Spurgeon c. Spurgeon (2001), 53 O.R. (3d) 509 (C. Div.)

  • Dossier :
  • Date : 2024

‘Spurgeon c. Spurgeon (2001), 53 O.R. (3d) 509 (C.A.)

Cour divisionnaire

Les juges Carnwath, Valin et Epstein Le 28 mars 2001

Droit de la famille – Pension alimentaire au profit d’un époux – L’épouse avait droit à une pension alimentaire de 350 $ par semaine de la part de la succession de son premier mari – Cette pension lui était versée aussi longtemps qu’elle ne se remarierait pas – L’épouse s’est remariée à 56 ans et s’est séparée de son deuxième mari l’année suivante – Le juge de première instance a commis une erreur en accordant trop d’importance à la courte durée du mariage et au fait que l’épouse s’était mariée en sachant qu’elle perdrait son droit aux versements hebdomadaires de la succession de son ex-mari – L’épouse a droit à une pension alimentaire en raison des conséquences économiques du mariage et de son échec – Le montant accordé doit être proportionné à l’étendue des inconvénients économiques qu’elle a subis – Dans les circonstances de l’espèce, les conséquences économiques susmentionnées doivent être réparties également entre les deux parties – Le mari devra verser à l’épouse une pension alimentaire de 175 $ par semaine.

L’appelante avait droit à une pension alimentaire à 350 $ par semaine de la part de la succession de son premier mari. Il s’agissait d’une pension au profit du conjoint, qui lui était versée à la condition qu’elle remarie pas. L’appelante a épousé l’intimé alors qu’elle avait 56 ans. Ce mariage a mis fin aux versements alimentaires en provenance de la succession de son ex-mari. Les parties se sont séparées un an plus tard. L’appelante veut que son mari l’indemnise de la perte des versements de pension alimentaire qu’elle recevait avant le mariage. Il n’y a pas de problème quant à la capacité de l’intimé de payer une pension alimentaire. Le juge de première instance a conclu que l’appelante devait assumer elle-même la perte des versements hebdomadaires de la pension alimentaire. Il a accordé une très grande importance au fait que le mariage avait duré seulement un an et que la perte de la pension alimentaire résultait directement d’une décision de l’appelante. Le juge a conclu que l’appelante avait droit d’être indemnisée pour les efforts qu’elle avait consacrés à l’entreprise de l’intimé. Il lui a accordé un paiement forfaitaire de 10 000 $, qu’il a qualifié de versement alimentaire forfaitaire. L’appelante a interjeté appel.

Arrêt : L’appel devrait être accueilli.

Sauf indication contraire, le mariage crée une obligation alimentaire réciproque. À l’article 15 de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch.3 (2e suppl.), le Parlement a établi les objectifs auxquels doit répondre une ordonnance alimentaire. Aucun de ces objectifs n’est en soi supérieur aux autres. Le juge de première instance a commis une erreur en accordant trop d’importance à la courte durée du mariage. Bien que la durée du mariage présente une certaine pertinence, même un mariage de courte durée peut donner lieu à des obligations alimentaires de longue durée et peut-être même permanentes. Le juge de première instance s’est trompé en établissant une équation entre le mariage de courte durée et le mariage dont le conjoint peut facilement devenir autonome à court terme. Si une telle séquence est fréquente, elle est moins probable quand le mariage à court terme réunit des partenaires plus âgés, comme c’est le cas des parties en l’espèce.

Pour savoir si l’appelante a établi, comme il lui incombait de le faire, son droit à une pension alimentaire, il faut porter son attention sur les conséquences que le mariage a eues sur ses perspectives économiques. Une telle démarche implique, entre autres, l’examen de sa situation économique d’avant et d’après le mariage. Le juge de première instance a conclu expressément que l’appelante avait souffert économiquement de la perte des versements hebdomadaires de sa pension alimentaire. Étant donné son âge, il était déraisonnable de s’attendre à ce qu’elle retourne de façon productive sur le marché du travail.

Le juge de première instance a également trop insisté sur le fait que l’appelante s’est mariée en sachant qu’elle perdrait son droit aux versements hebdomadaires de la succession de son ex-mari. L’appelante aurait pu faire d’autres choix, mais ce fait n’est pas pertinent à son droit à une pension alimentaire.

