Loi sur le droit de la famille. Par conséquent, les conjoints de fait peuvent intenter une action.

Décisions examinées

Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Co. (1995), 126 D.L.R. (4th) 1, 130 Nfld. & P.E.I.R. 92, 405 A.P.R. 92, 21 B.L.R. (2d) 265 (C.A. T.-N.); Chartwell Shipping Ltd. c. Q.N.S. Paper Co., [1989] 2 R.C.S. 683, 26 Q.A.C. 81, 62 D.L.R. (4th) 36, 101 N.R. 1; ITO International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, 28 D.L.R. (4th) 641, 68 N.R. 241, 34 B.L.R. 251 sub nom. Miida Electronics Inc. c. Mitsui O.S.K. Lines Ltd.; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418. 124 D.L.R. (4th) 693, 181 N.R. 253, 29 C.R.R. (2d) 189, [1995] I.L.R. 1-3185, 10 M.V.R. (3d) 151, 13 R.F.L. (4th) 1, 23 O.R. (3d) 160n; Peters c. A.B.C. Boat Charters Ltd., (1992), 73 B.C.L.R. (2d) 389, [1993] 2 W.W.R. 390, 98 D.L.R. (4th) 316, 12 C.P.C. (3d) 179 (C.S.);Shulman c. McCallum (1993), 79 B.C.L.R. (2d) 393, 105 D.L.R. (4th) 327, [1993] 7 W.W.R. 567 (C.A.); Stein c. Le «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802, 62 D.L.R. (3d) 1, 6 N.R. 359; Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, 52 B.C,L.R. (2d) 187, 77 D.L.R. (4th) 25, 120 N.R. 109, [1991] 2 W.W.R. 195, examiné

Autres décisions mentionnées

Baker c. Bolton (1808), 1 Camp. 493 (N.P.); Basarsky c. Quinlan, [1972] R.C.S. 380, 24 D.L.R. (3d) 720, [1972] 1 W.W.R. 303; « Caliph » (The), [1912] P. 213, 82, L,J,P. 27, 107 L.T. 274, 28 T.L.R. 597, 12 Asp. M.L.C. 224;« Catala » (The) c. Dagsland, [1928] R.C. Éch. 83, [1928] 3 D.L.R. 334;« Harrisburg » (The), 119 U.S. 199, 7 S.Ct. 140 (1886); Heath c. Kane(1975), 10 O.R. (2d) 716 (C.A.) [autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada refusée, 10 O.R. (2d) 716n]; Le Vae Estate c. The « Giovanni  Amendola » (1995), 1 D.L.R. (2d) 117 (C. Éch.); Mason c. Peters (1982), 39 O.R. (2d) 27, 139 D.L.R. (3d) 104, 22 C.C.L.T. 21 (C.A.);MacNamara Construction (Western) Ltd. c. R.,[1977] 2 R.C.S. 654, 75 D.L.R. (3d) 272, 13 N.R. 181; Monks c. The « Arctic Prowler » (1953), 32 M.P.R. 220, (Tri. de première instance, T.-N,); Moragne c. States Marine Lines Inc., 398 U.S. 375, 90 S.Ct. 1772 (1970); Murphy c. States Marine Lines Inc., 398 U.S. 375, 90 S.Ct. 1772 (1970); Murphy c. Welsh [1993] 2 R.C.S. 1069, 106 D.L.R. (4th) 404, 156 N.R. 263, 18 C.C.L.T. (2d) 101, 18 C.P.C. (3d) 137, 47 M.V.R. (2d) 1, 14 O,R. (3d) 799n sub nom. Stoddard c. Watson; Ontario (Attorney General) c. Pembina Exploration Canada Ltd.,[1989] 1 R.C.S. 206, 33 O.A.C. 321, 57 D.L.R. (4th) 710, 92 N.R. 137, sub nom. William Siddall &Sons Fisheries c. Pembina Exploration Canada Ltd.; Palleschi c. Romita, [1988] O.J. no 822 (C de district); Quebec Nortshore Paper Co. c. Canadian Pacific Ltd., [1977] 2 R.C.S. 1054, 9 N.R. 471;Rogers c. The « Baron Carnegie », [1943] R.C. Éch. 163, [1944] 1 D.L.R. 9;Seward c. The « Vera Cruz » (1884), 10 App. Cas. 59.[1881-1885] All E.R. Rep 216, 54 L.J.P. 9, 52 L,T. 474, 49 P.J. 324, 33 W.R. 477, 1 T.L.R. 111, 5 Asp. M.L.C. 386 (C. des L.); Shipman c. Phinn (1914), 31 O.L.R. 113, 19 D.L.R. 305 (H.C.J.), confirmé (1914), 32 O.L.R. 329, 20 D.L.R. 5596 (C.A.);Sunrise Co. c. The « Lake Winnipeg », [1991] 1 R.C.S. 3, 77 D.L.R. (4th) 701, 117 N.R. 364, 41 F.T.R. 318; Sutton c. Earles, 26 F.3d 903 (9th Cir., 1994); « Tungus » (The) c. Skovgaard, 358 U.S. 588, 79 S.Ct. 503 (1959);Yamaha Motor Corp. U.S.A. c. Calhoun, 116 S.Ct. 619 (1996)

