Sa Majesté la Reine c. Tinker et al. Sa Majesté la Reine c. Eckstein Sa Majesté la Reine c. Larocque

  • Dossier :
  • Date : 2024

Sa Majesté la Reine c. Tinker et al.

Sa Majesté la Reine c. Eckstein

Sa Majesté la Reine c. Larocque

[Répertorié : R. c. Tinker]

2017 ONCA 552

Cour d’appel de l’Ontario, les juges Rouleau, van Rensburg et Pardu
30 juin 2017

Charte des droits et libertés — Traitement cruel et inusité — Suramende compensatoire — Suramende compensatoire prévue à l’art. 737 du Code non totalement disproportionnée et ne constituant pas une violation de l’art. 12 de la Charte — Charte canadienne des droits et libertés, art. 12 — Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 737.

Charte des droits et libertés — Justice fondamentale — Suramende compensatoire obligatoire — Suramende compensatoire prévue à l’art. 737 du Code ne constituant pas une violation de l’art. 7 de la Charte — Régime de la suramende entravant les droits à la liberté des contrevenants — Suramende ne privant pas les contrevenants de la sécurité de leur personne, car n’occasionnant pas une tension psychologique causée par l’État de nature à constituer une ingérence dans des choix profondément intimes et personnels d’un individu revêtant une importance fondamentale,  ni à constituer des préjugés liés au fait d’avoir une importante amende impayée suffisante pour nuire à l’intégrité psychologique — Article 737 n’ayant pas une portée excessive ni n’étant totalement disproportionné — Privation de liberté conforme aux principes de justice fondamentale — Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 — Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 737.

Les appelants ont demandé l’autorisation d’interjeter appel, et ont porté en appel les décisions confirmant la constitutionnalité de la suramende compensatoire obligatoire prévue à l’art. 737 du Code criminel.

Arrêt : L’autorisation d’interjeter appel est accordée ; les appels sont rejetés.

L’autorisation d’interjeter appel devrait être accordée au regard de la question de savoir si la suramende compensatoire obligatoire viole l’art. 7 ou 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, mais non en ce qui a trait à la question de savoir s’il y a eu violation de l’art. 15 de la Charte. La question touchant l’art. 15 a été soulevée devant le juge de première instance pour un groupe d’appelants, mais le juge de première instance n’a pas jugé nécessaire de traiter de cette question, et le juge chargé des appels en matière de poursuites sommaires n’a pas été saisi de cette question.

Plusieurs aspects du régime de suramende compensatoire concernent sa constitutionnalité. (1) Si, en raison de son incapacité de payer une suramende, un contrevenant présente une demande en vue de prolonger le délai de paiement, la Cour doit accorder au contrevenant un délai raisonnable pour la payer. (2) Un contrevenant ne manque pas à ses obligations de payer la suramende si une prolongation est accordée dans le délai de paiement autorisé, et il est possible de demander des prorogations successives si le contrevenant est toujours dépourvu des moyens de payer la suramende. Il n’existe aucun mécanisme civil d’exécution, comme la saisie-arrêt ou la saisie de biens, pour assurer le recouvrement de la suramende. Un contrevenant démuni qui ne peut pas payer la suramende dans le délai accordé ne peut pas être emprisonné pour défaut de paiement.

Le droit à la liberté de l’appelant a été enfreint par la suramende obligatoire du fait de l’éventualité d’être contraint de comparaître à une audience sur l’incarcération prévue à l’article 734.7 du Code, en cas de manquement. La suramende obligatoire n’avait pas pour effet de priver les appelants de la sécurité de leur personne car elle ne leur a pas occasionné de tension psychologique grave causée par l’État. Pour que l’atteinte à l’intégrité psychologique soit équivalente à une atteinte à la sécurité de la personne, elle doit porter atteinte à l’autonomie et à la dignité de la personne ou à son droit à la vie privée de manière intime et profonde. Bien que certains des appelants étaient démunis et marginalisés, la tension résultant de l’assujettissement à de longues périodes d’endettement ne nuisait pas à leur intégrité psychologique au point qu’il faille invoquer l’art. 7 de la Charte. De plus, les préjugés liés au fait d’avoir une importante amende impayée ne suffisent pas pour nuire à l’intégrité psychologique des appelants.

L’article 737 n’a pas une portée excessive et n’est pas totalement disproportionné. L’objet du régime de suramende compensatoire obligatoire est, d’une part, de collecter des fonds pour les services publics qui assistent les victimes d’actes criminels et, d’autre part, de rendre les contrevenants responsables envers les victimes d’actes criminels et la collectivité en exigeant qu’ils contribuent à ces fonds. On ne saurait soutenir qu’il n’existe pas de lien rationnel entre la privation de la liberté des appelants (en ce qu’ils pourraient être contraints de comparaître à une audience sur l’incarcération) et l’objectif de percevoir de l’argent pour des services aux victimes. Si l’on compare la gravité que constitue la privation de liberté entraînée par l’art. 737 du Code avec l’importance de l’objectif visé par les dispositions relatives à la suramende, on ne pourrait avancer que cette privation est totalement disproportionnée. La privation de liberté des appelants cadrait avec les principes de justice fondamentale.

Si l’on présume pour les besoins du présent appel que l’imposition d’une suramende et les mesures qui existent pour contraindre quelqu’un à s’en acquitter équivalent à un « traitement » au sens de l’art. 12 de la Charte, la suramende compensatoire obligatoire n’est pas totalement disproportionnée par rapport à ce que constituerait une peine proportionnée dans le cas des appelants, et elle ne porte pas atteinte à l’art. 12 de la Charte.

décisions examinées : R. v. Michael (2014), 121 O.R. (3d) 244, [2014] O.J. no 3609, 2014 ONCJ 360, 12 C.R. (7th) 44, 317 C.R.R. (2d) 21, 314 C.C.C. (3d) 180, 115 W.C.B. (2d) 564; R. v. Pham, [2002] O.J. no 2545, 161 O.A.C. 80, 167 C.C.C. (3d) 570, 6 C.R. (6th) 373, 94 C.R.R. (2d) 371, 54 W.C.B. (2d) 597 (C.A.); R. c. Wu, [2003] 3 R.C.S. 530, [2003] S.C.J. no 78, 2003 CSC 73, 234 D.L.R. (4th) 87, 313 N.R. 201, J.E. 2004-142, 182 O.A.C. 6, 180 C.C.C. (3d) 97, 16 C.R. (6th) 289, 113 C.R.R. (2d) 297, 59 W.C.B. (2d) 138; Thompson v. Ontario (Attorney General) (2016), 134 O.R. (3d) 255, [2016] O.J. no 4801, 2016 ONCA 676, 364 C.R.R. (2d) 257, 352 O.A.C. 336, 409 D.L.R. (4th) 628, 270 A.C.W.S. (3d) 399

distinction faite d’avec : Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, [2011] 3 R.C.S. 134, [2011] S.C.J. no 44, 2011 CSC 44, 244 C.R.R. (2d) 209, 310 B.C.A.C. 1, 421 N.R. 1, 2011EXP-2938, J.E. 2011-1649, EYB 2011-196343, 336 D.L.R. (4th) 385, 272 C.C.C. (3d) 428, 86 C.R. (6th) 223, 22 B.C.L.R. (5th) 213, [2011] 12 W.W.R. 43, 205 A.C.W.S. (3d) 673, 96 W.C.B. (2d) 322

Autres décisions mentionnées :

Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), [2004] 2 R.C.S. 248, [2004] S.C.J. no 40, 2004 CSC 42, 240 D.L.R. (4th) 81, 322 N.R. 205, [2005] 2 W.W.R. 605, 199 B.C.A.C. 45, 33 B.C.L.R. (4th) 195, 184 C.C.C. (3d) 449, 21 C.R. (6th) 82, 121 C.R.R. (2d) 1, 61 W.C.B. (2d) 217; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, [2000] S.C.J. no 43, 2000 CSC 44, 190 D.L.R. (4th) 513, 260 N.R. 1, [2000] 10 W.W.R. 567, J.E. 2000-1872, 141 B.C.A.C. 161, 81 B.C.L.R. (3d) 1, 23 Admin. L.R. (3d) 175, 3 C.C.E.L. (3d) 165, [2000] CLLC ¶230-040, 77 C.R.R. (2d) 189, 38 C.H.R.R. D/153, 99 A.C.W.S. (3d) 1024; Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, [2013] S.C.J. no 72, 2013 CSC 72, 366 D.L.R. (4th) 237, 452 N.R. 1, 312 O.A.C. 53, 2014EXP-30, J.E. 2014-21, 303 C.C.C. (3d) 146, 7 C.R. (7th) 1, 297 C.R.R. (2d) 334; Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, [2015] S.C.J. no 5, 2015 CSC 5, 17 C.R. (7th) 1, 327 C.R.R. (2d) 334, 66 B.C.L.R. (5th) 215, [2015] 3 W.W.R. 425, 320 C.C.C. (3d) 1, 366 B.C.A.C. 1, 468 N.R. 1, 384 D.L.R. (4th) 14, 2015EXP-471, J.E. 2015-245, EYB 2015-247729, 120 W.C.B. (2d) 561, 252 A.C.W.S. (3d) 74; Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, [2005] S.C.J. no 33, 2005 CSC 35, 254 D.L.R. (4th) 577, 335 N.R. 25, J.E. 2005-1144, 130 C.R.R. (2d) 99, 53 C.H.R.R. D/1, EYB 2005-91328, 139 A.C.W.S. (3d) 1080; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, [1999] S.C.J. no 47, 177 D.L.R. (4th) 124, 244 N.R. 276, J.E. 99-1756, 216 N.B.R. (2d) 25, 26 C.R. (5th) 203, 66 C.R.R. (2d) 267, 50 R.F.L. (4th) 63, 552 A.P.R. 25, 90 A.C.W.S. (3d) 698; R. c. Boudreault, [2016] J.Q. no 16795, 2016 QCCA 1907, 2016EXP-3879, J.E. 2016-2139, 343 C.C.C. (3d) 131, 368 C.R.R. (2d) 80, EYB 2016-273353; R. c. Cloud, [2016] J.Q. no 2819, 2016 QCCA 567, 2016EXP-1221, J.E. 2016-664, EYB 2016-264125, 28 C.R. (7th) 310, 340 C.C.C. (3d) 547, 129 W.C.B. (2d) 627; R. c. Malouin, [2015] J.Q. no 15737, 2015 QCCQ 14118, 2016EXP-868, J.E. 2016-455; R. c. Zachary, [1996] J.Q. no 2970, [1996] R.J.Q. 2484, J.E. 96-1977, 3 C.R. (5th) 96, 32 W.C.B. (2d) 270, EYB 1996-65497 (C.A.); R. c. Appulonappa, [2015] 3 R.C.S. 754, [2015] S.C.J. no 59, 2015 CSC 59, 35 Imm. L.R. (4th) 171, 345 C.R.R. (2d) 74, 390 D.L.R. (4th) 425, 478 N.R. 3, 24 C.R. (7th) 385, 379 B.C.A.C. 3, 332 C.C.C. (3d) 1, 2015EXP-3369, J.E. 2015-1855, EYB 2015-259070, 128 W.C.B. (2d) 236; R. v. Barinecutt, [2015] B.C.J. no 1376, 2015 BCPC 189, 337 C.R.R. (2d) 1; R. c. Beare; R. c. Higgins, [1988] 2 R.C.S. 387, [1987] S.C.J. no 92, 55 D.L.R. (4th) 481, 88 N.R. 205, [1989] 1 W.W.R. 97, J.E. 89-13, 71 Sask. R. 1, 45 C.C.C. (3d) 57, 66 C.R. (3d) 97, 36 C.R.R. 90, 8 W.C.B. (2d) 247; R. v. Bourque, [2005] O.J. no 591, 194 O.A.C. 280, 193 C.C.C. (3d) 485, 63 W.C.B. (2d) 508 (C.A.); R. v. Crowell, [1992] N.S.J. no 380, 115 N.S.R. (2d) 355, 76 C.C.C. (3d) 413, 16 C.R. (4th) 249, 17 W.C.B. (2d) 420 (C.A.); R. v. Desjardins (1996), 182 N.B.R. (3d) 321 (C.A.); R. v. Dyck (2008), 90 O.R. (3d) 409, [2008] O.J. no 1567, 2008 ONCA 309, 236 O.A.C. 26, 57 C.R. (6th) 275, 171 C.R.R. (2d) 187, 232 C.C.C. (3d) 450, 77 W.C.B. (2d) 802; R. c. Ferguson, [2008] 1 R.C.S. 96, [2008] S.C.J. no 6, 2008 CSC 6, 228 C.C.C. (3d) 385, EYB 2008-130228, [2008] 5 W.W.R. 387, J.E. 2008-514, 371 N.R. 231, 290 D.L.R. (4th) 17, 425 A.R. 79, 54 C.R. (6th) 197, 87 Alta. L.R. (4th) 203, 168 C.R.R. (2d) 34, 78 W.C.B. (2d) 303; R. v. Flaro, [2014] O.J. no 94, 2014 ONCJ 2, 7 C.R. (7th) 151, 111 W.C.B. (2d) 441; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, [1991] S.C.J. no 90, 131 N.R. 1, J.E. 91-1764, 5 B.C.A.C. 161, 61 B.C.L.R. (2d) 145, 67 C.C.C. (3d) 481, 8 C.R. (4th) 82, 7 C.R.R. (2d) 1, 31 M.V.R. (2d) 137, 14 W.C.B. (2d) 206; R. v. Im, [2009] O.J. no 373, 2009 ONCA 101, 242 C.C.C. (3d) 77, 64 C.R. (6th) 157; R. c. J. (K.R.), [2016] 1 R.C.S. 906, [2016] S.C.J. no 31, 2016 CSC 31, 30 C.R. (7th) 1, 337 C.C.C. (3d) 285, 400 D.L.R. (4th) 398, 486 N.R. 1, 390 B.C.A.C. 1, 358 C.R.R. (2d) 204, 2016EXP-2359, J.E. 2016-1303, EYB 2016-268160, 130 W.C.B. (2d) 668; R. v. Javier, [2014] O.J. no 3725, 2014 ONCJ 361, 318 C.R.R. (2d) 1, 115 W.C.B. (2d) 288; R. c. Lavigne, [2006] 1 R.C.S. 392, [2006] S.C.J. no 10, 2006 CSC 10, 264 D.L.R. (4th) 385, 346 N.R. 160, J.E. 2006-727, 206 C.C.C. (3d) 449, 36 C.R. (6th) 55, EYB 2006-103137, 68 W.C.B. (2d) 792; R. c. Lloyd, [2016] 1 R.C.S. 130, [2016] S.C.J. no 13, 2016 CSC 13, 27 C.R. (7th) 205, 334 C.C.C. (3d) 20, 354 C.R.R. (2d) 327, 396 D.L.R. (4th) 595, 482 N.R. 35, 385 B.C.A.C. 1, 2016EXP-1224, J.E. 2016-666, EYB 2016-264530, 129 W.C.B. (2d) 178; R. v. MacFarlane, [1997] P.E.I.J. no 116, 157 Nfld. & P.E.I.R. 208, 121 C.C.C. (3d) 211, 99 G.T.C. 7097, 37 W.C.B. (2d) 37 (C.A.); R. v. Madeley, [2016] O.J. no 5001, 2016 ONCJ 579, 32 C.R. (7th) 136, 133 W.C.B. (2d) 119; R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, [2003] 3 R.C.S. 571, [2003] S.C.J. no 79, 2003 CSC 74, 233 D.L.R. (4th) 415, 314 N.R. 1, [2004] 4 W.W.R. 407, J.E. 2004-131, 191 B.C.A.C. 1, 23 B.C.L.R. (4th) 1, 179 C.C.C. (3d) 417, 16 C.R. (6th) 1, 114 C.R.R. (2d) 189, 59 W.C.B. (2d) 116; R. v. Mahmood, [2016] O.J. no 3259, 2016 ONCA 75; R. v. Metin (2013), 113 O.R. (3d) 716, [2013] O.J. no 176, 2013 ONCA 21, 302 O.A.C. 35, 104 W.C.B. (2d) 1240; R. v. Michaud (2015), 127 O.R. (3d) 81, [2015] O.J. no 4540, 2015 ONCA 585, 339 O.A.C. 41, 341 C.R.R. (2d) 89, 82 M.V.R. (6th) 171, 22 C.R. (7th) 246, 328 C.C.C. (3d) 228, 126 W.C.B. (2d) 70 [autorisation d’interjeter appel à la C.S.C. refusée à [2015] S.C.C.A. no 450]; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, [1988] S.C.J. no 1, 44 D.L.R. (4th) 385, 82 N.R. 1, J.E. 88-220, 26 O.A.C. 1, 37 C.C.C. (3d) 449, 62 C.R. (3d) 1, 31 C.R.R. 1, 3 W.C.B. (2d) 332; R. c. Moriarity, [2015] 3 R.C.S. 485, [2015] S.C.J. no 55, 2015 CSC 55, 24 C.R. (7th) 357, 477 N.R. 356, 344 C.R.R. (2d) 319, 332 C.C.C. (3d) 38, 394 D.L.R. (4th) 573, 2015EXP-3269, J.E. 2015-1813, EYB 2015-258807, 128 W.C.B. (2d) 26; R. v. Novielli, [2015] O.J. no 1903, 2015 ONCJ 192, 333 C.R.R. (2d) 172, 322 C.C.C. (3d) 239, 121 W.C.B. (2d) 224; R. c. Nur, [2015] 1 R.C.S. 773, [2015] S.C.J. no 15, 2015 CSC 15, 332 C.R.R. (2d) 128, 18 C.R. (7th) 227, 469 N.R. 1, 322 C.C.C. (3d) 149, 385 D.L.R. (4th) 1, 332 O.A.C. 208, 2015EXP-1133, 121 W.C.B. (2d) 117, J.E. 2015-622, EYB 2015-250517; R. c. Olson, [1989] 1 R.C.S. 296, [1989] S.C.J. no 7, 96 N.R. 223, J.E. 89-622, 33 O.A.C. 369, 47 C.C.C. (3d) 491, 7 W.C.B. (2d) 98, confirmant (1987), 62 O.R. (2d) 321, [1987] O.J. no 855, 22 O.A.C. 287, 38 C.C.C. (3d) 534, 3 W.C.B. (2d) 61 (C.A.); R. v. R. (R.) (2008), 90 O.R. (3d) 641, [2008] O.J. no 2468, 2008 ONCA 497, 238 O.A.C. 242, 59 C.R. (6th) 258, 234 C.C.C. (3d) 463, 78 W.C.B. (2d) 606; R. v. Roach, [2009] O.J. no 662, 2009 ONCA 156, 246 O.A.C. 96, 185 C.R.R. (2d) 333; R. c. Safarzadeh-Markhali, [2016] 1 R.C.S. 180, [2016] S.C.J. no 14, 2016 CCC 14, 27 C.R. (7th) 265, 334 C.C.C. (3d) 1, 354 C.R.R. (2d) 309, 396 D.L.R. (4th) 575, 347 O.A.C. 1, 482 N.R. 90, 2016EXP-1219, J.E. 2016-662, EYB 2016-264529, 129 W.C.B. (2d) 125; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, [1987] S.C.J. no 36, 40 D.L.R. (4th) 435, 75 N.R. 321, [1987] 5 W.W.R. 1, J.E. 87-810, 15 B.C.L.R. (2d) 273, 34 C.C.C. (3d) 97, 58 C.R. (3d) 193, 31 C.R.R. 193, 2 W.C.B. (2d) 303; R. v. Smits, [2012] O.J. no 3629, 2012 ONCA 524, 294 O.A.C. 355, 36 M.V.R. (6th) 217, 102 W.C.B. (2d) 316; R. v. Tinker (2014), 120 O.R. (3d) 791, [2014] O.J. no 2056, 2014 ONCJ 208, 11 C.R. (7th) 43, 309 C.R.R. (2d) 291, 113 W.C.B. (2d) 206; R. c. Topp, [2011] 3 R.C.S. 119, [2011] S.C.J. no 43, 2011 CSC 43, 421 N.R. 95, 283 O.A.C. 1, 2011EXP-2880, J.E. 2011-1613, 336 D.L.R. (4th) 432, 272 C.C.C. (3d) 417, 86 C.R. (6th) 271, 96 W.C.B. (2d) 347; R. v. Transport Robert (1973) Ltée (2003), 68 O.R. (3d) 51, [2003] O.J. no 4306, 234 D.L.R. (4th) 546, 178 O.A.C. 361, 180 C.C.C. (3d) 254, 16 C.R. (6th) 136, 112 C.R.R. (2d) 363, 46 M.V.R. (4th) 24, 59 W.C.B. (2d) 417 (C.A.); R. c. Wu, [2003] 3 R.C.S. 530, [2003] S.C.J. no 78, 2003 CSC 73, 234 D.L.R. (4th) 87, 313 N.R. 201, J.E. 2004-142, 182 O.A.C. 6, 180 C.C.C. (3d) 97, 16 C.R. (6th) 289, 113 C.R.R. (2d) 297, 59 W.C.B. (2d) 138, JCPQ 2004-3; R. c. Zelensky, [1978] 2 R.C.S. 940, [1978] S.C.J. no 48, 86 D.L.R. (3d) 179, 21 N.R. 372, [1978] 3 W.W.R. 693, 41 C.C.C. (2d) 97, 2 C.R. (3d) 107, 2 W.C.B. 320; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (Colombie-Britannique) par. 94(2), [1985] 2 R.C.S. 486, [1985] S.C.J. no 73, 24 D.L.R. (4th) 536, 63 N.R. 266, [1986] 1 W.W.R. 481, J.E. 86-99, 69 B.C.L.R. 145, 23 C.C.C. (3d) 289, 48 C.R. (3d) 289, 18 C.R.R. 30, 36 M.V.R. 240, 15 W.C.B. 343; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, [1993] S.C.J. no 94, 107 D.L.R. (4th) 342, 158 N.R. 1, [1993] 7 W.W.R. 641, J.E. 93-1670, 34 B.C.A.C. 1, 82 B.C.L.R. (2d) 273, 85 C.C.C. (3d) 15, 24 C.R. (4th) 281, 17 C.R.R. (2d) 193, 20 W.C.B. (2d) 589

Lois mentionnées

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11i), 12 et 15

Loi constitutionnelle de 1867, art. 92

Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 [mod.], art. 4(1)

Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 88 [mod.], 264.1 [mod.], 266 [mod.], 270(1)b), 344(1) [mod.], 430(4) [mod.], 465(1)c), partie XVI [mod.], art. 495(1), 497 [mod.], partie XVIII [mod.], art. 718 [mod.], f), 733.1(1), 734(2), (3) [mod.], (4), (5), 734.1, 734.3 [mod.], 734.5b), 734.6, 734.7 [mod.], (1), a)(ii), b), (i), (ii), (3), 736 [mod.], 737 [mod.], (1) [mod.], (2) [mod.], (3), (4), (7), (9) [mod.], 737.4, 738(1) [mod.], 839(1)

Loi sur l’accise, L.R.C. 1985, ch. E-14 [mod.]

Code de la route, L.R.O. 1990, chap. H.8, art. 84.1 (3), (5)

Loi sur la responsabilisation des contrevenants à l’égard des victimes, L.C. 2013, ch. 11, art. 3(1)

Loi sur la santé mentale, L.R.O. 1990, chap. M.7 [mod.]

Règles et règlements mentionnés

Exemptions, règles spéciales et fixation du salaire minimum, Règl. de l’Ont. 285/01, art. 5 (1)

Autres sources

Débats de la Chambre des communes (Hansard), 33e Législ., 2e Sess., Vol. 9 (19 novembre 1987)

Débats de la Chambre des communes (Hansard), 41e Législ., 1re Sess., No. 146 (17 septembre 2012)

Débats de la Chambre des communes (Hansard), 41e Législ., 1re Sess., No. 196 (11 décembre 2012)

Chambre des communes, Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Procès-verbal, 41e Législ., 1re Sess., No 46 (23 octobre 2012)

Chambre des communes, Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Les droits des victimes : participer sans entraver : Rapport du Comité permanent de la justice et des droits de la personne (octobre 1998)

Appel de la décision du juge Glass, dont les motifs figurent à [2015] O.J. no 1758, 2015 ONSC 2284, 20 C.R. (7th) 174 (C.S.J.), accueillant l’appel de la peine imposée par le juge Beninger à (2014), 120 O.R. (3d) 784, [2014] O.J. no 2056, 2014 ONCJ 208.

Appel de la décision du juge Paciocco, dont les motifs figurent à [2015] O.J. no 1869, 2015 ONCJ 222.

Appel de la décision de la juge Lacelle, dont les motifs figurent à [2015] O.J. no 7135, 2015 ONSC 5407 (C.S.J.), accueillant l’appel de la peine imposée par le juge Legault, dont les motifs figurent à [2014] O.J. no 4113, 2014 ONCJ 428.