Compte tenu de ces deux erreurs de principe, le juge de première instance a commis une erreur susceptible de révision en refusant une pension alimentaire à versements périodiques à l’appelante et en la privant d’un redressement qui aurait pallié les conséquences financières de la perte des versements alimentaires hebdomadaires; et cette erreur habilite la Cour d’appel à faire table rase des conclusions prises et à décider elle-même de l’admissibilité de l’appelante à une pension alimentaire.

L’appelante a droit à une pension alimentaire en raison des conséquences économiques du mariage et de son échec. Et le montant accordé doit être proportionné à l’étendue des inconvénients économiques qu’elle a subis. Les conséquences économiques visées doivent être réparties de façon équitable entre les deux conjoints. Dans les circonstances particulières de l’espèce, ces conséquences doivent être réparties également. L’intimé devra verser à l’appelante une pension alimentaire de 175 $ par semaine.

Décision appliquée

Moge c. Moge, [1992] 3 S.C.R. 813, 81 Man. R. (2d) 161, 99 D.L.R. (4th) 456, 145 N.R. 1, [1993] 1 W.W.R. 481, 43 R.F.L. (3d) 345,

Autres décisions mentionnées

Harrington v. Harrington (1981), 33 O.R. (2d) 150, 123 D.L.R. (3d) 689, 22 R.F.L. (2d) 40 (C.A.); Mannarino v. Mannarino (1992), 43 R.F.L. (3d) 309 (C.A. Ont.)

APPEL d’une décision rejetant une demande de pension alimentaire payable par versements périodiques.

William R. Clayton, pour le requérant (intimé).

James G. McLeod, pour l’intimée (appelante).

Version française du jugement de la Cour rendu par

 

LE JUGE EPSTEIN :

 

 

[1] Le premier mariage de Mme Spurgeon s’est soldé par un divorce. Le jugement ordonnait, d’une part, que l’ex-mari de Mme Spurgeon lui verse, à vie, une pension alimentaire de 350 $ par semaine, et que, d’autre part, cette pension prenne fin si Mme Spurgeon se remariait. Lorsque son ex-mari est décédé, la succession a assumé cette obligation alimentaire. Mme Spurgeon a épousé M. Spurgeon vers la fin de 1991, alors qu’ils avaient respectivement 56 et 62 ans. Ce mariage a mis fin à la pension alimentaire. Les parties se sont séparées un an plus tard. L’espèce porte sur les conséquences économiques de ce bref mariage.

 

 

[2] Au cours du procès auquel a donné lieu leur mariage, il a principalement été question de la demande de pension alimentaire de Mme Spurgeon et, particulièrement, de sa demande de versements alimentaires périodiques de 350 $ par semaine. Le juge de première instance a rejeté cet élément de sa demande et elle interjette appel de la décision. Voici les questions à trancher :

 

1. Ce mariage ou son échec ont-ils causé des difficultés économiques à Mme Spurgeon ?

2. Étant donné la courte durée du mariage, M. Spurgeon doit-il verser une pension alimentaire et, si oui, quelle doit en être la mesure, et de quelle manière doit-elle être versée ?

 

Contexte

 

[3] Les parties s’étaient rencontrées auparavant alors qu’elles étaient toutes deux déjà mariées. À l’automne 1991, M. Spurgeon, qui était veuf, a invité Mme Spurgeon à souper et lui a fait valoir qu’ils pouvaient se marier. Mme Spurgeon a finalement accepté et ils se sont mariés quelques semaines plus tard.

 

[4] M. Spurgeon est promoteur immobilier. En 1972, il a effectué un gel successoral et a transféré son entreprise à ses enfants. Après le gel, il a continué à diriger l’entreprise comme avant. Il menait un train de vie modeste, ne retirant, chaque année, qu’un revenu tout juste suffisant pour subvenir à ses besoins fondamentaux.