Lois mentionnéesActe concernant l’indemnité des parents de ceux qui sont tués par accident ou en duel, S.R.C. 1859, chap. 78Charte canadienne des droits et libertés, art.1, par. 15(1)Contributory Negligence Act, R.S.B.C. 1960, chap.74Family Compensation Act, R.S.B.C. 1979, chap. 120Fatal Accident Acts, 1846, 9 & 10 Vict. chap. 93 (Lord Campbell’s Act)Loi sur l’amirauté, L.C. 1934, chap. 31, art.18Loi sur l’amirauté, L.R.C. 1970, Chat A-1, art. 19Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, chap. I-8Loi constitutionnelle (1867), par. 91(10)Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, chap. F-7, par. 2(1), 22(1) et al. 2g)Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, chap. F-3, art. 29 «conjoint» et 61Loi sur les fiduciaires. LR.O. 1990, chap. T-23Loi sur la marine marchande du Canada,1934,L.C. 1934, chap. 44 (modifiée L.C. 1948 chap. 35) art. 646 Loi sur la marine marchande du Canada,.L.R.C. 1970, chap. S-9, art.639 et 639, maintenant L.R.C. 1985 chap. S-9, art. 565 et 566Loi sur la marine marchande du Canada,L.R.C. 1985, chap. S-9, art. 2, par. 209(2), art. 453, 565, 566, 571, 572, 575, 577, 645, 646, par. 647(2), art. 649Loi sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1990, chap. N-1Loi sur les permis d’alcool, L.R.O. 1990, chap. L 19Loi sur la responsabilité des occupants, L.R.O. 1990, chap. O-2Maritime Conventions Act, 1911, 1 & 2 Geo. 5, chap. 57, art 5Maritime Conventions Act, 1914, L.C. chap. 13, art. 6Negligence Act, R.S.B.C. 1979, chap. 298Occupiers Liability Act, R.S.B.C. 1979, chap. 303

 Doctrine mentionnée

Débats de la Chambre des Communes (17 mai 1948), p. 3994Schoenbaum, Thomas J., « Admiralty and Marine Law », par. 19-1, n. 43 (Practitioner’s ed, 1987 et Supp. 1992)

Version française du jugement rendu par

LA COUR: – Il s’agit de cinq actions qui ont été engagées devant la Cour de l’Ontario (Division générale). L’une des actions, Ordon c. Grail, est un appel interjeté par le défendeur (l’appelant), avec autorisation, contre la partie de l’ordonnance du juge McMahon, en date du 22 décembre 1992, autorisant les demandeurs (les intimés) à modifier leur déclaration. Les demandeurs ont formé un appel incident contre la partie de l’ordonnance du juge McMahon radiant certains passages de leur déclaration. L’action découle d’un accident de navigation survenu sur le lac Érié le 1er juillet 1990.

Les quatres autres actions ont été regroupées dans un exposé de cause qui doit être entendu par la Cour, en conformité avec l’ordonnance du juge Dubin, juge en chef de l’Ontario, en date du 10 novembre 1994. Trois d’entre elles découlent d’un accident de navigation survenu entre deux embarcations de plaisance sur le lac Joseph le 2 septembre 1990. Il s’agit des actions suivantes: Hall et al. c. Hogarth et al., Perry c. Hogarth et al. etPerry et al. c. Hogarth et al. (ci-après les «actions du lac Joseph»). La quatrième, savoir Van Duser et al. c. Knolmayer et al., découle d’un accident de navigation survenu sur le lac Seul le 25 juin 1992 (ci-après l’«action du lac Seul»).

L’appel et les quatre actions de l’exposé de cause soulèvent des points se rapportant à la compétence de la Cour de justice de l’Ontario (Division générale) à l’égard des actions in personam qui découlent d’accidents de navigation dans les eaux intérieures provinciales. Ils soulèvent aussi des points se rapportant à l’applicabilité de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. 1985, chap. S-9 (appelée parfois la «Loi») et de certaines lois provinciales aux réclamations fondées sur des lésions corporelles ou des décès résultant d’accidents de navigation sur de telles eaux. Il importe de noter que les cinq actions sont des actions in personam et non des actions in rem.

Les questions de l’exposé de cause figurent à l’appendice A des présents motifs [voir à la p. 26 ci-après].