Delmar Doucette, Daniel Santoro et Megan Howatt, pour les appelants Edward Tinker, Kelly Judge, Michael Bondoc et Wesley Mead

James Foord et Brandon Crawford, pour l’appelant Garret Eckstein

Yves Jubinville, pour l’appelant Daniel Larocque

Michael Perlin et Philippe Cowle, pour le procureur général de l’Ontario, partie intimée

Luc Boucher et Tim Radcliffe, pour le Service des poursuites pénales du Canada, partie intimée

Jackie Esmonde et Daniel Rohde, pour Income Security Advocacy Centre, intervenante

Diana Lumba, pour la Criminal Lawyers’ Association, intervenante

Christopher Bredt, Pierre Gemson et Rahim Jamal, pour l’Association canadienne des libertés civiles, intervenante

Le jugement de la Cour a été rendu par :

[1] Le juge PARDU : L’imposition obligatoire d’une suramende compensatoire par suite d’une condamnation pour une infraction criminelle enfreint-elle la Charte canadienne des droits et libertés? Lorsqu’il est apparent que le contrevenant ne sera pas en mesure d’effectuer le paiement pendant une période prolongée, le tribunal peut accorder au contrevenant une prorogation du délai pour payer. Les procédures pour obtenir des prorogations de délai sont relativement simples. Un contrevenant démuni qui ne peut pas payer la suramende dans le délai accordé ne peut pas être emprisonné pour défaut de paiement. Il n’existe aucun mécanisme civil d’exécution, comme la saisie-arrêt ou la saisie de biens, pour assurer le recouvrement de la suramende.

[2] La suramende compensatoire obligatoire prévue à l’art. 737 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, ne limite pas les droits que garantissent les art. 7 et 12 de la Charte. Je rejetterais ces appels.

A. Contexte

[3] Pour commencer, je décrirai l’ensemble de lois qui régissent l’imposition de la suramende qui est contestée dans le présent appel et les mesures d’exécution y relatives. Par la suite, je décrirai les appelants et l’historique procédural de ces appels.

(1)Le régime de la suramende

(i) Obligation d’imposer la suramende prévue à l’art. 737 du Code

[4] Le paragraphe 737(1) du Code prévoit qu’une personne déclarée coupable d’une infraction en vertu du Code, ou de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 (« LRCDAS »), doit payer « une suramende compensatoire » en plus de toute autre peine imposée au contrevenant. Le libellé de la disposition rend obligatoire l’imposition de la suramende.

[5] Le caractère obligatoire du par. 737(1) a été introduit en 2013, lors de l’adoption de la Loi sur la responsabilisation des contrevenants à l’égard des victimes, L.C. 2013, ch. 11 (« le projet de loi C-37 »). Avant l’adoption du projet de loi C-37, le par. 737(1) du Code accordait au tribunal le pouvoir discrétionnaire de soustraire le contrevenant à l’obligation de payer la suramende, si le contrevenant en fait la demande, « [l]orsque le contrevenant réussit à convaincre le tribunal que le fait de payer la suramende compensatoire entraînera un préjudice abusif pour le contrevenant ou pour les personnes à sa charge » (Je souligne.). Le paragraphe 3(1) du projet de loi C-37 a modifié le par. 737(1) du Code pour lui donner sa forme actuelle et pour rendre la suramende obligatoire.

[6] Le montant de la suramende correspond à 30 pour cent de toute amende imposée à un contrevenant au moment de la détermination de la peine. Si aucune amende n’est imposée, le montant sera de 100 $, dans les cas d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, et de 200 $, dans les cas d’un acte criminel : par. 737(2). Le tribunal peut toutefois rendre une ordonnance enjoignant au contrevenant de payer un montant supérieur à celui prévu par la loi, s’il juge une telle ordonnance appropriée dans les circonstances et qu’il soit convaincu que le contrevenant est en mesure de payer le montant majoré : par. 737(3).

[7] Conformément au par. 737(4) du Code, la suramende est payable selon le délai fixé par le lieutenant-gouverneur en conseil de la province dans laquelle la suramende est imposée. En Ontario, les délais sont de 30 jours pour les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, et de 60 jours pour les actes criminels : Décret no 2173/99.

(ii) Mesures d’exécution relatives à la suramende prévues aux dispositions « Amendes et confiscations » du Code

[8] Le paragraphe 737(9) du Code incorpore, en partie, quelques dispositions « Amendes et confiscations » du Code qui servent à assurer le paiement de la suramende compensatoire. Ces dispositions constituent des éléments essentiels du régime de la suramende que l’art. 737 a mis en place.

[9] Selon le paragraphe 734(3) du Code, une personne est en défaut de paiement de la suramende si celle-ci n’a pas été payée en totalité à la date fixée dans l’ordonnance qui a imposé la suramende. Le contenu de l’ordonnance est prescrit à l’art. 734.1. L’ordonnance doit comprendre l’échéance ou les échéances de paiement de l’amende ou de toute partie de l’amende.

[10] Toutefois, l’art. 734.3 prévoit que, à la demande d’un contrevenant ou d’une personne qui le représente, le tribunal qui rend une ordonnance en vertu de l’art. 734.1 peut modifier toute condition de l’ordonnance, à l’exception du montant de la suramende. Le tribunal peut donc prolonger le délai de paiement de la suramende.

[11] Si un contrevenant est en défaut de paiement de la suramende, la province peut refuser de délivrer ou de renouveler un document – licence ou permis – qui concerne le contrevenant, jusqu’à ce que la suramende soit payée en totalité : al. 734.5b).

[12] Une période d’emprisonnement est réputée infligée à un contrevenant en défaut de paiement de la suramende : par. 734(4). Conformément au par. 734(5), la période est déterminée au moyen des deux calculs suivants (la plus courte étant à retenir) : premièrement, le montant impayé de la suramende, en plus des coûts liés à l’incarcération de la personne en défaut de paiement, divisé par huit fois le montant du salaire minimum de la province en question; et, deuxièmement, cinq ans dans le cas d’un acte criminel, ou six mois dans le cas d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. Puisque le salaire minimum en Ontario est actuellement de 12,10 $ l’heure (Règl. de l’Ont. 285/01, par. 5 (1)), la peine d’emprisonnement en Ontario pour défaut de paiement de la totalité d’une suramende de 200 $ imposée à une personne déclarée coupable d’un acte criminel serait d’environ deux jours. En théorie, il est possible qu’une personne qui est reconnue coupable de plusieurs actes criminels et qui est en défaut de paiement de plusieurs suramendes soit assujettie à une peine d’emprisonnement de cinq ans en vertu du par. 734(5).

[13] Toutefois, l’art. 734.7 du Code prévoit les conditions à respecter, ainsi qu’un processus d’audience sur l’incarcération, avant la délivrance d’un mandat d’incarcération du contrevenant en défaut de paiement. Le paragraphe (1) se lit comme suit :

734.7 (1) Lorsqu’un délai de paiement a été accordé, l’émission d’un mandat d’incarcération par le tribunal à défaut du paiement de l’amende est subordonné aux conditions suivantes :

a) le délai accordé pour le paiement intégral de l’amende est expiré;

b) le tribunal est convaincu [qu’une suspension ou un refus d’accorder une licence] n’est pas justifié dans les circonstances ou que le délinquant a, sans excuse raisonnable, refusé de payer l’amende ou de s’en acquitter en application de l’article 736. [Je souligne.]

[14] L’article 736 du Code, mentionné à la fin du par. 734.7(1), prévoit la mise en place d’un « mode facultatif de paiement des amendes » par la province concernée. Un tel programme permettrait aux contrevenants en défaut de paiement de la suramende d’accumuler des crédits, au titre de travaux réalisés dans le cadre du programme, puis de les utiliser pour payer la suramende. L’Ontario n’a pas adopté un programme de ce type.

[15] Tout contrevenant en défaut de paiement d’une suramende peut être tenu de comparaître à une audience d’incarcération, et sa présence peut être assurée au moyen des méthodes établies aux parties XVI et XVIII du Code : par. 734.7(3). Il peut s’agir de déposer une dénonciation contre le contrevenant, ou de lancer un mandat de comparution ou un mandat d’arrestation contre lui.

[16] Finalement, le par. 737(9) du Code ne transfère pas de procédures de l’art. 734.6 selon lesquelles le gouvernement peut engager des procédures civiles contre un contrevenant en défaut de paiement d’une suramende afin de recouvrer le montant de l’amende imposée.

(2) Les décisions portées en appel

(i) Les appelants Tinker

[17] Il y a quatre appelants dans le premier appel visé par les présents motifs (collectivement appelé les « appelants Tinker »). Ils ont été reconnus coupables d’infractions distinctes à des moments différents, mais la détermination de leur peine a eu lieu en même temps. Le juge chargé de la détermination de la peine a jugé que la suramende était inconstitutionnelle et a refusé de l’appliquer dans ses décisions relatives à la détermination de la peine.

[18] Edward Tinker avait 55 ans au moment du prononcé de la peine. Il avait plaidé coupable à un chef d’accusation d’avoir proféré des menaces, infraction prévue à l’art. 264.1 du Code, et à un chef d’accusation pour défaut de se conformer à une ordonnance de probation. La Couronne a choisi de procéder par voie de procédure sommaire. Le juge Beninger, qui était chargé de la détermination de la peine, a imposé une peine d’emprisonnement de 26 jours, après la prise en considération du crédit pour la période passée sous garde, devant être purgée de façon discontinue, suivie d’une période de probation de deux ans. Une ordonnance d’interdiction d’avoir des armes en sa possession pendant une période de dix ans et une ordonnance enjoignant à M. Tinker de fournir un échantillon d’ADN ont également été rendues.

[19] M. Tinker est incapable de travailler par suite d’un accident de travail. Il a une maladie coronarienne et un cancer. Il n’a pas d’économies. Il reçoit une indemnité du RPC et des indemnités pour accident de travail qui totalisent 1 200 $ par mois. Ses frais mensuels sont notamment de 950 $ pour le loyer et de 80 $ pour les médicaments (quoique certaines des dépenses en médicaments lui sont remboursées à la fin de l’année). Son revenu disponible est donc d’environ 170 $ par mois.

[20] Kelly Judge avait 53 ans au moment du prononcé de la peine. Elle a plaidé coupable à des chefs d’accusation de voies de fait, qui constituent des infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire prévues par l’art. 266, et à un chef d’accusation d’avoir proféré des menaces, infraction prévue à l’art. 264.1 du Code. Le juge Beninger l’a condamnée à une période d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’à 18 mois de probation, après la prise en considération du crédit pour la période passée sous garde, et a rendu une ordonnance d’interdiction d’avoir des armes en sa possession et une ordonnance l’enjoignant de fournir un échantillon d’ADN.

[21] Madame Judge est aveugle au sens de la loi et une ancienne alcoolique. Elle souffre de dépression et de trouble bipolaire. Elle a 2 000 $ d’économies. Son revenu mensuel est de 831 $, soit des prestations d’invalidité du RPC, tandis que son loyer s’élève à 800 par mois, ce qui lui laisse 31 $ par mois plus ses économies pour payer toutes ses autres dépenses.

[22] Michael Bondoc avait 24 ans au moment du prononcé de la peine. Il a plaidé coupable à deux chefs d’accusation de manquement aux conditions de la probation, qui sont des infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité prévues au par. 733.1(1) du Code. Le juge Beninger l’a condamné à une peine d’emprisonnement de 33 jours, compte tenu de la période passée sous garde.

[23] M. Bondoc a immigré au Canada à l’âge de 14 ans, accompagné de sa mère. Au moment de la détermination de la peine, il avait été mis à pied en raison d’un manque de travail.

[24] Wesley Mead avait 46 ans au moment du prononcé de la peine. Il est marié et il a deux enfants, âgés de 8 et 14 ans. Il a plaidé coupable à l’accusation de possession d’une arme à feu dans un dessein dangereux pour la paix publique, qui est une infraction punissable par voie de déclaration sommaire de culpabilité prévues à l’al. 270(1)b) du Code. Le juge Beninger l’a condamné à une période d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’à 18 mois de probation, après la prise en considération du crédit pour la période passée sous garde, et a rendu une ordonnance d’interdiction d’avoir des armes en sa possession et une ordonnance l’enjoignant de fournir un échantillon d’ADN.

[25] On ne saurait contester le fait que M. Tinker, Mme Judge et M. Bondoc font face à des difficultés sociales – ce qu’ils appellent la « marginalisation » – en raison d’un handicap mental et physique, d’une piètre santé, de la pauvreté, de l’absence d’un revenu ou d’un emploi stable et d’un récent statut d’immigrant. Ils ont tous été condamnés à une peine légère pour des infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité.

[26] Pour chacun des appelants Tinker, le juge Beninger a remis à plus tard sa décision sur la question de savoir s’il convenait d’imposer la suramende prévue à l’art. 737 du Code, étant donné qu’ils ont tous contesté la validité de la suramende en présentant une demande fondée sur les art. 7, 12 et 15 de la Charte.

[27] Le juge Beninger a pris note des modifications apportées en 2013 à l’art. 737 du Code dans le projet de loi C-37. Il a déclaré que, s’il avait toujours eu le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer la suramende en l’espèce, il ne l’aurait pas imposée, compte tenu du préjudice qu’une telle suramende causerait aux appelants. Il a conclu que la suramende enfreignait l’art. 7 de la Charte. Il a jugé que l’objectif de la suramende était d’« [traduction] accroître la responsabilisation des contrevenants à l’égard des victimes de crimes » en éliminant le pouvoir discrétionnaire de la magistrature de ne pas imposer la suramende, mais que « [traduction] la suppression du pouvoir du tribunal de ne pas imposer la suramende est arbitraire, excessive et totalement disproportionnée par rapport à l’objectif de la loi : R. v. Tinker, (2014), 120 O.R. (3d) 791, [2014] O.J. no 2056, 2014 ONCJ 208, aux paras. 30-34. Il a affirmé que la violation n’était pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Compte tenu de ces conclusions, il a décidé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question de savoir si la suramende enfreignait l’art. 12 ou 15 de la Charte.