 

[5] Pendant leurs fréquentations, M. Spurgeon a promis à Mme Spurgeon une nouvelle vie, notamment un voyage de noces au Portugal et la [TRADUCTION] * maison de ses rêves +. Mme Spurgeon a informé M. Spurgeon que le mariage lui ferait perdre ses versements hebdomadaires de pension alimentaire. Selon Mme Spurgeon, M. Spurgeon a reconnu ce fait, en répondant qu’elle n’aurait pas à se soucier de son avenir financier.

 

[6] Les deux parties ont agi comme si leur relation était permanente. Comme il l’avait promis, M. Spurgeon a pris les arrangements voulus pour que le voyage de noces des époux se déroule au Portugal. Mme Spurgeon a vendu sa maison et a remis le produit de cette vente à M. Spurgeon pour qu’il l’investisse. Toutefois, la vie qu’ils avaient imaginée ensemble ne s’est jamais concrétisée. M. Spurgeon a installé sa nouvelle épouse dans une petite maison qu’il possédait et qu’il occupait avant leur mariage. Mme Spurgeon s’est trouvée à travailler pour l’entreprise de son mari, accomplissant des tâches comme nettoyer, peinturer et poser le papier peint dans des logements locatifs.

 

[7] M. Spurgeon n’a pas modifié la gestion de ses affaires. Comme auparavant, il exerçait ces activités à son propre bénéfice et au bénéfice de ses enfants. Afin de maximiser les ressources de la compagnie et l’héritage remis à ses enfants, il ne retirait qu’un revenu limité de l’entreprise.

 

 

[8] Après leur séparation en décembre 1992, Mme Spurgeon est demeurée dans le foyer conjugal et M. Spurgeon a emménagé dans un garage qu’il avait rénové. Mme Spurgeon a continué de travailler pour l’entreprise pendant une courte période. Des problèmes ont surgi, qui ont pris de l’ampleur, après que M. Spurgeon a demandé à Mme Spurgeon de payer un loyer. Le couple a réglé les problèmes de comptabilité reliés au travail de Mme Spurgeon et à son occupation de l’ancien foyer conjugal. À la suite de ces arrangements, Mme Spurgeon est demeurée dans la maison pendant quatre autres mois sans payer de loyer.

 

[9] En 1994, Mme Spurgeon est retournée travailler pour l’entreprise pendant une courte période. Cette démarche s’inscrivait dans une vaine tentative de réconciliation des époux. Ces efforts ayant échoué, M. et Mme Spurgeon se sont séparés de façon définitive. Mme Spurgeon a finalement obtenu un emploi à temps partiel. Au moment du procès, ce travail lui assurait un revenu modeste. M. Spurgeon est demeuré dans le garage rénové où il avait vécu et il a continué de vivre à peu près comme il l’avait fait avant son mariage.

 

Le jugement de première instance

 

[10] Le juge de première instance a conclu que, à toutes fins pratiques, M. et Mme Spurgeon étaient tous deux dans la même situation financière qu’avant le mariage, mis à part une exception flagrante : Mme Spurgeon ne recevait plus sa pension alimentaire de 350 $ par semaine.

 

[11] Le litige portait principalement sur la réclamation, par Mme Spurgeon, d’une pension alimentaire payable par versements périodiques de 350 $ par semaine. Autrement dit, Mme Spurgeon voulait que M. Spurgeon l’indemnise, jusqu’à ce qu’elle ait atteint 65 ans, de la perte des versements de pension alimentaire qu’elle recevait avant le mariage. Il n’y avait pas et il n’y a pas de problème quant à la capacité de M. Spurgeon de payer une pension alimentaire au montant ci-dessus.

 

[12] Le juge de première instance a estimé que M. Spurgeon n’était pas responsable de la perte de la pension alimentaire. Pour justifier cette conclusion, le juge a affirmé que [TRADUCTION] * selon la jurisprudence, le mariage ne donne pas automatiquement droit à une pension alimentaire pour le reste de la vie +, et le juge a souligné qu’il avait tenu compte des facteurs visés au paragraphe 15(4) pour décider de ce qui était équitable. Le juge a appliqué les objectifs prévus par l’article 15 de la Loi de 1985 sur le divorce, 1985, L.R.C. 1985, ch.3 (2e suppl.) aux circonstances découlant du mariage des Spurgeon et de son échec. Dans le cadre de cette démarche, le juge de première instance a conclu expressément que les promesses de M. Spurgeon concernant leur train de vie ne le rendaient pas responsable de la perte de versements hebdomadaires subie par Mme Spurgeon. Celle-ci devait assumer elle-même cette perte.