Les actions

L’action Ordon et al. c. Grail

Cette action découle d’un accident de navigation survenu sur le lac Érié le 1er juillet 1990. Bernard Ordon s’est noyé après qu’un bateau de plaisance appartenant au défendeur Grail et manoeuvré par lui eut sombré. L’action a été introduite le 19 mars 1991, moins d’un an après l’accident. Elle faisait état de diverses réclamations découlant de l’accident. Ces réclamations ne se rapportent pas toutes aux points qui nous sont soumis. Qu’il suffise de noter, aux fins qui nous intéressent, que Deborah Ordon, la veuve de la victime, en sa qualité d’exécutrice testamentaire de la victime et en sa qualité de veuve de la victime, a déposé des demandes en dommages-intérêts sous le régime des dispositions qui sont aujourd’hui le par. 38(1) de la Loi sur les fiduciaires, L.R.O. 1990, chap. T.23, et l’art. 61 de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, chap. F.3. Dans sa réclamation au titre de laLoi sur le droit de la famille, Deborah Ordon demandait réparation pour la perte pécuniaire causée par le décès de son mari ainsi qu’un montant compensatoire au titre de la perte de conseils, de soins et de compagnie. Les deux enfants mineurs du défunt, Jeffrey et Stephanie Ordon, ainsi que sa mère, Bessie Ordon, ont déposé des demandes semblables sous le régime de la Loi sur le droit de la famille.

Avant le procès, le défendeur a présenté une motion pour qu’il soit disposé de plusieurs questions de droit et que soit rendue une ordonnance radiant certaines parties de la déclaration pour le motif que, entre autres, la Loi sur le droit de la famille ne s’appliquait pas aux causes d’action des demandeurs dans le domaine maritime. Les demandeurs ont alors sollicité l’autorisation de modifier leur déclaration, sur une base nunc pro tunc, afin d’y inclure une demande en dommages-intérêts pour tous les demandeurs sous le régime de la Loi sur la marine marchande du Canada.

Le juge McMahon, juge des motions, a estimé que la Loi sur le droit de la famille ne s’appliquait pas aux causes d’action de nature maritime alléguées par les demandeurs. Il a donc annulé tous les renvois à la Loi sur le droit de la famille sur lesquels se fondaient les réclamations des demandeurs.

Le juge des motions est arrivé à la conclusion que les actions des demandeurs pouvaient être valablement engagées en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada. Il a autorisé les demandeurs à modifier leur déclaration, sur une base nunc pro tunc, et à plaider les dispositions pertinentes de cette Loi. L’effet de cette ordonnance fut que le défendeur ne pouvait invoquer la prescription annale de l’art. 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada, applicable aux actions visant des accidents mortels d’origine maritime.

Le 18 mai 1993, le juge Zuber accordait au défendeur l’autorisation d’interjeter appel de certaines parties de la décision du juge des motions devant la Cour divisionnaire. L’appel fut renvoyé à notre Cour par l’ordonnance du juge Kennedy. En accordant l’autorisation d’appel, le juge Zuber reconnaissait avec le juge des motions que la Loi sur le droit de la famille n’était pas applicable à l’action. Il a aussi déclaré que l’article 646 de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui permet d’engager une action fondée sur un homicide causé par une faute d’origine maritime, semblait attribuer à la Cour fédérale compétence exclusive pour instruire cette action.

Les seules questions pertinentes dans l’appel et l’appel incident de l’affaireOrdon et al. c. Grail qui ne sont pas également soulevées dans l’exposé de cause sont les suivantes:

1. Si le juge des motions a eu raison de conclure que la Cour de l’Ontario (Division générale) a compétence pour juger les réclamations des demandeurs, a-t-il erré en concluant que, à défaut de la mention d’une disposition législative particulière à l’appui de leurs réclamations, celles-ci étaient recevables de par la Loi sur la marine marchande du Canada, une loi non invoquée?

2. Le juge des motions a-t-il erré en accordant aux demandeurs la permission de modifier leurs réclamations, sur une base nunc pro tunc, afin qu’ils puissent invoquer la Loi sur la marine marchande du Canada?

3. Les réclamations des demandeurs sous le régime de la Loi sur le droit de la famille sont-elles accessoirement nécessaires à leur cause d’action au point de légitimer leur recours à ce texte législatif provincial?

Les actions du lac Joseph

Dans les trois actions du lac Joseph, les demandeurs affirment que, le 2 septembre 1990, un canot automobile Starcraft appartenant à John Haller et manoeuvré par sa fille Josephine Perry a été heurté par un canot automobile Charger appartenant à Diana Hogarth et manoeuvré par son fils Christopher Hogarth. Le mari de Josephine Perry, Grant Perry, ainsi que Peter Hall et son épouse Louise Carroll étaient passagers du Starcraft. Christopher Hogarth était le seul occupant du Charger. Par suite de la collision, Louise Carroll fut tuée sur le coup, Peter Hall subit des lésions cérébrales graves et permanentes, Grant Perry fut gravement blessé et décéda quatre jours après l’accident, enfin Josephine Perry subit de graves lésions corporelles et une forte commotion.