[28] Le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires (CAPS), le juge Glass, a rejeté la décision du juge chargé de la détermination de la peine, et a affirmé que l’art. 737 du Code ne porte pas atteinte à l’art. 7 de la Charte. Il a déclaré que les appelants se trouvaient dans des situations similaires à celles du contrevenant en cause dans l’affaire R. c. Wu, précitée. Même si l’affaire Wu ne comportait aucune contestation fondée sur la Charte, la Cour suprême du Canada a affirmé qu’un contrevenant indigent doit pouvoir bénéficier d’une prorogation du délai pour payer une amende obligatoire imposée par la Loi sur l’accise (L.R.C. (1985), ch. E-14). Le juge Glass a affirmé que les appelants peuvent également bénéficier d’une prorogation du délai pour payer la suramende imposée par l’art. 737 du Code.

[29] Le juge Glass a imposé la suramende à chaque appelant, conformément à l’art. 737 du Code. Le montant total de la suramende pour M. Tinker, Mme Judge et M. Bondoc a été de 200 $ par personne; pour M. Mead, le montant a été de 300 $. La Couronne a consenti à leur accorder deux ans pour payer la suramende, et le juge Glass a accepté.

(ii) Garrett Eckstein

[30] Garrett Eckstein a plaidé coupable aux actes criminels de vol qualifié, complot en vue de commettre un vol qualifié, et manquement aux conditions d’une ordonnance de probation, qui enfreignent le par. 344(1), l’al. 465(1)c) et le par. 733.1(1) du Code, respectivement. Le juge chargé de la détermination de la peine, le juge Paciocco, a imposé une peine de huit mois d’incarcération moins le temps de détention avant l’instruction.

[31] M. Eckstein s’est également vu imposer une suramende compensatoire obligatoire de 600 $, en vertu de l’art. 737 du Code. Il a introduit une requête pour contester la validité de l’art. 737 en vertu de l’art. 12 de la Charte, non pas en ce qui concerne sa situation personnelle, mais plutôt en ce qui concerne des contrevenants hypothétiques. L’audience a eu lieu après le prononcé de la décision du juge Glass dans l’affaire Tinker.

[32] Le juge Paciocco a affirmé qu’il était lié par l’affaire Tinker, même si la question dans cette affaire était de savoir si la suramende contrevenait à l’art. 7 de la Charte. Il a déclaré [au para. 29] qu’« [traduction] il ne serait pas approprié que les tribunaux interprètent le concept de proportionnalité d’une certaine façon au regard de l’art. 7 puis d’une autre façon au regard de l’art. 12. » Dans l’affaire R. v. Michael (2014), 121 O.R. (3d) 244, [2014] O.J. no 3609, 2014 ONCJ 360, il avait antérieurement jugé que la suramende portait atteinte à l’art. 12 de la Charte, et que cette atteinte n’était pas justifiée aux regard de l’article premier. Toutefois, il a conclu qu’il était lié par le jugement Tinker, même s’il est incompatible avec le jugement Michael.

[33] Le juge Paciocco a donc appliqué la suramende de 600 $ à la peine de M. Eckstein et lui a accordé 12 mois pour la payer.

(iii) Daniel Larocque

[34] Daniel Larocque a 22 ans. Il a plaidé coupable à sept accusations sommaires : possession de morphine, infraction prévue au par. 4(1) de la LRCDAS; trois chefs d’accusation de voies de fait, infractions prévues à l’art. 266 du Code; profération de menaces, infraction prévue à l’art. 264.1 du Code; et deux chefs d’accusation de méfait, infractions prévues au par. 430(4) du Code.

[35] Comme certains des appelants Tinker, il est évident que M. Larocque fait face à de grandes difficultés dans la vie. Il est démuni, et il souffre de toxicomanie et de maladie mentale. Lorsqu’il était jeune, il a été confié à une société d’aide à l’enfance, et il a consommé de l’alcool et diverses drogues depuis son adolescence. Ses prestations d’invalidité lui permettent de se loger et de se nourrir; il lui reste 136 $ par mois pour les autres dépenses.

[36] Par suite d’une recommandation conjointe présentée par la Couronne et la défense, et compte tenu des 68 jours de détention avant l’instruction, le juge chargé de la détermination de la peine, le juge Legault, a imposé à M. Larocque une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis, et une probation de 18 mois.

[37] M. Larocque s’est vu imposer une suramende de 700 $ en vertu de l’art. 737 du Code. Il a introduit une requête pour contester la validité de l’art. 737 en se fondant sur les art. 7, 12 et 15 de la Charte. Une audience distincte a eu lieu pour traiter la requête.

[38] Le juge Legault a affirmé que la disposition porte une atteinte injustifiable à l’art. 12 et a refusé d’imposer la suramende. Compte tenu de la suramende de 700 $, en plus des autres éléments de la peine, les répercussions sur M. Larocque étaient totalement disproportionnée par rapport à la gravité des infractions qu’il avait commises, compte tenu des circonstances particulières de M. Larocque. Ses incapacités mentales et physiques ainsi que son faible revenu l’empêcheraient définitivement de payer la suramende, qui deviendrait une punition sans fin. Pour être en mesure de payer la suramende, il serait obligé de sacrifier des fonds qui servent à lui assurer la santé, l’hygiène, la subsistance et les vêtements, ce qui réduirait sa qualité de vie déjà pauvre. Le juge Legault a refusé de statuer sur les contestations fondées sur les art. 7 et 15 de la Charte.

[39] La Couronne a porté l’affaire en appel. La juge de la CAPS, la juge Lacelle, a convenu que la suramende constituait une « peine » au sens de l’art. 12 de la Charte et que, en tout état de cause, elle constituait un « traitement » au sens de l’art. 12. Toutefois, elle a conclu qu’il ne s’agissait pas d’éléments cruels et inusités. Citant le jugement rendu par la Cour suprême dans l’affaire Wu, la juge a déclaré qu’il serait faux de présumer, au moment du prononcé de la peine, que les circonstances financières de M. Larocque seraient permanentes et l’empêcheraient définitivement de payer la suramende. De plus, il n’existait aucune preuve pour appuyer la conclusion que, si la suramende demeurait impayée, elle créerait pour M. Larocque un stress permanent qui correspondrait à une peine cruelle et inusitée ou à un traitement du même type. La juge Lacelle a aussi affirmé que le montant de la suramende imposée par l’art. 737 du Code était proportionnel au nombre de condamnations contre M. Larocque et au fait qu’il avait été reconnu coupable d’infractions sommaires. Elle a cité l’arrêt R. v. Pham, [2002] O.J. no 2545, 167 C.C.C. (3d) 570 (C.A.), dans lequel notre Cour a affirmé que le fait d’imposer une très importante amende minimale obligatoire, en vertu de la Loi sur l’accise, pour possession de tabac de contrebande, ne portait pas atteinte à l’art. 12 de la Charte, même si en l’espèce le contrevenant n’avait pas les moyens de payer une amende d’un tel montant.

[40] La juge Lacelle a par la suite affirmé que l’art. 737 du Code ne portait pas atteinte à l’art. 7 de la Charte. M. Larocque n’a pas été privé de liberté en raison de l’art. 737. L’exigence prévue à l’art. 737.4 du Code selon laquelle le tribunal doit être convaincu que le contrevenant a refusé de payer une suramende sans fournir une excuse raisonnable, avant de délivrer un mandat d’incarcération, garantit que le contrevenant ne puisse pas être incarcéré pour défaut de paiement. D’ailleurs, M. Larocque n’a pas été privé de la sécurité de sa personne, puisqu’il pouvait demander une prorogation du délai pour payer la suramende en vertu de l’art. 734.3 du Code, au lieu de devoir la payer avec les fonds dont il a besoin pour se procurer les nécessités de la vie.

[41] Finalement, la juge Lacelle a affirmé que l’art. 737 du Code ne porte pas atteinte à l’art. 15 de la Charte. Il ne crée pas de distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues en raison de répercussions négatives démesurées sur les personnes atteintes d’incapacités physiques ou mentales, comme M. Larocque.

B. Analyse

(1) Autorisation de pourvoi

[42] Devant la présente Cour, les appelants Tinker renouvellent leurs demandes en vertu des art. 7, 12 et 15 de la Charte. M. Eckstein et M. Larocque présentent chacun leurs demandes en vertu de l’art. 12.

[43] Une question préliminaire vise à savoir si les appelants doivent obtenir l’autorisation d’interjeter appel en vertu du par. 839(1) du Code qui prévoit que l’appel d’une décision de la SCAC relativement à une question de droit seulement nécessite l’autorisation de la présente Cour.

[44] Le critère régissant l’autorisation a été élaboré dans l’arrêt R. v. R.(R.), (2008), 90 O.R. (3d) 641, [2008] O.J. no 2468, 2008 ONCA 497, aux paras. 29-31. Il a été résumé comme suit dans R. v. Metin (2013), 113 O.R. (3d) 716, [2013] O.J. no 176, 2013 ONCA 21, 2013 ONCA 21, au para. 15 :

  1. L’appel proposé doit porter sur une question de droit seulement;
  2. La question de droit proposée doit être significative, au-delà du simple cas particulier, pour l’administration de la justice dans la province;
  3. L’appel proposé doit sembler bien fondé.

[45] La Couronne reconnaît que, après avoir appliqué ce critère, la présente Cour doit accorder aux appelants l’autorisation de présenter leurs demandes en vertu des art. 7 et 12 de la Charte. Je suis d’accord. La pertinence des questions constitutionnelles en ce qui concerne l’administration de la justice en Ontario est évidente. Leur résolution par la présente Cour touchera la pratique quotidienne des juges qui prononcent des peines, autant à la Cour provinciale qu’à la Cour supérieure, et qui sont tenus de respecter l’art. 737 du Code et d’imposer la suramende. Cette résolution contribuera aussi à réduire le manque d’uniformité dans la loi. Outre les décisions portées en appel qui nous occupent, la constitutionnalité de l’art. 737 a été examinée dans les affaires Michael; R. v. Flaro, [2014] O.J. no 94, 2014 ONCJ 2, 7 C.R. (7th) 151; R. v. Javier, [2014] O.J. no 3725, 2014 ONCJ 361, 318 C.R.R. (2d) 1; R. v. Novielli, [2015] O.J. no 1903, 2015 ONCJ 192, 322 C.C.C. (3d) 239; et R. v. Madeley, [2016] O.J. no 5001, 2016 ONCJ 579, 32 C.R. (7th) 136. Les tribunaux en sont arrivés à des conclusions différentes sur cette question. La validité de l’art. 737 a également été examinée à l’extérieur de l’Ontario, là encore avec des résultats divers. Dans R. v. Barinecutt, [2015] B.C.J. no 1376, 2015 BCPC 189, 337 C.R.R. (2d) 1, la Cour provinciale de la Colombie-Britannique a jugé que la suramende enfreignait les art. 7 et 12 de la Charte. Les tribunaux du Québec ont pour leur part conclu que la suramende ne portait pas atteinte à l’art. 12 de la Charte : R. c. Malouin, [2015] J.Q. no 15737, 2015 QCCQ 14118; et R. c. Boudreault, [2016] J.Q. no 16795, 2016 QCCA 1907, 343 C.C.C. (3d) 131. Ces résultats inconstants dans tout le pays suggèrent que les appels proposés des appelants en vertu des art. 7 et 12 de la Charte sont apparemment bien fondés.

[46] Toutefois, la Couronne suggère que l’autorisation de pourvoi ne doit pas être accordée aux appelants Tinker en ce qui concerne la contestation fondée sur l’art. 15 de la Charte. J’accepte cette suggestion.

[47] Bien que les appelants Tinker aient soulevé la question de l’art. 15 lors de la détermination de la peine, la question n’a pas été soulevée devant le juge de la cour d’appel en matière de poursuites sommaires (SCAC). Dans R.(R.), au para. 38, le juge Doherty a affirmé que, en ce qui concerne les appels en matière de poursuites sommaires qui sont déposés à la présente Cour et qui ont déjà été traités à la SCAC, « [h]abituellement, la présente Cour ne doit pas entendre des arguments juridiques qui n’ont pas été présentés au premier échelon des appels ». Voir également R. v. Im, [2009] O.J. no 373, 2009 ONCA 101, 242 C.C.C. (3d) 77, au para. 23.