 

[13] Le juge de première instance a conclu à la pertinence du travail accompli par Mme Spurgeon pour l’entreprise en 1994. Il a jugé que Mme Spurgeon avait droit à plus qu’un simple salaire horaire. Selon le juge, Mme Spurgeon avait collaboré aux activités de la compagnie et contribué à l’accroissement de sa valeur, et son apport avait dépassé les simples tâches accomplies. Pour cette raison, il lui a accordé un paiement forfaitaire de 10 000 $. Le juge de première instance a déclaré qu’il entendrait les arguments des parties concernant la nature qu’il conviendrait de reconnaître au paiement de 10 000 $. Il pourrait s’agir d’une indemnisation pour les efforts consacrés à l’entreprise comme il pourrait s’agir d’une pension alimentaire. Toutefois, dès ces propos énoncés, le juge a commencé à parler du paiement comme d’un versement alimentaire forfaitaire.

 

 

Les arguments présentés dans le cadre de l’appel

 

[14] La limitation du montant de Mme Spurgeon à un paiement forfaitaire de 10 000 $ tenait compte de différents facteurs. De façon manifeste, le juge de première instance a accordé une très grande importance au fait que, premièrement, le mariage avait duré seulement un an et que, deuxièmement, la perte de la pension alimentaire résultait directement d’une décision de Mme Spurgeon. Mme Spurgeon s’était mariée [TRADUCTION] * en sachant parfaitement qu’elle ne recevrait plus de pension alimentaire +.

 

[15] Me McLeod, l’avocat de Mme Spurgeon, invoque l’article 15 de la Loi sur le divorce et la jurisprudence relative à cet article en fonction du contexte qui précède. Selon Me McLeod, cet article et cette jurisprudence établissent clairement qu’un époux a droit à une pension alimentaire s’il a subi des inconvénients économiques découlant du mariage ou de son échec; s’il est devenu dépendant de son partenaire; ou si les parties ont convenu d’une pension alimentaire. Un conjoint subit des inconvénients économiques s’il limite sa capacité à être indépendant. Mme Spurgeon a subi des inconvénients économiques par suite du mariage, ayant perdu le revenu que lui versait la succession de son ex-mari. Me McLeod fait également valoir que M. Spurgeon était au courant de cette conséquence du mariage et qu’il avait donné à entendre qu’il s’occuperait de sa femme. En conséquence, sa cliente devrait pouvoir compter sur M. Spurgeon pour l’aider financièrement.

 

[16] Une pension alimentaire payable par versements périodiques est appropriée. Le paiement forfaitaire est uniquement raisonnable lorsqu’il offre une solution réaliste aux problèmes reliés aux relations économiques entre les parties. Selon l’argumentation présentée, le paiement forfaitaire de 10 000 $ ne permettrait pas à Mme Spurgeon de devenir économiquement indépendante, même si l’on faisait fi de la confusion que manifestent les motifs sur ce point et que l’on supposait que ce paiement puisse être effectivement qualifié de paiement alimentaire.

 

[17] Me McLeod fait également valoir que les versements alimentaires périodiques devraient continuer aussi longtemps que nécessaire. Selon M. McLeod, ils devraient être maintenus jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant les objectifs du soutien alimentaire soulevés par les faits. Bien qu’un tribunal puisse tenir compte de la durée de la relation pour décider de la durée de la pension alimentaire, tout mariage peut donner droit à une pension alimentaire à durée illimitée. Dans le cas du mariage des Spurgeon, la forme de dépendance créée est telle que Mme Spurgeon devrait recevoir une pension alimentaire jusqu’à l’âge de 65 ans.