Les défendeurs des trois actions du lac Joseph sont Christopher Hogarth, Diana Hogarth et son mari Murray Hogarth, ainsi que Josephine Perry, John Haller, l’Edenvale Inn, bar de Port Carling (Ontario) où Christopher Hogarth se serait enivré peu de temps avant l’accident, enfin l’Ontario Holidays Corporation, propriétaire du bar. Les actions engagées contre les défendeurs mettent en cause leur prétendue négligence et se fondent sur la common law, le droit maritime canadien, la Loi sur la marine marchande du Canada, la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario, la Loi sur les permis de vente d’alcool de l’Ontario, L.R.O. 1990, chap. L. 19, enfin la Loi sur les fiduciaires de l’Ontario.

La première action du lac Joseph, Hall et al. c. Hogarth et al., a été introduite le 1er juin 1992. Elle se rapporte au décès de Louise Carroll et aux lésions subies par Peter Hall. Les parents, les frères et les soeurs de Peter Hall et de la défunte Louise Carroll, demandent réparation pour la perte de conseils, de soins et de compagnie et pour les pertes pécuniaires. La succession de Louise Carroll, représentée par l’exécutrice testamentaire de celle-ci, demande réparation pour le préjudice résultant du décès de Louise Carroll. Peter Hall demande lui aussi réparation pour la perte de conseils, de soins et de compagnie résultant du décès de Louise Carroll.

La deuxième action du lac Joseph, Perry c. Hogarth et al., a été introduite le 31 août 1992. Elle se rapporte au décès de Grant Perry et aux lésions corporelles subies par Josephine Perry. Josephine Perry demande réparation pour ses propres lésions, y compris la commotion. Elle demande aussi réparation pour la perte de conseils, de soins et de compagnie et les pertes pécuniaires résultant du décès de son mari.

La troisième action du lac Joseph, Perry et al. c. Hogarth et al., a été introduite le 11 mars 1992. Elle se rapporte elle aussi au décès de Grant Perry. Les demandeurs sont la succession de Grant Perry, représentée par l’administratrice de cette succession, les parents du défunt Grant Perry, ainsi que ses frères et soeurs et sa fille en bas âge, Roberta Perry. La succession demande réparation pour le préjudice résultant du décès de Grant Perry. Ses proches demandent réparation pour la perte de conseils, de soins et de compagnie et les pertes pécuniaires découlant de son décès.

Dans les trois actions du lac Joseph, les défendeurs Hogarth allèguent la négligence de la victime Josephine Perry, en tant que pilote du bateau qui a été heurté, et celle de tous les passagers dans ce bateau. Dans l’action Hall et al. c. Hogarth et al., les défendeurs Josephine Perry et John Haller plaident la négligence des victimes Peter Hall et Louise Carroll. Les défendeurs Hogarth ainsi que Perry et Haller affirment que la Loi de l’Ontario sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1990, chap. N.1, qui prévoit le partage de la responsabilité entre un défendeur fautif et un demandeur également fautif, ne fait pas partie du droit maritime canadien. Ils soutiennent donc que c’est la règle de common law qui a préséance et que la négligence d’un des demandeurs fait obstacle à tout dédommagement.

Les défendeurs soutiennent aussi que la Loi sur le droit de la famille ne fait pas partie du droit maritime canadien et que par conséquent aucune des demandes de dédommagement au titre de la perte de conseils, de soins et de compagnie et au titre d’autres pertes découlant des lésions corporelles de Peter Hall et des décès de Louise Carroll et de Grant Perry ne peut avoir pour fondement la Loi sur le droit de la famille.

Les défendeurs prétendent qu’en matière maritime toute action découlant d’un homicide causé par une faute doit être fondée sur les dispositions relatives aux accidents mortels que renferme la Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada. Ils affirment cependant que toutes les réclamations liées aux décès de Louise Carroll et de Grant Perry sont maintenant irrecevables en raison de l’expiration du délai de prescription d’un an prévu par l’art. 649 de la Partie XIV de cette Loi, étant donné que toutes les actions du lac Joseph ont été introduites plus d’un an après la date des décès.

Ils soutiennent aussi que les réclamations fondées sur la Partie XIV de laLoi sur la marine marchande du Canada doivent être introduites devant la Cour fédérale et ne peuvent être intentées devant la Cour de l’Ontario (Division générale), laquelle, d’affirmer les défendeurs, n’a pas compétence concurrente avec la Cour fédérale.

Finalement, les défendeurs soutiennent que les actions engagées au nom des successions Carroll et Perry en vertu de la Loi sur les fiduciaires de l’Ontario sont irrecevables parce que cette loi ne fait pas partie du droit maritime canadien.

Les demandeurs du lac Joseph sollicitent diverses déclarations susceptibles de découler des réponses en leur faveur aux questions de l’exposé de cause.