[48] Je reconnais que la présente Cour a le pouvoir discrétionnaire de s’éloigner de cette approche stricte : voir R. v. Smits, [2012] O.J. no 3629, 2012 ONCA 524, 36 M.V.R. (6th) 217, au para. 35. Elle a le pouvoir discrétionnaire d’entendre des arguments, ce qui comprend les arguments relatifs à la Charte, qui n’ont pas été présentés devant le tribunal dont le jugement fait l’objet d’un appel : R. v. Roach, [2009] O.J. no 662, 2009 ONCA 156, 246 O.A.C. 96, aux paras. 6 et 7.

[49] Toutefois, la présente Cour se trouve habituellement en situation de désavantage lorsqu’il y a lieu d’entendre de nouvelles questions qui n’ont pas été entièrement examinées par le tribunal inférieur. Comme le juge Doherty a écrit dans Roach, au para. 8, « les Cours d’appel étudient les jugements rendus durant les procès. Le processus des appels repose sur le fait que les questions qui font l’objet d’un appel ont été examinées de façon détaillée par le tribunal de première instance ». De plus, la présente Cour pourra mieux entendre une nouvelle question présentée durant l’appel si les dossiers factuels sont suffisamment robustes pour permettre que la nouvelle question soit « pleinement, efficacement et justement traitée durant l’appel, même si elle n’a pas été soulevée durant le procès » : Roach, au para. 7. Voir également Smits, au para. 35.

[50] Le juge qui a déterminé la peine dans l’affaire Tinker n’a pas trouvé nécessaire de se prononcer sur la contestation, fondée sur l’art. 15, de la suramende prévue au Code. Il n’est parvenu à aucune conclusion de fait relative à cette question. Le juge de la SCAC ne l’a pas fait non plus, puisqu’il n’a pas non plus été saisi de la question. Par conséquent, la présente Cour ne profite pas de l’analyse entière et détaillée de la jurisprudence complexe, que les tribunaux inférieurs auraient effectuée, pour interpréter l’art. 15 de la Charte ou pour appliquer cette jurisprudence à l’art. 737 du Code dans le contexte d’un dossier factuel robuste.

[51] Les appelants Tinker n’ont pas insisté sur l’aspect relatif à l’art. 15 dans leurs demandes fondées sur la Charte lors de leurs observations orales devant la présente Cour. Malgré le fait qu’ils aient invoqué l’art. 15 dans leur mémoire écrit, dans leurs observations orales, ils ont plutôt choisi de concentrer leurs efforts sur leurs demandes fondées sur les arts. 7 et 12 de la Charte.

[52] Pour ces motifs, je n’accorderai pas l’autorisation d’interjeter appel en ce qui concerne la question de déterminer si la suramende compensatoire porte atteinte aux droits que garantit l’art. 15 de la Charte aux appelants Tinker.

  1. Quatre propositions relatives au fonctionnement réel du régime de la suramende

[53] Avant de traiter directement et adéquatement les contestations fondées sur les art. 7 et 12 de la Charte dont est saisie la présente Cour, je propose de décrire quatre propositions qui concernent l’ensemble des lois où l’art. 737 du Code est mentionné. Certaines de ces propositions sont fondées sur des interprétations judiciaires des dispositions « Amendes et confiscations » pertinentes du Code qui servent à faire respecter la suramende. Comme nous le verrons, la connaissance du fonctionnement réel du régime de la suramende est essentielle pour évaluer l’effet de la suramende sur les droits constitutionnels des appelants.

[54] Première proposition : Si un contrevenant à qui on a imposé la suramende lors de la détermination de la peine demande par la suite, en vertu de l’art. 734.3 du Code, une prolongation du délai pour payer la suramende avant d’être en défaut, en raison d’une incapacité de payer, la Cour doit approuver la demande et accorder au contrevenant un délai raisonnable pour payer compte tenu des circonstances.

[55] Cette proposition est soutenue par la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Wu (toutefois, cette décision ne concernait pas une contestation constitutionnelle). Dans Wu, un contrevenant a été reconnu coupable de possession de 300 cartouches de cigarettes de contrebande. La Loi sur l’accise a imposé une amende minimum obligatoire, indépendamment de la capacité de payer d’un contrevenant, établie à 0,16 $ par cigarette de contrebande. Pour le contrevenant en cause, le total atteignait 9 600 $.

[56] Le juge de procès a conclu que le contrevenant était, au moment de la détermination de la peine et dans un avenir rapproché, incapable de payer une amende si élevée. Selon lui, une peine d’emprisonnement d’une durée quelconque ne serait pas une peine appropriée et il serait injuste que le contrevenant soit incarcéré pour défaut de payer l’amende. Pour régler ce problème, le juge du procès a imposé l’amende et n’a indiqué aucun délai pour le paiement, ce qui a immédiatement placé le contrevenant en situation de défaut et l’a exposé à une possible incarcération. Le juge du procès a par la suite imposé une peine avec sursis que le contrevenant devait purger dans la collectivité. La question soumise à la Cour suprême visait à déterminer si la peine avec sursis qui avait été imposée était valide.

[57] Selon une majorité à la Cour suprême, il s’agissait d’une erreur de la part du juge du procès d’imposer l’amende minimum sans donner au contrevenant du temps pour la payer. Cette erreur a indûment transformé une pénalité que le Parlement avait établie pour restreindre les intérêts financiers du contrevenant en une pénalité qui restreint sa liberté. Le juge Binnie a écrit ceci au para. 31 : « Si le délinquant n’a de toute évidence pas les moyens de payer sa dette immédiatement, le tribunal doit lui accorder un délai pour l’acquitter. Ce délai devrait être établi selon ce qui est raisonnable eu égard à toutes les circonstances » (citations omises). Ce principe a été réitéré dans un contexte différent dans R. c. Lavigne, [2006] 1 R.C.S. 392, [2006] S.C.J. no 10, 2006 CSC 10, au para. 47.

[58] On revient à la première proposition, qui porte sur le fonctionnement réel du régime de la suramende compris dans le Code et dont il a été question plus tôt. Dans le cas où un contrevenant démuni demande à la Cour de prolonger le délai de paiement d’une suramende qui lui a été imposée, la Cour doit accorder au contrevenant un délai raisonnable pour payer. En Ontario, il existe des délais fixés pour payer la suramende, et ces délais doivent être imposés avec la suramende lors de la détermination de la peine. Toutefois, rien n’empêche le contrevenant de demander une prorogation dès la fin d’une audience de détermination de la peine afin d’obtenir une prorogation immédiatement après l’imposition de la suramende. J’ajouterais aussi que ni l’art. 737 du Code ni les dispositions « Amendes et confiscations » du Code ne précisent qu’une demande formelle à la Cour est nécessaire pour obtenir une prorogation du délai pour payer. Obtenir une prorogation ne doit pas être une procédure exigeante ou difficile. Une longue prorogation peut être accordée lorsque le contrevenant sera incapable de payer dans un avenir rapproché.

[59] Deuxième proposition : Un contrevenant se trouve en défaut de paiement de la suramende seulement si le contrevenant ne la paie pas dans les délais que la province a fixés ou, si une prorogation a été accordée, dans les délais indiqués dans l’ordonnance qui autorise la prorogation. Il est donc possible qu’un contrevenant qui n’a pas les moyens de payer la suramende demande continuellement des prorogations, raisonnables dans les circonstances, qui doivent être approuvées et qu’il se trouve ainsi à éviter d’être en défaut de paiement. Un contrevenant peut subir des conséquences de nature réglementaire, comme une suspension de licence, seulement dans l’éventualité d’un défaut. Il n’existe aucune instance civile contre un contrevenant en défaut de paiement.

[60] Troisième proposition : Un contrevenant en défaut de paiement de la suramende peut être tenu de comparaître devant la Cour à une audience sur l’incarcération, conformément à l’art. 734.7 du Code. L’État peut employer les mécanismes d’exécution établis dans les parties XVI et XVIII du Code à cette fin.

[61] Quatrième et dernière proposition : Bien que le par. 734(4) du Code stipule qu’un contrevenant en défaut doit être emprisonné, l’art. 734.7 empêche l’emprisonnement d’un contrevenant en défaut qui n’a pas les moyens de payer.

[62] Cette proposition est également soutenue par l’arrêt Wu. Le juge Binnie a reconnu la préoccupation du juge du procès en ce qui concerne le fait de ne pas emprisonner les contrevenants qui sont trop démunis pour payer une amende obligatoire. Il a toutefois mentionné que cette préoccupation n’était pas justifiée, puisque le par. 734.7(1) du Code prévoit qu’une Cour ne peut pas lancer un mandat de dépôt pour un contrevenant en défaut de paiement d’une amende, sauf si la Couronne prouve que le contrevenant a refusé de payer « sans fournir une excuse raisonnable ».

[63] Selon le raisonnement du juge Binnie, la situation de pauvreté d’un contrevenant constitue une « excuse valable » selon le par. 734.7(1) et permet effectivement au contrevenant d’éviter l’emprisonnement pour défaut de paiement d’une amende obligatoire. Il a affirmé, au para. 63, que « la préoccupation quant à la surutilisation de l’incarcération pour les personnes démunies et en défaut de paiement » constituait « un important facteur » dans l’édiction du par. 734.7(1). Il incombe à la Couronne de prouver que le contrevenant a refusé de payer l’amende sans fournir une excuse valable. Le par. 734.7(1) du Code indique que « [l]’emprisonnement à défaut de paiement a pour objectif d’inciter fortement les délinquants qui en ont les moyens à acquitter leurs amendes. L’incapacité réelle de payer une amende n’est pas un motif valable d’emprisonnement. » : para. 3. Voir également Lavigne, au para. 47; et R. v. Bourque, [2005] O.J. no 591, 193 C.C.C. (3d) 485 (C.A.), aux paras. 14-16.

[64] Ainsi, un contrevenant qui est en défaut de paiement d’une suramende compensatoire et qui n’a pas les moyens de la payer ne peut pas être emprisonné à la suite d’une audience sur l’incarcération en vertu de l’art. 734.7 du Code. L’incapacité de payer constitue une excuse valable selon le sousalinéa 734.7(1)a)(ii). La Couronne ne réussira pas à convaincre la Cour qu’un contrevenant démuni qui n’a réellement pas les moyens de payer a refusé de payer la suramende sans fournir une excuse valable. Le risque d’emprisonnement fonctionne comme un encouragement légitime et sérieux à payer la suramende seulement chez les contrevenants qui ont les moyens de payer.

[65] Dans le présent contexte, je traiterai maintenant des contestations fondées sur les art. 7 et 12 de la Charte que les appelants ont présentées contre l’art. 737 du Code.

(3) Article 7 de la Charte

[66] L’article 7 de la Charte se lit comme suit :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[67] Pour démontrer qu’il y a eu violation de l’art. 7, les appelants Tinker doivent d’abord prouver que l’art. 737 du Code les prive de leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne. Si l’art. 7 s’applique, ils doivent ensuite démontrer que la privation en question n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale : Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, [2015] S.C.J. no 5, 2015 CSC 5, au para. 55.

(i)Privation de la liberté : Emprisonnement et ordre de comparution à une audience sur l’incarcération

[68] Selon les appelants Tinker, l’art. 737 les prive de liberté, car ils risquent l’emprisonnement pour défaut de paiement de la suramende : voir Renvoi sur la Motor Vehicle Act (Colombie-Britannique) par. 94(2), [1985] 2 R.C.S. 486, [1985] S.C.J. no 73, à la p. 492 R.C.S. Ils affirment aussi que la possibilité d’être contraints de comparaître à une audience sur l’incarcération en vertu de l’art. 734.7 du Code les prive de leur liberté.

[69] Le régime de la suramende ne prive pas les appelants Tinker de liberté en les exposant à l’emprisonnement s’ils ne sont pas en mesure de payer la suramende. Dans l’arrêt Wu, il a été établi que les contrevenants démunis ne peuvent pas être emprisonnés pour défaut de paiement de la suramende. La Couronne ne réussira pas à convaincre un tribunal qu’un mandat d’incarcération doit être émis en vertu de l’art. 734.7, car une incapacité réelle de payer constitue une excuse valable pour ne pas payer la suramende. Selon l’arrêt Wu, la Cour commettrait une erreur judiciaire si elle émettait un mandat d’incarcération dans de telles circonstances. Je note parallèlement qu’il n’a pas été soutenu devant la présente Cour que la possibilité d’emprisonnement d’un contrevenant qui a les moyens de payer, mais qui refuse de le faire, sans excuse valable, dans le délai accordé pour effectuer le paiement, constitue une privation de la liberté conformément à l’art. 7de la Charte.

[70] Toutefois, je conviens que la possibilité d’être tenu de comparaître à une audience sur l’incarcération prive les appelants Tinker de leur liberté. En plus de l’emprisonnement en soi, d’autres actes obtenus grâce au pouvoir coercitif de l’État violent également le droit à la liberté prévu à l’art. 7, par exemple, lorsque l’État contraint des personnes à fournir leurs empreintes digitales (R. c. Beare; R. c. Higgins, [1988] 2 R.C.S. 387, [1987] S.C.J. no 92, à la p. 402 R.C.S.) ou à fournir un témoignage oral en Cour (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), [2004] 2 R.C.S. 248, [2004] S.C.J. no 40, 2004 CSC 42, au para. 67). Le paragraphe 734.7(3) prévoit qu’un contrevenant en défaut de paiement d’une suramende peut être arrêté ou tenu de comparaître à une audience sur l’incarcération. Il s’agit donc d’une contrainte de l’État à accomplir un acte qui contrevient à l’art. 7 de la Charte.