 

 

[18] Me Clayton, l’avocat de M. Spurgeon, soutient que l’adjudication d’un paiement forfaitaire de 10 000 $ à Mme Spurgeon ne constituait pas une erreur susceptible de révision. La situation difficile dans laquelle se trouve Mme Spurgeon serait principalement imputable aux décisions qu’elle a prises au cours de sa vie, comme celles d’être une mère [TRADUCTION] * au foyer + et de faire seulement [TRADUCTION] * des efforts minimes pour gagner elle-même son revenu dans l’intervalle entre l’échec de son premier mariage, en 1987, et son mariage avec M. Spurgeon +. Selon M. Clayton, il serait incorrect de considérer isolément la décision des parties de se marier. Cette décision ne devrait pas être coupée des autres décisions qui ont contribué à la dépendance de Mme Spurgeon envers la pension alimentaire versée régulièrement par son premier mari. Il faudrait tenir compte de ce contexte et éviter de faire porter le fardeau en entier par M. Spurgeon.

 

[19] Selon M. Spurgeon, le juge de première instance avait tout à fait raison de rendre l’ordonnance qu’il a rendue. Et la brièveté du mariage le justifiait particulièrement de le faire. M. Spurgeon n’aurait pas à être traité comme s’il était l’assureur de Mme Spurgeon, et il n’aurait pas à subir toutes les conséquences économiques du mariage et de son échec.

 

Analyse

 

[20] En ce qui concerne la norme de contrôle judiciaire, je fais référence à des propos tenus par le juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Moge c. Moge (1992), 43 R.F.L. (3d) 345 (C.S.C.); [1992] 3 R.C.S. 813. Dans ses motifs, le juge L’Heureux-Dubé a accepté la recommandation suivante du juge Morden de la Cour d’appel dans l’arrêt Harrington c. Harrington (1981), 33 O.R. (2d) 150, à la p. 154 :

 

[TRADUCTION]

 

En ce qui concerne la norme applicable à l’appel, je suis d’avis que nous ne devrions pas intervenir dans une décision du juge de première instance à moins d’être persuadés que ses motifs recèlent une erreur grave, ce qui inclurait une méprise sérieuse dans l’appréciation de la preuve soumise, bien entendu, et, pour reprendre une expression bien connue, le cas où le juge de première instance a * commis une erreur de principe ou (si son) jugement définitif (est) par ailleurs manifestement erroné + : Attwood c. Attwood, [1968] P. 591, à la p. 596. En d’autres termes, en l’absence d’erreur grave, je ne pense pas que la cour jouisse d’un * pouvoir discrétionnaire indépendant + de se prononcer à nouveau sur la question de la pension alimentaire […]

 

[21] L’article 15 de la Loi sur le divorce autorise le tribunal à rendre une ordonnance alimentaire raisonnable au profit d’un époux. Les dispositions pertinentes de cet article sont ainsi libellées :

 

par. 15(4) La durée de validité de l’ordonnance rendue par le tribunal conformément au présent article peut être déterminée ou indéterminée ou dépendre d’un événement précis; l’ordonnance peut être assujettie aux modalités ou restrictions que le tribunal estime justes et appropriées.

(5) En rendant une ordonnance conformément au présent article, le tribunal tient compte des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chacun des époux […], y compris :

 

a) la durée de la cohabitation des époux;

 

b) les fonctions qu’ils ont remplies au cours de celle-ci;

 

 

[…]

 

(7) L’ordonnance rendue pour les aliments d’un époux conformément au présent article vise :

 

a) à prendre en compte les avantages ou inconvénients économiques qui découlent pour les époux du mariage ou de son échec;

 

[…]

 

c) à remédier à toute difficulté économique que l’échec du mariage leur cause;

 

d) à favoriser, dans la mesure du possible, l’indépendance économique de chacun d’eux dans un délai raisonnable.

 

[22] Voici ce qu’a déclaré le juge L’Heureux-Dubé, dans l’arrêtMoge, à la p. 373 :

 

Ma deuxième observation est qu’il importe de ne pas perdre de vue le fait que les dispositions de la Loi portant sur l’obligation alimentaire conjugale visent les conséquences économiques du mariage ou de son échec pour les deux partenaires. Le mariage peut indiscutablement être pour eux une source d’avantages qu’il est difficile de quantifier économiquement.