L’action du lac Seul

Le 25 juin 1992, un canot automobile piloté par Jody Moore, dans lequel Thomas Brandenburg était un passager, fut projeté lorsque son moteur ne parvint pas à se dégager d’une vitesse avant. Moore et Brandenburg furent alors éjectés du canot dans des eaux quelque peu agitées. Le bateau faisait autour d’eux des cercles d’un diamètre grandissant, et il leur fut donc impossible de s’en saisir ou d’y embarquer de nouveau. Brandenburg se serait noyé par suite de cet accident. Le canot automobile était la propriété des défendeurs Lutz et Agnes Knolmayer, qui exploitaient une entreprise appelée Onaway Lodge.

La famille du défunt Thomas Brandenburg engagea une action en dommages-intérêts contre Moore et contre les Knolmayer le 17 juin 1993, c’est-à-dire moins d’un an après l’accident. Par cette action, la mère de M. Brandenburg, sa conjointe de fait et ses enfants demandent réparation pour son décès, sous le régime de la Loi sur le droit de la famille. La succession du défunt et sa famille demandent aussi réparation pour les dépenses occasionnées par le décès. Les demandeurs fondent leur réclamation sur une prétendue négligence des défendeurs. Ils invoquent la Loi sur le droit de la famille, la Loi sur la marine marchande du Canada, la Loi sur les fiduciaires, la Loi sur la responsabilité des occupants, L.R.O. 1990, chap. O.2, enfin la Loi sur le partage de la responsabilité.

Les défendeurs, Jody Moore et les Knolmayer, adoptent, sur tous les aspects des réclamations dont ils font l’objet, le même point de vue que celui des défendeurs dans les actions du lac Joseph. Contrairement aux actions du lac Joseph, cette action a été introduite avant l’expiration du délai de prescription d’un an édicté à l’art. 649 de la Loi sur la marine marchande du Canada.

Les demandeurs dans l’action du lac Seul sollicitent aussi un jugement déclaratoire.

Considérations générales

Les actions engagées en l’espèce soulèvent deux questions fondamentales plus ou moins apparentées. Il faut d’abord se demander si la Cour de l’Ontario (Division générale) a compétence pour juger les réclamations des demandeurs ou si, comme l’affirment les défendeurs, seule la Cour fédérale du Canada a cette compétence. Cet aspect requiert de considérer la signification et l’application de l’art. 646 de la Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada, disposition que les défendeurs invoquent à l’appui de leur argument selon lequel les actions fondées sur des accidents maritimes entraînant la mort doivent être engagées devant la Cour fédérale.

La deuxième question se rapporte au contenu du droit maritime canadien, et il faut se demander en particulier si les cinq actions, qui toutes comportent des «matières maritimes», peuvent, sous réserve des circonstances de chaque cas, relever de quelque façon des lois provinciales. Parmi les lois en question, citons la Loi sur le droit de la famille, la Loi sur les fiduciaires, laLoi sur la responsabilité des occupants et la Loi sur le partage de la responsabilité.

La question de la compétence de la Cour de l’Ontario (Division générale) est commune aux cinq actions. La pertinence de certaines des questions posées dans l’exposé de cause dépendra de la réponse à cette question.

Vu l’importance cruciale de la question de la compétence, nous examinerons d’abord cette question et la question connexe de l’applicabilité de la Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada. Nous examinerons ensuite le contenu du droit maritime canadien à la lumière des points soulevés dans les cinq actions.

La Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada

Les défendeurs fondent leur exception d’incompétence sur la Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada. Selon eux, la Partie XIV constitue le seul fondement juridique des réclamations de personnes à charge fondées sur des accidents maritimes entraînant la mort, et, en vertu de cette Partie XIV, seule la Cour fédérale du Canada a compétence pour instruire les réclamations de cette nature, à l’exclusion des cours supérieures provinciales.

a) La Partie XIV dans son contexte historique

Avant le milieu du dix-neuvième siècle, lorsqu’une personne subissait des lésions corporelles en raison de la faute, de la négligence ou de la prévarication d’une autre et que son décès s’ensuivait, la maxime de common law action personalis moritur cum persona s’appliquait. La partie lésée ne pouvait engager d’action en dommages-intérêts parce qu’elle était décédée, et personne d’autre ne pouvait soutenir l’action en justice à sa place: Baker c. Bolton (1808), 1 Camp. 493 (N.P.). Dans le contexte maritime, les marins ou les passagers blessés en mer par suite de la négligence d’un propriétaire ou d’un pilote de bateau pouvaient obtenir des dommages-intérêts, mais s’ils décédaient, leur action devenait caduque, et leurs personnes à charge n’avaient aucun recours contre les auteurs du délit.