(ii)Privation de la sécurité de la personne : Tension psychologique

[71] Les appelants Tinker affirment aussi que l’imposition de la suramende les prive de la sécurité de leur personne, car elle occasionne une « tension psychologique grave causée par l’État » : voir R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, [1988] S.C.J. no 1, à la p. 56 R.C.S. Selon eux, leur niveau de pauvreté et leur incapacité à payer la suramende les exposent au stress de l’endettement perpétuel, qui peut ne jamais cesser et qui peut les suivre pour très longtemps. La suramende les expose aussi aux préjugés constants associés à la criminalisation qui freinent leurs efforts de réhabilitation et aggrave leur marginalisation préexistante. Le seul moyen pour eux d’éviter ces conséquences et de payer la suramende consiste à sacrifier les fonds dont ils ont besoin pour se procurer les choses nécessaires à l’existence.

[72] Je ne puis accepter cet argument. J’accepte que M. Tinker, Mme Judge et M. Bondoc sont exposés à un certain stress et éprouvent une certaine anxiété parce qu’on leur impose une surcharge alors qu’ils n’ont pas les moyens de payer celle-ci et qu’ils font face à d’autres formes de difficultés importantes sur le plan social. Toutefois, comme je l’expliquerai plus loin, tout stress dont ils peuvent être victimes parce qu’ils ne sont pas en mesure de payer la surcharge n’est pas suffisamment important pour qu’on puisse dire qu’ils sont privés de la sécurité psychologique de leur personne que leur garantit l’art. 7 de la Charte.

[73] Dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, [1999] S.C.J. no 47, aux paras. 59 et 60, le juge en chef Lamer a jugé que la tension psychologique causée par l’État déclenchait l’application de l’art. 7 seulement si elle dépassait les tensions et les angoisses ordinaires qu’une personne ayant une sensibilité raisonnable éprouverait par suite d’un acte gouvernemental. Il n’est pas nécessaire que l’ingérence de l’État ait entraîné un choc nerveux ou un trouble psychiatrique, mais ses répercussions doivent être plus importantes qu’une tension ou une angoisse ordinaires, sinon « d’innombrables initiatives gouvernementales pourraient être contestées au motif qu’elles violent le droit à la sécurité de la personne, ce qui élargirait considérablement l’étendue du contrôle judiciaire, et partant, banaliserait la protection constitutionnelle des droits ».

[74] Malgré ce seuil élevé, la Cour suprême a jugé que la protection de la sécurité de la personne sur le plan psychologique intervient par suite des obstacles dressés par l’État devant l’accès à l’avortement thérapeutique (Morgentaler); de la criminalisation du recours à l’assistance d’un médecin pour mourir dans le cas des patients gravement malades (Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 519, [1993] S.C.J. no 94); la décision de l’État de retirer à un parent la garde de son enfant (G. (J.)); les délais d’attente pour un traitement médical nécessaire qui sont imposés par l’État (Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, 2005] S.C.J. no 33, 2005 CSC 35); et l’imposition de conditions qui augmentent le danger pour les prostituées qui se livrent à une activité intrinsèquement risquée mais légale (Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, [2013] S.C.J. no 72, 2013 CSC 72).

[75] Ces décisions établissent que, pour que l’atteinte à l’intégrité psychologique soit équivalente à une atteinte à la sécurité de la personne, elle doit porter atteinte à l’autonomie et à la dignité de la personne ou à son droit à la vie privée « [traduction] de manière intime et profonde » : R. v. Transport Robert (1973) Ltée (2003), 68 O.R. (3d) 51, [2003] O.J. no 4306 (C.A.), au para. 28. Par exemple, dans l’arrêt Rodriguez, le juge Sopinka a déclaré ce qui suit à la p. 588 R.C.S. :

[L]’autonomie personnelle, du moins en ce qui concerne le droit de faire des choix concernant sa propre personne, le contrôle sur sa propre intégrité physique et mentale, et la dignité humaine fondamentale, tout au moins l’absence de prohibitions pénales qui y fassent obstacle.

[45]Voir également Carter, aux paras. 64-68. Dans le même ordre d’idées, le juge en chef Lamer écrivait, au para. 61 de l’arrêt G. (J.), que « l’ingérence directe de l’État dans le lien parent-enfant, par le biais d’une procédure dans laquelle le lien est examiné et contrôlé par l’État, est une intrusion flagrante dans un domaine privé et intime. »

[76] Somme toute, les actes gouvernementaux atteignent le seuil élevé permettant de conclure qu’il y a eu privation de la sécurité psychologique de la personne uniquement si cela constitue une « atteinte de l’État à un droit individuel d’importance fondamentale », comme l’ingérence « dans des choix profondément intimes et personnels d’un individu », y compris « le droit de prendre des décisions concernant son propre corps sans intervention de l’État ou sans risque de perdre la garde d’un enfant » : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, [2000] S.C.J. no 43, 2000 CSC 44, aux paras. 81 et 83.

[77] À mon avis, l’imposition de la suramende compensatoire aux appelants Tinker n’entrave pas un droit individuel d’importance fondamentale. Le choix de payer la suramende ne peut pas être considéré comme un droit semblable aux choix relatifs à son propre corps ou au droit de maintenir une relation privée avec son propre enfant.

[78] Selon moi, le stress lié au fait d’être assujetti à de longues périodes d’endettement ne nuit pas non plus à l’intégrité psychologique des appelants Tinker au point qu’il faille invoquer l’art. 7 de la Charte. Il est regrettable que de nombreux Canadiens soient assujettis à de longues périodes d’endettement. Bon nombre d’entre eux peuvent avoir autant de difficultés à rembourser leurs dettes en raison d’indigence, d’invalidité ou d’autres désavantages semblables à ceux des appelants, sauf que ces dettes ne sont pas le résultat d’activités criminelles. Par conséquent, l’anxiété associée au fait d’avoir une suramende non payée n’est pas entièrement hors de l’ordinaire dans la société canadienne. Faire une affirmation différente pourrait entraîner une augmentation de la portée du contrôle judiciaire, conformément à la mise en garde du juge Lamer C dans G. (J.).

[79] D’un point de vue objectif, l’art. 737 du Code ne force pas les appelants à choisir entre payer la suramende et payer les choses nécessaires à l’existence, et il ne les empêche pas d’effectuer leur réhabilitation ou leur réinsertion dans la société. Une prorogation de délai, conformément à l’art. 734.3 du Code, est toujours possible, ce qui signifie que les appelants ne seront jamais en situation de défaut de paiement de la suramende. Compte tenu de leurs situations, les appelants peuvent avoir des difficultés à demander une prorogation de délai, mais cette prorogation doit tout de même être accordée. Puisqu’une demande de prorogation de délai peut être présentée au moyen d’un simple document dans lequel le contrevenant explique qu’il n’a pas les moyens de payer immédiatement, les conditions préalables pour obtenir une prorogation ne sont pas exigeantes. Elles ne sont pas aussi exigeantes que, par exemple, les conditions préalables pour obtenir un avortement thérapeutique — autorisation du comité sur les avortements thérapeutiques d’un hôpital autorisé — qui ont été jugées nuisibles à l’intégrité émotionnelle et au bienêtre des femmes, dans l’arrêt Morgentaler (p. 57 R.C.S.). De la même façon, la prolongation de l’endettement associée au fait d’obtenir des prorogations continues n’entrave pas chez les appelants un droit d’importance fondamentale.

[80] Toute anxiété attribuable au fait d’avoir une suramende impayée diminue lorsque la situation est vécue par une personne de sensibilité raisonnable et qu’elle est perçue d’un point de vue objectif. Un contrevenant ne peut pas être emprisonné pour défaut de paiement d’une suramende s’il n’a pas les moyens de la payer, et la suramende ne peut pas faire l’objet d’un recouvrement au moyen d’un mécanisme civil d’exécution.

[81] De plus, les préjugés liés au fait d’avoir une importante suramende impayée ne suffisent pas pour nuire à l’intégrité psychologique de l’appelant. La présente Cour a rejeté un argument similaire dans l’arrêt Transport Robert, où a été remise en cause la constitutionnalité du par. 84.1 (5) du Code de la route, L.R.O. 1990, chap. H.8. Selon le par. 84.1 (5), le fait de conduire un véhicule automobile commercial sur une route publique pendant qu’une roue se détache du véhicule constitue une infraction de responsabilité stricte. Le par. 84.1 (3) impose une amende aux contrevenants qui peut atteindre 50 000 $. La présente Cour a été d’avis que les préjugés associés au fait d’être reconnu coupable d’une infraction à un règlement ne nuisent pas à l’intégrité psychologique d’une personne, même si à la culpabilité s’ajoute la possibilité d’une importante amende. La Cour a affirmé au para. 28 : « Il ne s’agit tout simplement pas du type de tension psychologique grave causée par l’État contre laquelle il faut être protégé au moyen du droit à la sécurité de la personne. D’un point de vue qualitatif, elle est différente des autres types de tensions qui ont été reconnues dans ces cas. » Voir aussi l’arrêt Blencoe, au para. 86. Il en va de même pour les préjugés liés au fait d’avoir une suramende compensatoire impayée.

[82] Je conclus que le régime de la suramende prévu au Code nuit à la liberté des appelants Tinker, mais pas à la sécurité de leur personne. Je déterminerai maintenant si la privation de liberté cadre avec les principes de justice fondamentale.

(iii) Principes de justice fondamentale : portée excessive et caractère totalement disproportionné

[83] Selon les appelants, l’art. 737 du Code est fondamentalement injuste au regard de l’art. 7 de la Charte, car il a une portée excessive et est totalement disproportionné.

[84] Ces principes de justice fondamentale « comparent la violation des droits causée par la loi et l’objet de la loi » : Bedford, au para. 123. Il est d’abord nécessaire de définir l’objet du régime de la suramende prévu dans le Code pour ensuite être en mesure d’évaluer la relation entre ces objets et les moyens que le régime emploie pour les faire respecter — des moyens que, comme nous l’avons constaté, consistent à potentiellement entraver les droits à la liberté des appelants Tinker : voir Carter, au para. 73.

[85] Pour déterminer l’objet de la loi dans une analyse au regard de l’art. 7 de la Charte, la présente Cour doit tenir compte des énoncés d’objet de la loi; du texte, du contexte et du cadre législatif; et des preuves extrinsèques comme l’historique législatif et l’évolution : R. v. Moriarity, [2015] 3 R.C.S. 485, [2015] S.C.J. no 55, 2015 CSC 55, au para. 31. La Cour suprême a résumé les lignes directrices pour énoncer les objets d’une loi contestée dans une analyse au regard de l’art. 7 de la Charte, dans l’arrêt R. c. Safarzadeh-Markhali, [2016] 1 R.C.S. 180, [2016] S.C.J. no 14, 2016 CSC 14, aux paras. 25-29.

a) Les deux objectifs du régime de la suramende

[86] Il n’y a pas d’énoncé de l’objet explicite dans le projet de loi C-37. Toutefois, en me fondant sur le libellé du projet de loi, sur le contexte et sur l’esprit apparent du projet de loi, ainsi que sur les documents extrinsèques que les parties à l’appel ont déposés devant la Cour, je formulerais comme suit l’objet du régime, à la lumière des lignes directrices établies dans l’arrêt Safarzadeh-Markhali :

(1) Réparer, dans une certaine mesure, le tort causé par les activités criminelles en collectant des fonds pour les services publics qui assistent les victimes d’actes criminels;

(2) Rendre les contrevenants responsables envers les victimes d’actes criminels et la collectivité en exigeant qu’ils contribuent à ces fonds lors de la détermination de la peine.

[87] Le paragraphe 737(7) du Code indique que les suramendes compensatoires sont affectées à l’aide aux victimes d’actes criminels. Lorsque le projet de loi C-37 a été débattu à l’étape de la première lecture, Mme Kerry-Lynne D. Findlay, secrétaire parlementaire du ministre de la Justice, a décrit les usages auxquels sont affectées les suramendes en Ontario (Débats de la Chambre des communes (Hansard), 41e Législature, 1re Sess., No 146 (17 septembre 2012), à la p. 10050) :

En Ontario, les recettes tirées de ces suramendes financent un vaste éventail de services destinés aux victimes d’actes criminels, notamment les 39 centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel. Ces centres, dont certains servent les clientèles francophones, offrent une ligne d’info-soutien accessible à toute heure du jour et de la nuit, du counselling collectif et individuel, des services d’accompagnement à l’hôpital, au tribunal ou au poste de police, des services d’information et d’aiguillage vers des personnes ressources de même que des ateliers de sensibilisation du public. Le programme des Services d’orientation et d’aide immédiate aux victimes assure un soutien à court terme sur les lieux du crime 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, puis oriente les victimes vers les services communautaires pour qu’elles puissent obtenir une aide à long terme. Lorsque la victime y consent, les agents de police peuvent appeler une équipe de bénévoles qualifiés sur place. Pour assurer aux victimes un accès rapide à ces services, ceux-ci sont offerts à plus de 50 endroits en Ontario. Les recettes provenant des suramendes compensatoires contribuent à financer la Ligne d’aide aux victimes, une ligne téléphonique qui fournit gratuitement de l’information en français et en anglais à l’échelle de la province, de même que le projet à l’intention des enfants témoins, qui offre, en étroite collaboration avec les programmes communautaires locaux, une aide spécialisée de préparation et de soutien aux enfants victimes ou témoins et aux personnes qui s’occupent d’eux.