 

[…]

 

[…] le mariage et la famille exigent souvent des deux parties le sacrifice de priorités personnelles dans l’intérêt d’objectifs partagés. Tous ces éléments ont une importance indéniable dans l’élaboration du caractère global de chaque mariage. Dans le contexte du divorce, toutefois, l’obligation alimentaire ne concerne pas les avantages émotifs et sociaux du mariage. Le but de l’obligation alimentaire est plutôt de remédier à toute difficulté économique qui découle * du mariage ou de son échec +. Quels que soient les avantages respectifs que peuvent en retirer les parties sur d’autres plans, le processus d’évaluation de l’obligation alimentaire conjugale après la rupture du mariage doit mettre l’accent sur l’effet positif ou négatif qu’a eu le mariage sur les possibilités économiques respectives de chacun des partenaires.

 

[23] Récemment, des décisions de la Cour suprême du Canada ont précisé que, sauf indication contraire, le mariage crée une obligation alimentaire réciproque. À l’article 15 de la Loi sur le divorce, le Parlement a établi les objectifs auxquels doit répondre une ordonnance alimentaire. Aucun de ces objectif n’est supérieur aux autres.

 

 

[24] À mon avis, le juge de première instance a commis une erreur en accordant trop d’importance à la courte durée du mariage. Bien que la durée du mariage présente une certaine pertinence, la doctrine et la jurisprudence invoquées ont montré que même un mariage de courte durée peut donner lieu à des obligations alimentaires de longue durée et peut-être même permanentes. Le juge de première instance s’est trompé en établissant une équation entre le mariage de courte durée et le mariage dont le conjoint peut facilement devenir autonome à court terme. Si une telle séquence est fréquente, elle est moins probable quand le mariage à court terme réunit des partenaires plus âgés, comme c’est le cas des Spurgeon.

 

[25] Les textes invoqués étudient des [TRADUCTION] * situations difficiles + où, à la suite de mariages de courte durée, des personnes risquent fort de ne jamais devenir autonomes. Le professeur Carol Rogerson définit ce genre de situation dans son article * Spousal Support after Moge + (mars 1997), 14 C.F.L.Q. (No3) 281 aux pp. 370-372. Il s’agit de situations où, pour une ou plusieurs raisons, qui peuvent comprendre l’âge, l’époux qui demande une pension alimentaire à la fin d’un court mariage a une capacité limitée de gagner sa vie. L’auteure étudie la jurisprudence postérieure à l’arrêt Moge. Elle y dénote une tendance générale, qui consiste en une [TRADUCTION] * application passablement généreuse [de ce qu’elle appelle le] principe non compensatoire (mais que d’autres appelleraient le principe de la compensation pour les inconvénients économiques découlant de l’échec du mariage, plutôt que les inconvénients découlant du mariage), principe voulant qu’une pension alimentaire soit accordée afin d’adoucir, pour l’époux à faible revenu, l’effet de l’isolement économique découlant de l’échec du mariage +.

 

[26] Pour savoir si Mme Spurgeon a établi, comme il lui incombait de le faire, son droit à une pension alimentaire, il faut porter son attention sur les conséquences que le mariage a eues sur les perspectives économiques de Mme Spurgeon. Une telle démarche implique, entre autres, l’examen de sa situation économique d’avant et d’après le mariage. Le juge de première instance a conclu expressément que Mme Spurgeon avait souffert économiquement de la perte des versements hebdomadaires de sa pension alimentaire. Étant donné son âge, il était déraisonnable de s’attendre à ce qu’elle retourne de façon productive sur le marché du travail. En raison du mariage, la situation économique de Mme Spurgeon a été modifiée à plusieurs égards. Entre autres, elle a dû puiser dans ses épargnes pour couvrir ses frais de subsistance.