Au Royaume-Uni, la common law fut améliorée par l’adoption de la Fatal Accidents Act, 1846, 9 & 10 Vict., chap. 93 (Lord Campbell’s Act). Cette loi donnait à l’épouse, au mari, au père ou mère ou à l’enfant de la personne décédée le droit d’engager une action en dommages-intérêts contre la personne dont la faute, la négligence ou la prévarication avait causé le décès. En matière maritime, cependant, dans l’affaire Seward c. The Vera Cruz (1884), 10 App. Cas. 59, [1881-85] All E.R. Rep. 216, la Chambre des lords a jugé que le droit d’action conféré par le Lord Campbell’s Act se limitait aux actions in personam intentées contre la personne ou les personnes fautives; la loi n’autorisait pas les réclamations contre le navire lui-même. La Cour d’amirauté n’avait donc pas compétence pour juger les actions in rem en vertu de ce texte. Comme il était très difficile d’assigner les propriétaires et l’équipage d’un navire étranger devant les tribunaux britanniques et qu’une action contre le navire lui-même était impossible, les recours pour décès causés par des navires étrangers étaient à peu près inexistants. Pour corriger cette lacune, le Parlement britannique édicta l’art. 5 du Maritime Conventions Act, 1911, 1 & 2 Geo. 5, chap. 57, qui se lisait ainsi:

[TRADUCTION] 5. Toute disposition législative qui confère à un tribunal une compétence en amirauté à l’égard de dommages-intérêts aura effet comme si les mentions de tels dommages-intérêts englobaient les dommages-intérêts pour décès ou lésions corporelles, et les procédures s’y rapportant peuvent en conséquence être engagées in rem ou in personam.

Cette disposition eut l’effet souhaité et les cours d’amirauté du Royaume-Uni se déclarèrent compétentes pour instruire les actions in rem se rapportant à des accidents mortels: The Caliph, [1912] P. 213, 82, L.J.P. 27.

Au Canada, le Parlement adopta une disposition quasi identique, soit l’art. 6 de la Loi des conventions maritimes, 1914, S.C. 1914, chap. 13, qui figure aujourd’hui, en des termes presque semblables, à l’art. 571 de la Loi sur la marine marchande du Canada. Cependant, dans l’affaire Le «Catala» c. Dagsland, [1928] C. de l’É. 83, [1928] 3 D.L.R. 334, la Cour de l’Échiquier est arrivée à la conclusion que l’art. 6 ne suffisait pas à supplanter la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Vera Cruz et elle jugea que la Cour de l’Échiquier statuant en amirauté (aujourd’hui la Cour fédérale du Canada) n’avait pas compétence pour juger les actions in rem découlant d’accidents mortels. Il appert d’une lecture des motifs de l’affaire Catala que la Cour ne s’est pas rendu compte que le Parlement britannique avait adopté l’art. 5 du Maritime Conventions Act, 1911 expressément dans le dessein de corriger la jurisprudence Vera Cruz, et que les tribunaux britanniques avaient accepté de reconnaître que l’art. 5 avait cet effet. La Cour semble avoir conclu que l’adoption de l’art. 6 de la Loi des conventions maritimes du Canada de 1914 n’avait pas modifié le droit.

La question de la compétence pour juger les actions in rem découlant d’accidents mortels a été revisitée au Canada dans l’espèce Rogers c. Le «Baron Carnegie», [1943] C. de l’É. 163, [1944] 1 D.L.R. 9. Le juge suppléant Carroll, qui rejeta l’action pour d’autres motifs, livra un plaidoyer éloquent pour une réforme, aux pp. 167 et 168:

[TRADUCTION] Puis-je cependant signaler que le droit tel qu’il existe aujourd’hui au Canada entrave ou limite le champ du Lord Campbell’s Act et des lois apparentées qui existent dans les diverses provinces, puisqu’il est presque impossible pour les personnes à charge d’une personne tuée par un navire d’obtenir réparation lorsque les propriétaires sont ressortissants de l’étranger. Les propriétaires peuvent être très éloignés du Canada et il sera presque inutile de leur signifier un bref in personam et d’obtenir contre eux un jugement, en raison des difficultés que poserait l’exécution d’un tel jugement. En outre, les coûts d’un tel procès dépasseront la plupart du temps les moyens financiers des demandeurs.

Puis-je donc me permettre de suggérer à notre législateur d’envisager la modification de la loi afin de donner aux juridictions d’amirauté compétence pour juger les actions in rem engagées par des personnes à charge contre un navire qui a causé le décès de leur soutien. C’était, je crois, l’intention du législateur lorsqu’il a inséré l’art. 6 dans la Loi des conventions maritimes, aujourd’hui l’art. 646 de la Loi sur la marine marchande, mais, malheureusement, cette intention n’a pas été exprimée en un langage suffisamment ferme pour annuler la règle juridique existante.