[88] Pendant la période des questions, Mme Findlay a déclaré ceci, à la p. 10051 :

Nous parlons ici des suramendes compensatoires. Elles visent à tenir les délinquants responsables de leurs actes, à les amener à réfléchir aux torts qu’ils ont causés à leurs victimes. Elles doivent financer directement les services destinés aux victimes […]

[89] M. Robert Goguen, également secrétaire parlementaire du ministre de la Justice, a ajouté ce qui suit à la p. 10059 :

La suramende compensatoire fait partie de la peine imposée aux délinquants et elle est conforme aux principes de détermination de la peine établis dans le Code criminel. Elle assure notamment la réparation des torts causés à la victime et aux communautés et la prise de conscience par les délinquants de leurs responsabilités.

[90] M. Goguen a également pris la parole lors de la deuxième lecture du projet de loi C-37 : Débats de la Chambre des communes (Hansard), 41e Législ., 1re Sess., no 196 (11 décembre 2012), à la p. 1520. Il a expliqué que l’inclusion de la suramende dans le Code remonte à 1988. Les dispositions initiales accordaient aux juges le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer la suramende en cas de contrainte excessive. On a apporté des modifications au régime en 2000, en réponse à un rapport du Comité permanent de la justice et des droits de la personne daté de 1998 et intitulé Les droits des victimes — Participer sans entraver, dans lequel on proposait de modifier les dispositions initiales relatives à la suramende. M. Goguen a déclaré ce qui suit à la p. 13173 :

Dans sa réponse au rapport, le gouvernement avait précisé que les dispositions initiales visaient deux objectifs. Le premier était d’imposer à chaque contrevenant d’assumer une petite part de responsabilité envers les victimes du crime, en tant que groupe. Le second était de produire des recettes pour financer les services aux victimes. [Je souligne.]

[91] Les appelants Tinker soutiennent qu’un énoncé juste de l’objectif du régime de la suramende indiqué dans le Code doit tenir compte du fait que le projet de loi C-37 a retiré le pouvoir judiciaire discrétionnaire de refuser d’imposer la suramende aux contrevenants, dans les cas de préjudice injustifié, et a plutôt rendu l’imposition obligatoire. Selon eux, notre Cour ne doit pas porter attention uniquement aux objectifs en soi de la suramende.

[92] À mon avis, adopter cette approche ne modifiera pas mes conclusions cidessus au sujet du double objectif du régime de la suramende. Les débats législatifs que les parties ont tenu devant notre Cour illustrent amplement que, selon le gouvernement, le retrait du pouvoir judiciaire discrétionnaire d’imposer la suramende, comme prévoit le projet de loi C-37, était nécessaire afin de permettre au régime d’atteindre ses deux objectifs originaux d’une façon plus efficace qu’auparavant. Le gouvernement semblait préoccupé de voir trop fréquemment les contrevenants dispensés de la suramende pour le motif du préjudice injustifié. Par conséquent, les dispositions relatives à la suramende ont donné l’impression de ne pas avoir atteint les objectifs initiaux que le gouvernement avait fixés.

[93] Par exemple, le ministère de la Justice (Canada) a produit des données, provenant du Centre canadien de la statistique juridique (Statistique Canada) indiquant que, dans l’exercice 2009-2010, la suramende avait été imposée dans 13 pour cent des cas en Ontario et 29 pour cent du temps en Colombie-Britannique. Il semble que le gouvernement ait considéré ces pourcentages trop bas, cette faible imposition de la suramende rendant le régime de la suramende incapable d’atteindre ses objectifs initiaux; cette perception a précipité la décision de rendre obligatoire l’imposition de la suramende prévue par le Code. Ainsi, lors d’une séance du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, convoquée le 23 octobre 2012 pour discuter du projet de loi C-37, le ministre de la Justice et procureur général du Canada, l’honorable Rob Nicholson, a déclaré que l’objectif de « supprimer toute possibilité d’exonération » visait à « susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants et les rendre responsables à l’égard de leurs victimes, dont ils ont bouleversé la vie » : Canada, Chambre des communes, Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Procèsverbaux, 41e Législature, 1re Session, no 46 (23 octobre 2012), à la p. 1 (je souligne).

[94] Il s’ensuit que le retrait, par le projet de loi C-37, du pouvoir discrétionnaire d’imposer la suramende visait les deux mêmes objectifs originaux de créer une suramende obligatoire en 1988. Ces deux objectifs avaient été mentionnés, lors de la deuxième lecture du projet de loi qui allait pour la première fois introduire la suramende dans le Code, par l’honorable Ray Hnatyshyn, ministre de la Justice et procureur général du Canada, qui déclarait (Débats de la Chambre des communes (Hansard), 33e Législature, 2e Session, Vol. 9 (19 novembre 1987), à la p. 10973) :

La suramende compensatoire est l’un des aspects les plus importants de ce projet de loi. Cette proposition vise à reconnaître que les victimes d’actes criminels ont droit à un redressement et que les contrevenants doivent payer une amende pour dédommager les victimes des torts qu’elles ont subis. La suramende compensatoire a pour objet d’obliger le contrevenant à réparer le tort fait non seulement à la victime, mais aussi à l’ensemble de la collectivité. L’amende aidera les contrevenants à reconnaître leur responsabilité en les obligeant à contribuer au dédommagement des victimes dans chaque province, dans le cadre de la dette qu’ils ont envers la société. [Je souligne.]

[95] Je remarque également, au par. 3(3) du projet de loi C-37, que le pourcentage de la suramende compensatoire a augmenté. Il est passé de 15 pour cent à 30 pour cent de l’amende que le tribunal impose à la peine d’un contrevenant et, lorsque le tribunal n’impose pas d’amende, de 50 $ à 100 $ pour les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, et de 100 $ à 200 $ pour les actes criminels. Ces augmentations suggèrent que le régime de la suramende, tel qu’il figure actuellement dans le Code, vise à corriger ce que le gouvernement percevait comme un manque d’efficacité relativement à l’atteinte des deux objectifs initiaux liés à l’imposition de la suramende.

[96] Par exemple, les suramendes obligatoires et l’augmentation de leur montant, ainsi que les procédures relatives à leur exécution que prévoient les dispositions « Amendes et confiscations » du Code, sont les moyens prévus dans le projet de loi C-37 pour atteindre ces deux objectifs. Comme il a été énoncé plus tôt, ces mesures ont l’effet potentiel de priver les appelants de leurs droits relatifs à la liberté que leur confère l’art. 7 de la Charte. La question consiste à savoir si cette privation est fondamentalement juste.

  1. Portée excessive

[97] Le principe de la justice fondamentale, énoncé à l’art. 7 de la Charte, selon lequel une loi ne doit pas être excessive, interdit les lois qui « [vont] trop loin lorsqu’elles privent certaines personnes de leurs droits d’une manière qui ne rejoint aucunement l’objet de la [loi] » : Carter, au para. 85. L’article interdit les situations où il existe une « absence de lien entre la violation des droits et l’objet de la loi — les situations où la loi prive une personne de la vie, la liberté ou la sécurité et où cette privation n’établit aucun lien avec l’objet de la loi » : Bedford, au para. 108. Dans certains cas, une loi peut priver certaines personnes de leurs droits d’une manière qui comporte un lien rationnel avec les objets de la loi, toutefois elle devient excessive si, dans certains autres cas, elle prive d’autres personnes de leurs droits d’une manière qui ne comporte aucun lien rationnel avec l’objet de la loi : Bedford, aux paras. 112 et 113. Voir également R. v. Michaud (2015), 127 O.R. (3d) 81, [2015] O.J. no 4540, 2015 ONCA 585, au para. 70, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2015] S.C.C.A. no 450.

[98] Les appelants Tinker soutiennent que l’art. 737 du Code est excessif autant envers eux qu’envers des cas hypothétiques raisonnables. J’accepte que notre Cour puisse, en vertu de l’art. 7, entreprendre une enquête sur la portée excessive et à cette fin étudier des cas hypothétiques d’application discutable de la loi : voir R. v. Appulonappa, [2015] 3 R.C.S. 754, [2015] S.C.J. no 59, 2015 CSC 59, au para. 28.

[99] Les appelants Tinker soutiennent que notre Cour devrait tenir compte des répercussions de la suramende sur le contrevenant en cause dans le jugement de l’affaire Michael. M. Michael était un Inuit de 26 ans. Il a été reconnu coupable de neuf infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, notamment de vol, de méfait public, de manquement aux conditions de probation et de voies de fait contre un agent de police. On lui a imposé une suramende de 900 $. Lors de la détermination de la peine, il était toxicomane, il n’avait pas d’emploi et il était sans-abri. Il recevait des prestations d’aide sociale de 250 $ par mois et il n’était propriétaire d’aucun bien. Dans sa famille, on note des antécédents d’abus d’alcool. M. Michael a été séparé de sa famille à un jeune âge, et il a abandonné l’école en 10e année. Il a oublié l’inuktitut et a perdu tout lien avec sa collectivité autochtone. Le juge qui a infligé la peine a conclu que M. Michael n’était pas en mesure de payer la suramende, et qu’il ne le serait probablement jamais.

[100] À mon avis, les effets de l’art. 737 du Code sont en fin de compte identiques aux effets sur les droits relatifs à la liberté des appelants Tinker et de M. Michael. Chacun de ces contrevenants pourrait être contraint de comparaître à une audience sur l’incarcération en vertu de l’art. 734.7 du Code au moyen des méthodes énoncées aux parties XVI et XVIII du Code, comme un mandat d’arrestation ou un mandat de comparution. La privation de liberté est-elle excessive pour une de ces personnes?

[101] Il m’est impossible de conclure qu’il n’existe aucun lien rationnel entre, d’une part, la privation de liberté et, d’autre part, l’objectif recherché par l’imposition aux appelants de la suramende compensatoire prévue à l’art. 737 du Code. La disposition législative dont la portée est excessive est nécessairement arbitraire lorsqu’elle fait tomber sous le coup de son application des situations qui n’ont aucun rapport avec son objectif (Michaud, au para. 70). La question essentielle est celle de savoir s’il existe des situations dans lesquelles il n’y aurait aucun lien entre les moyens mis en œuvre par loi et l’objectif qu’elle vise. « Satisfaire à cette norme n’est pas chose aisée » (Bedford, au para. 119).

[102] Il y a à tout le moins un certain lien rationnel entre, d’une part, le fait de contraindre même des contrevenants dépourvus de ressources comme le sont les appelants Tinker et M. Michael à comparaître à une audience d’incarcération et, d’autre part, les objectifs du régime de la suramende compensatoire que nous avons énoncés plus haut. À l’audience, le ministère public doit démontrer que le contrevenant a refusé sans excuse raisonnable de payer la suramende. Le tribunal doit vérifier si le contrevenant a les moyens de payer la suramende et le contrevenant peut présenter des éléments de preuve pour démontrer son incapacité à payer la suramende et établir ainsi qu’il a une excuse raisonnable.

[103] Cette démarche est logique, si l’on tient compte des objectifs des dispositions relatives à la suramende. Tout d’abord, il est logique de la part du législateur fédéral de penser que, grâce à ce processus, on peut déterminer si le contrevenant dispose d’argent que les provinces peuvent affecter à des services destinés aux victimes. Il est essentiel de contraindre le contrevenant à comparaître à l’audience pour vérifier sa situation financière pour pouvoir faire ce constat. En second lieu, par le biais de l’audience d’incarcération, les contrevenants qui sont en défaut de paiement d’une suramende sont appelés à rendre compte à la société des raisons pour lesquelles ils ont refusé de la payer et à expliquer leur refus. En les invitant ainsi à rendre des comptes dans l’enceinte publique d’un tribunal et en vérifiant les raisons qu’ils invoquent pour expliquer leur refus de payer, on rappelle aux contrevenants qu’ils doivent rendre des comptes aux victimes de leurs actes criminels.