 

[27] Le juge de première instance a également trop insisté sur le fait que Mme Spurgeon s’est mariée en sachant qu’elle perdrait son droit aux versements hebdomadaires de la succession de son ex-mari. Suivant cette conception, si une partie à un mariage prend des décisions ayant des répercussions négatives sur sa situation financière, cette partie doit assumer les conséquences découlant de ces décisions. Cette façon de voir s’oppose au point de vue qui a été clairement exprimé par le juge Wilson dans l’arrêt Moge. Voici les propos tenus par le juge Wilson à ce sujet :

 

 

Il arrive qu’une partie soutienne que l’inconvénient économique subi par son conjoint ne découle pas du mariage ou de son échec ou que la difficulté économique n’a pas été causée par la dissolution du mariage. On a invoqué des versions de ces arguments en l’espèce. On a dit que Mme Moge a volontairement choisi de rester à la maison et de s’occuper des enfants et que c’était son choix et non le mariage qui a causé l’inconvénient économique qui en est résulté. De même, on a dit que ses besoins actuels et son absence d’indépendance économique ne découlaient pas du mariage mais du fait qu’elle a choisi de ne pas améliorer son éducation de manière à augmenter son revenu.

 

Une opinion formaliste de la causalité peut entraîner une injustice dans le contexte du par. 17(7) comme dans d’autres cas. La question, aux termes de l’al. 17(7)a), est de savoir si une partie a, en fait, été désavantagée ou avantagée par le mariage; aux termes de l’al. 17(7)c), elle est de savoir si l’échec du mariage a en fait entraîné un inconvénient économique pour l’un des époux. Les arguments hypothétiques présentés après le fait sur les différents choix que les personnes auraient pu faire et qui auraient pu avoir des résultats différents ne sont pas pertinents, à moins que les parties aient agi de manière déraisonnable ou injuste. Par exemple, en l’espèce, en se conformant au modèle social de l’époque, Mme Moge a accepté d’assumer la responsabilité principale à l’égard du foyer et des enfants et a limité ses autres activités à la contribution d’un revenu d’appoint pour la famille plutôt qu’à l’obtention d’une meilleure éducation ou à la poursuite de sa carrière. C’était le cadre domestique qui existait dans le ménage. Ce que Mme Moge aurait pu faire dans un cadre différent avec des attentes sociales et familiales différentes n’est pas pertinent.

 

De même, pour déterminer si les inconvénients économiques d’un conjoint découlent de l’échec du mariage, on doit d’abord comparer la situation réelle dans laquelle il se trouvait avant et après la rupture. Si la difficulté économique a commencé peu après l’échec du mariage, cela peut constituer une bonne indication qu’elle a été causée par la dissolution de la famille. Les arguments selon lesquels une ex-épouse devrait faire davantage pour elle-même doivent être examinés en fonction de sa situation et de ses aptitudes, physiques et psychologiques. Par exemple, il peut être déraisonnable de s’attendre à ce qu’une personne d’un certain âge qui a consacré la plus grande partie de sa vie à des tâches domestiques dans son mariage dispute de rares emplois à de jeunes diplômés des collèges. Même les femmes qui ont travaillé à l’extérieur du foyer pendant leur mariage peuvent constater que leurs possibilités d’avancement ont été réduites de façon permanente en raison des efforts qu’elles ont consacré à leur foyer et à leur famille plutôt qu’à leur travail, que la femme soit une concierge comme Mme Moge ou une professionnelle compétente. L’échec du mariage peut parfois faire naître chez la femme des sentiments d’incompétence ou de dépression qui ne lui permettent pas d’en faire davantage. Bref, il faut examiner tout le contexte de sa conduite. Il n’est pas suffisant de dire dans l’absolu que l’ex-épouse aurait dû ou devrait faire davantage et soutenir sur ce fondement que c’est son inaction plutôt que l’échec du mariage qui constitue la cause de ses difficultés économiques. Il faut examiner la réalité sociale et personnelle de la situation dans laquelle elle se trouve et juger la question de manière équitable à partir de ce point de vue.

 

[Je souligne.]

 

[28] Bien que ces paroles s’appliquassent à une demande de modification de la pension alimentaire d’un époux, les lignes directrices énoncées à l’art. 17 et à l’art. 15 de la Loi sur le divorceressemblent beaucoup à celles visées par cette demande. Mme Spurgeon aurait pu faire d’autres choix, mais ce fait n’est pas pertinent à son droit à une pension alimentaire. Lorsqu’il a refusé une pension alimentaire à Mme Spurgeon, le juge de première instance a tenu compte du fait que Mme Spurgeon a épousé M. Spurgeon tout en sachant qu’elle allait perdre ses versements de pension hebdomadaires. En procédant de la sorte, le juge a commis une erreur.