C’est sur cette toile de fond que, en 1948, le ministre des Transports proposa la deuxième lecture du projet de loi modifiant la Loi de 1934 de la marine marchande du Canada. Ce projet de loi apportait diverses modifications à la Loi, en y englobant notamment ce qui est aujourd’hui la Partie XIV et qui concernait les accidents mortels. Cette nouvelle partie renfermait une disposition – aujourd’hui l’art. 646 (à ne pas confondre avec l’ancien article 646, qui remplaçait l’art. 6 de la Loi des conventions maritimes de 1914) – qui visait à attribuer compétence aux tribunaux canadiens en matière d’actions in rem. L’explication du ministre à propos de l’objet de la nouvelle partie de la loi est consignée dans les débats de la Chambre des communes (17 mai 1948), à la p. 3994) dans les termes suivants:

J’arrive maintenant à une autre partie du bill où il est question d’accidents mortels. Ce passage, entièrement nouveau, a pour titre «accidents mortels». À l’heure actuelle, aucune disposition de la loi permet aux personnes à la charge de marins victimes d’accidents maritimes d’intenter des procédures in rem contre le navire. Un marin peut toujours s’adresser au Tribunal maritime et intenter une poursuite au navire, sinon opter pour une indemnité en vertu des lois provinciales touchant les accidents du travail ou encore de la loi fédérale adoptée dernièrement par la Chambre des communes. Jusqu’à présent, les ayants droit n’étaient pas autorisés à intenter une action au navire, c’est-à-dire à intenter des procédures dites in rem. Le nouvel article permet aux personnes à la charge d’un matelot décédé d’entamer de telles poursuites ou d’opter en faveur de l’indemnisation, selon le mode de règlement qu’elles préfèrent ou qui leur est plus avantageux. On a prétendu que les procédures in rem en cas d’accidents mortels ne sont pas du ressort de la division de l’Amirauté de la Cour d’échiquier. Les dispositions de la présente partie de la mesure visent donc à remédier à cette lacune de la loi et à permettre aux ayants droit du défunt de recourir au Tribunal maritime dans les cas où le matelot aurait eu le droit d’intenter une action s’il n’avait pas trépassé. Les dispositions de la nouvelle partie sont analogues à celles que renferment les mesures provinciales et surtout la loi ontarienne concernant les accidents mortels.

La loi modificatrice (S.C. 1948, chap. 35) est entrée en vigueur le 30 juin 1948. Son effet a été décrit en ces termes par le juge Walsh dans l’affaireMonks c. The Arctic Prowler (1953), 32 M.P.R. 220 (Terre-Neuve, Première instance) aux p. 221 et 222 :

[TRADUCTION] Avant l’adoption du chap. 35, 11-12 Geo. VI par le Parlement du Canada en 1948, il était établi que la Cour d’amirauté au Canada n’avait pas compétence pour instruire une action en dommages-intérêts engagée par les personnes à charge d’une personne dont le décès avait résulté de lésions corporelles causées par un navire. L’avocat du défendeur a invoqué sur ce point l’affaire Navire Catala c. Dagsland, [1928] C. de l’É. 83, et l’affaire Gladys Irene Rogers c. The Steamship Baron Carnegie, [1943] C. de l’É. 163. Dans l’affaire Catala, le président de la Cour de l’Échiquier a jugé que l’art. 6 de la Loi des conventions maritimes du Canada ne donnait pas à la Cour d’amirauté compétence dans les actions engagées en vertu d’une loi semblable au Lord Campbell’s Act, et cette décision fut suivie dans l’affaire Baron Carnegie en ce qui concerne l’effet de l’art. 646 de la Loi de la marine marchande du Canada de 1934, qui reformulait l’art. 6 de la Loi des conventions maritimes.

Par l’art. 53 du chap. 35 des Statuts du Canada de 1948, la partie XVII [aujourd’hui la partie XIV] est ajoutée à la Loi sur la marine marchande du Canada de 1934. Elle prévoit en son art. 721 [aujourd’hui l’art. 646] qu’une action en dommages-intérêts peut être soutenue devant la Cour d’amirauté par les personnes à charge d’une personne dont le décès a été occasionné par une faute, une négligence ou une prévarication dans la mesure où cette faute, négligence ou prévarication aurait donné le droit à la victime, si elle avait survécu, de soutenir une action devant la Cour d’amirauté et de recouvrer des dommages-intérêts. La compétence de la Cour d’amirauté est donc élargie pour englober les actions semblables à celles dont connaissent les tribunaux des provinces en vertu des lois provinciales modelées sur le Lord Campbell’s Act. [J’ai mis des mots en italique.]

À notre avis, ce passage résume avec justesse l’effet des dispositions qui forment aujourd’hui la Partie XIV de la Loi, en ce qui concerne les actions in rem. Cependant, il ne dispose pas de l’argument des défendeurs selon lequel la Partie XIV renferme un code complet et exclusif du droit positif et de la procédure applicables à tous les accidents mortels d’origine maritime; il ne dispose pas non plus de la question de la compétence de la Cour de l’Ontario (Division générale) pour connaître des affaires comme celles dont nous sommes saisis.

b) Application de la Partie XIV

L’historique de la Partie XIV montre qu’elle ne devait jamais être davantage qu’une mesure correctrice particulière conçue pour conférer une compétence à nos cours fédérales d’amirauté de juger des actions in remdécoulant d’accidents mortels d’origine maritime et pour établir la procédure devant s’appliquer. Les actions engagées par les demandeurs sont toutes, quant à elles, des actions in personam. Deux questions se posent donc: d’abord, la Partie XIV s’applique-t-elle uniquement aux actions in rem ou à la fois aux actions in rem et aux actions in personam? Ensuite, la Partie XIV englobe-t-elle la totalité des recours dont peuvent se prévaloir les survivants des personnes tuées dans des accidents maritimes?