 

[29] Compte tenu de ces deux erreurs de principe, j’ai conclu que le juge de première instance a commis une erreur susceptible de révision en refusant une pension alimentaire à versements périodiques à Mme Spurgeon et en la privant d’un redressement qui aurait pallié les conséquences financières de la perte des versements alimentaires hebdomadaires; et j’ai conclu que cette erreur habilite le présent tribunal à faire table rase et à décider lui-même de l’admissibilité de Mme Spurgeon à une pension alimentaire.

 

[30] La forme de redressement la plus appropriée est la pension alimentaire à versements périodiques. Premièrement, un jugement pour des versements périodiques reflète directement les conséquences économiques subies par Mme Spurgeon en raison de son mariage. De plus, il ressort clairement de Mannarino v.Mannarino (1992), 43 R.F.L. (3d) 309 (C.A. Ont.) que les paiements forfaitaires sont exceptionnels, à moins qu’il y ait un risque réel que les versements périodiques ne soient pas effectués. L’adjudication d’un paiement forfaitaire est particulièrement contestable si le juge de première instance omet d’identifier clairement la nature du redressement accordé ou de justifier le montant de ce redressement.

 

[31] Je me penche maintenant sur la durée de la pension alimentaire. Chaque mariage engendre une structure de dépendance qui lui est propre, et le tribunal devrait reconnaître et corriger la dépendance particulière à laquelle il fait face lorsqu’il détermine la durée de la pension alimentaire. La période sur laquelle court la pension alimentaire est à établir, et c’est à Mme Spurgeon qu’il incombe de prouver son admissibilité. Mme Spurgeon n’avait pas fait de demande de pension alimentaire avant de déposer sa demande reconventionnelle en divorce, c’est-à-dire avant le 4 juillet 1995. Rien dans le dossier ne montre pourquoi elle n’a pas présenté sa demande plus tôt. La pension alimentaire sera donc payable à partir de juillet 1995. Mme Spurgeon a reconnu, comme il se devait, que sa situation allait changer quand elle atteindrait 65 ans et qu’il est raisonnable que la pension alimentaire accordée soit maintenue jusqu’à cette date.

 

 

[32] Comme tout ce qui se rapporte à la pension alimentaire, le montant accordé doit tenir compte des facteurs discrétionnaires énoncés dans la législation applicable ainsi que des objectifs qui ont cours en matière de pensions alimentaires et qui sont pertinents à l’espèce. Mme Spurgeon ayant droit à une pension alimentaire en raison des conséquences économiques du mariage et de son échec, le montant accordé doit être proportionné à l’étendue des inconvénients économiques qu’elle a subis. L’arrêt Moge précise que * les conséquences économiques doivent être partagées de façon équitable par les deux conjoints +, une disposition qui, dans les circonstances particulières de l’espèce, doit être interprétée comme signifiant qu’elles doivent être partagées * également +. En conséquence, M. Spurgeon devra verser à Mme Spurgeon une pension alimentaire de 175 $ par semaine.

 

[33] Le juge de première instance n’a aucunement justifié l’adjudication d’un montant forfaitaire de 10 000 $. Puisque Mme Spurgeon recevra maintenant une pension alimentaire payable par versements périodiques, il n’y a aucune raison valable pour maintenir cette allocation. Mme Spurgeon n’a pas droit au montant forfaitaire en plus de ces versements périodiques.

 

[34] L’appel est accueilli. Le jugement ci-dessous est annulé. Le tribunal accorde à Mme Spurgeon une pension alimentaire de 175 $ par semaine. Cette pension commencera à courir à la date de délivrance de la requête reconventionnelle en divorce et elle prendra fin au 65e anniversaire de Mme Spurgeon. Et cette pension remplacera le paiement forfaitaire de 10 000 $ qui avait été accordé. Toutes les autres conditions demeureront inchangées.

 

[35] À moins que nous entendions des arguments contraires dans un délai de 15 jours, les dépens, que nous fixons à 2 500 $, suivront le sort de l’affaire.

 

 

LE JUGE EPSTEIN

 

LE JUGE CARNWATH

 

LE JUGE VALIN

 

Prononcé le 28 mars 2001.