La deuxième question sera traitée plus tard dans les présents motifs lorsque nous examinerons l’application des lois provinciales dans le contexte maritime.

En ce qui concerne la première question (la Partie XIV s’applique-t-elle à la fois aux actions in rem et aux actions in personam?), il faut d’abord examiner la formulation précise de l’art. 646, qui se lit ainsi:

646. Si la mort d’une personne a été occasionnée par une faute, une négligence ou une prévarication qui, si la mort n’en était pas résultée, aurait donné droit à la personne blessée de soutenir une action devant la Cour d’Amirauté et de recouvrer des dommages-intérêts à cet égard, les personnes à charge du défunt peuvent, nonobstant son décès, et bien que sa mort ait été occasionnée dans des circonstances équivalant en droit à un homicide coupable, soutenir une action pour dommages-intérêts devant la Cour d’Amirauté contre les mêmes défendeurs à l’égard desquels le défunt aurait eu droit de soutenir une action devant la Cour d’Amirauté en ce qui concerne cette faute, cette négligence ou cette prévarication, si la mort n’en était pas résultée.

Il n’est pas contesté qu’une personne blessée dans un accident maritime peut poursuivre devant la Cour d’amirauté le navire, le propriétaire du navire et les personnes qui ont causé les blessures en raison de leur négligence. L’article 646 offre un recours aux «personnes à charge» (expression définie à l’art. 645) des personnes tuées dans des accidents maritimes. Il ne limite en aucune façon l’application de la Partie XIV aux actions in rem. Il n’est pas ambigu. Ce qui est ambigu, c’est l’application possible d’autres dispositions de la Loi qui paraissent s’appliquer aux réclamations pour homicide causé par une faute. Les deux dispositions de cette nature qui sont les plus évidentes sont les art. 571 et 572. L’article 571, qui est le successeur de l’art. 6 de la Loi des conventions maritimes de 1914, a été traité plus haut dans les présents motifs. Le paragraphe 572(1) prévoit un délai de prescription de deux ans pour les actions engagées contre un navire ou ses propriétaires, mais seulement dans les cas d’abordage.

Puisque la Partie XIV a été édictée pour résoudre le problème posé par la décision rendue dans l’arrêt Catala, on a fait valoir qu’elle ne s’applique qu’aux actions in rem, ce qui n’est pas le cas des actions dont nous sommes saisis. Si l’on devait considérer que la Partie XIV vise également les actionsin personam, on peut alors imaginer que les autres dispositions de la Loi se rapportant aux réclamations pour homicide causés par une faute auraient été soit abrogées, soit modifiées pour les rendre compatibles avec la Partie XIV. Cela n’a pas été fait. Cependant, bien qu’il soit difficile de circonscrire la portée d’autres dispositions de la Loi à la lumière de la Partie XIV, nous sommes d’avis que la formulation claire de l’art. 646 appelle une interprétation qui englobe à la fois les actions in rem et les actions in personam.

c) La compétence des cours supérieures provinciales

Il est établi depuis longtemps que les cours supérieures de cette province ont compétence pour juger les actions en dommages-intérêts qui résultent d’abordage dans les eaux intérieures: Shipman c. Phinn (1914), 31 O.L.R. 113, 19 D.L.R. 306 (H.C.J.), confirmée par (1914) 32 O.L.R. 329, 20 D.L.R. 596 (C.A.); Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206, à la p. 216, 57 D.L.R. (4th) 710.

Les défendeurs affirment cependant que l’adoption de la Partie XIV de la Loi sur la marine marchande du Canada en 1948 a conféré à ce qui est aujourd’hui la Cour fédérale du Canada une compétence exclusive pour juger les réclamations visant des accidents mortels d’origine maritime. D’ailleurs, en donnant la permission d’en appeler à la Cour divisionnaire (Ordon c. Grail, un jugement de la Cour de l’Ontario (Division générale), rendu le 18 mai 1993, [1993], O.J. 1357, au par. 10), le juge Zuber a exprimé l’avis que:

[TRADUCTION] . . .à part l’art. 646, il n’existe en matière maritime aucun recours pour homicide causé par une faute. De plus, l’art. 646, qui prévoit le recours, semble attribuer une compétence exclusive à la Cour fédérale, et l’on peut donc dire que la Cour de l’Ontario est dépourvue d’une compétence concurrente dans ce domaine.

Nous regrettons de devoir exprimer notre désaccord sur les deux points. S’il n’existait en matière maritime «aucun recours pour homicide causé par une faute»