[104] Les appelants Tinker font valoir qu’il n’existe aucun lien rationnel entre l’imposition d’une suramende à un indigent qui ne pourra jamais la payer et l’objectif consistant à percevoir des recettes publiques qui seront affectées à des services destinés aux victimes. Toutefois, cet argument méconnaît le rôle concret que jouent les droits prévus à l’art. 7 en cause en l’espèce. La liberté des appelants entre en jeu du fait de l’audience d’incarcération prévue à l’art. 734.7 du Code. La raison d’être de l’audience d’incarcération n’est pas de percevoir une suramende impayée, mais de décider s’il y a lieu de délivrer un mandat d’incarcération contre le contrevenant en défaut après avoir examiné l’excuse qu’il invoque pour refuser de payer. Lorsqu’on l’envisage sous cet angle, on peut voir qu’il existe un lien rationnel entre ce processus et l’objectif de percevoir de l’argent pour des services aux victimes.

[105] En tout état de cause, même si l’on ne peut percevoir de l’argent d’un contrevenant dépourvu de ressources qui est contraint de comparaître à l’audience d’incarcération, l’obliger à se présenter devant le tribunal dans le cadre d’une audience publique à cette occasion est logiquement lié à l’objectif de susciter chez lui la conscience de ses responsabilités, notamment par la reconnaissance du tort qu’il a causé à sa victime et à la société.

[106] Je conclus donc que l’art. 737 du Code ne prive pas les appelants Tinker et M. Michael de leur liberté de manière excessive.

 

c) Le caractère totalement disproportionné

[107] Le principe de justice fondamentale suivant lequel une loi ne doit pas être totalement disproportionnée interdit les lois dont les effets sur les droits garantis à l’art. 7, bien que logiquement liés à l’objectif de la loi, sont à ce point graves pour être considérés comme étant « sans rapport aucun avec l’objectif de la mesure » et « [sans] assise rationnelle » (Bedford, au para. 120). Ce principe concerne « [les actes de l’État ou] les réponses du législateur à un problème [qui] sont exagérément disproportionnés [et] sont à ce point extrêmes qu’ils sont disproportionnés à tout intérêt légitime du gouvernement » (Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, [2011] 2 R.C.S. 134, [2011] S.C.J. no 44, 2011 CSC 44, au para. 133). L’analyse du caractère totalement disproportionné à laquelle on procède en vertu de l’art. 7 de la Charte met en balance l’effet préjudiciable subi par l’intéressé avec l’objet de la loi, et non avec « l’avantage que la société peut retirer de la loi » (Bedford, au para. 121).

[108] Dans l’arrêt Carter, au para. 89, la Cour suprême déclare : « La norme est élevée : l’objet de la loi peut ne pas être proportionné à son incidence sans que s’applique la norme du caractère totalement disproportionné » (souligné dans l’original).

[109] Plus récemment, notre Cour a appliqué le principe du caractère totalement disproportionné au regard de l’art. 7 de la Charte dans l’arrêt Thompson v. Ontario (Attorney General) (2016), 134 O.R. (3d) 255, [2016] O.J. no 4801, 2016 ONCA 676, 352 O.A.C. 336. Dans cette affaire, le litige portait sur des dispositions de la Loi sur la santé mentale, L.R.O. 1990, chap.  M.7, qui permettaient d’ordonner à une personne qui satisfaisait au critère d’admission en cure obligatoire de faire plutôt l’objet d’un plan de traitement en milieu communautaire, évitant ainsi sa détention dans un établissement psychiatrique. Il était admis que le régime prévu par la loi portait atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne de ceux à qui cette loi s’appliquait. Notre Cour a toutefois jugé que cette atteinte n’était pas totalement disproportionnée.

[111] Le juge Sharpe a pris acte des conclusions du juge de première instance suivant lesquelles les ordonnances de traitement en milieu communautaire contribuaient à réduire la fréquence des cas de personnes sans domicile fixe, ainsi que les cas de violences et de comportements criminels chez les personnes qui faisaient l’objet de ce type d’ordonnances. Ces ordonnances permettaient aussi aux individus qui ne reconnaissaient pas le besoin de se faire soigner de conserver des liens avec les services en santé mentale; en plus, ces ordonnances étaient personnalisées et adaptées à la situation des personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Le juge Sharpe a déclaré, au para. 45 : « [c]ompte tenu du caractère personnalisé du régime législatif et de l’importance de ses objectifs en matière de santé publique, on ne saurait affirmer que la réponse du législateur aux problèmes de santé publique est extrême et encore moins qu’elle est excessive au point de pouvoir être qualifiée de totalement disproportionnée » [traduction].Compte tenu des observations formulées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Carter et des motifs énoncés par notre Cour dans l’arrêt Thompson, notre Cour doit, en l’espèce, mesurer la gravité de la privation de la liberté des appelants Tinker en fonction de l’« importance » ou du « poids » des objectifs visés par les dispositions relatives à la suramende pour décider si cette privation est à ce point grave qu’elle ne peut être considérée comme ayant une assise rationnelle.

[112] Je vais d’abord examiner la gravité de la privation de liberté.

[113] Les appelants et les contrevenants hypothétiques qui se trouvent dans une situation semblable à la sienne peuvent être contraints de comparaître à une audience d’incarcération en vertu de l’art. 734.7 en cas de défaut de payer la suramende. Dans le pire des scénarios, ils risquent d’être arrêtés sans mandat par un agent de la paix et d’être détenus en vertu du par. 495(1) du Code en attendant l’audience d’incarcération. S’ils ne satisfont pas aux conditions de mise en liberté énoncées à l’art. 497, la durée de leur détention peut varier selon le temps que nécessitera l’instance.

[114] Cela étant, les cas de privation de liberté ne présentent pas tous le même degré de gravité. À mon avis, l’obligation pour le contrevenant de comparaître devant le tribunal pour répondre à l’allégation suivant laquelle il a refusé de payer une suramende sans excuse raisonnable doit être interprétée comme une privation de liberté moins grave que, par exemple, une condamnation à une période d’incarcération ou le fait d’être incapable d’exercer des choix personnels fondamentaux concernant son corps ou sa santé. En comparaison de ces autres privations de liberté, ce type d’atteinte se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle de la gravité.

[115] Je passe en second lieu à l’examen de l’importance des objectifs du régime de la suramende compensatoire du Code.

[116] Rares sont ceux qui contesteraient que recueillir de l’argent pour venir en aide aux victimes d’actes criminels constitue un objectif important à atteindre dans le cadre du régime de la suramende. Cet objectif s’apparente quelque peu à celui du par. 738(1) du Code qui permet au tribunal d’ordonner au délinquant de dédommager la victime de son crime. Examinant le prédécesseur du par. 738(1) dans l’arrêt R. c. Zelensky, [1978] 2 R.C.S. 940, [1978] S.C.J. no 48, aux pages 952-53 R.C.S., le juge en chef Laskin citait le passage suivant tiré d’un rapport de la Commission de réforme du droit du Canada, afin de faire ressortir l’importance des ordonnances de restitution :

La reconnaissance des besoins de la victime souligne du même coup les intérêts de la communauté dans le préjudice subi par la victime. Ainsi, les valeurs sociales sont réaffirmées par le dédommagement de la victime. La société y retire aussi d’autres avantages. Dans la mesure où le dédommagement encourage le délinquant à se corriger lui-même et le décourage de mener une vie criminelle, la société jouit alors d’un certain degré de protection, vit en sécurité et réalise d’importantes économies. Le fait de priver le délinquant du fruit de ses crimes ou de le forcer à participer personnellement au dédommagement de la victime devrait le décourager d’entreprendre d’autres activités criminelles. Enfin, dans la mesure où le dédommagement de la victime entraînera une perception plus réaliste de la criminalité par la société en général, ce dédommagement incitera certes le Parlement, les tribunaux, la police et les organismes de correction, mais surtout l’homme de la rue ainsi que les victimes potentielles à adopter une attitude plus constructive face à la criminalité.

La suramende compensatoire prévue à l’art. 737 du Code diffère évidemment des ordonnances de dédommagement dont il est question au par. 738(1), en ce sens que l’argent perçu grâce à la suramende est consacré à des services offerts par les provinces à l’ensemble des victimes, tandis que les ordonnances de dédommagement obligent le contrevenant à dédommager la victime ellemême de l’infraction dont il est l’auteur (voir R. v. Crowell, [1992] N.S.J. no 380, 76 C.C.C. (3d) 413 (C.A.), à la p. 418 C.C.C.; et R. c. Cloud, [2016] J.Q. no 2819, 2016 QCCA 567, 340 C.C.C. (3d) 547, au para. 48). J’estime toutefois que les propos que le juge en chef Lamer a repris à son compte dans l’arrêt Zelensky contribuent à illustrer l’importance de l’objectif visé par la suramende compensatoire.

[117] Le second objectif du régime de la suramende est tout aussi important. Il vise à renforcer la responsabilisation des contrevenants envers leurs victimes et la société en général. Je constate que, parmi les principes et les objectifs du prononcé des peines énumérés à l’article 718 du Code, on trouve celui de susciter « la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité ».

[118] En comparant la gravité que constitue la privation de liberté entraînée par l’art. 737 du Code avec l’importance de l’objectif visé par les dispositions relatives à la suramende, je conclus que cette privation n’est pas totalement disproportionnée au point de constituer une atteinte aux principes de justice fondamentale consacrés à l’art. 7 de la Charte. La possibilité pour les appelants de se faire arrêter et d’être contraints de comparaître à une audience d’incarcération – ce qui constitue en soi une privation de leur liberté d’une gravité relativement mineure – a une assise rationnelle, compte tenu de la grande importance que revêtent les objectifs des dispositions relatives à la suramende. On ne peut affirmer que la gravité de ces conséquences est sans rapport avec les objectifs en question au point qu’on puisse considérer que législateur s’est rendu coupable d’un manque de logique.

[119] Le cas qui nous occupe se distingue de celui dont il était question dans l’affaire PHS. Dans cet arrêt, la Cour suprême a jugé que le refus du ministre de la Santé d’accorder aux clients d’un centre d’injection supervisée une exemption les soustrayant à des poursuites pour infractions de possession et de trafic de drogues avait un effet totalement disproportionné par rapport aux avantages que le Canada pouvait tirer en adoptant une position uniforme sur la possession de stupéfiants. Le refus d’accorder l’exemption exposait des clients à des risques qui mettaient leur vie en danger, et le centre d’injection supervisée « sauv[ait] des vies.  Ses bienfaits ont été prouvés.  Au cours de ses huit années d’exploitation, [le centre d’injection supervisé] n’a eu aucune incidence négative observable sur les objectifs en matière de sécurité et de santé publiques du Canada » (au para. 133). Dans le cas qui nous occupe, la privation de liberté à laquelle les appelants sont exposés en étant susceptibles d’être forcés de comparaître à une audience d’incarcération en vertu de l’art. 734.7 n’est pas aussi grave que les atteintes aux droits consacrés par l’art. 7 auxquels les clients étaient exposés dans l’affaire PHS, bien quil soit possible de soutenir que les objectifs de la suramende sont plus importants que celui que poursuivait l’État dans l’affaire PHS.

[120] Enfin, je tiens, avant d’aborder l’art. 12 de la Charte, à formuler quelques observations sur une question soulevée par les parties et à laquelle les juridictions inférieures se sont attardées. Pour conclure, comme je viens de le faire, que les dispositions relatives à la suramende du Code ne sont pas exagérément disproportionnées dans le cadre de l’analyse de l’art. 7 de la Charte, il n’est pas nécessaire de tirer une conclusion sur la question de savoir si elles sont par ailleurs totalement disproportionnées au regard de l’art. 12. Je reconnais que l’art. 7 doit être interprété d’une façon conciliable avec l’art. 12 pour éviter de rendre superflues les protections constitutionnelles garanties par chacun de ces articles (R. c. Lloyd, [2016] 1 R.C.S. 130, [2016] S.C.J. no 13, 2016 CSC 13, au para. 41). Pour être plus précis, la norme de la proportionnalité qu’impose l’art. 7 ne saurait être interprétée comme étant moins exigeante que celle qui s’applique dans le cas de l’art. 12 (voir R. c. Malmo-Levine, [2013] 2 R.C.S. 571, [2003] S.C.J. no 79, 2003 CSC 74, au para. 160; et Safarzadeh-Markhali, au para. 72).

[121] Il n’en demeure pas moins que l’analyse du caractère totalement disproportionné à laquelle on procède pour chacune de ces garanties est distincte. L’analyse prévue à l’art. 7 évalue le rapport qui existe entre les moyens utilisés par la loi contestée et les objectifs qu’elle vise pour déterminer si le législateur s’est rendu coupable d’un manque de logique fonctionnel, en ce sens que la loi ne constitue pas un moyen logique pour atteindre l’objectif visé et qu’elle est par conséquent dysfonctionnelle eu égard à son propre objectif (Bedford, au para. 107). En revanche, comme nous l’expliquerons plus loin, l’analyse prévue à l’art. 12 vise à examiner le rapport qui existe entre le traitement que l’État a effectivement réservé à la personne concernée et le traitement qui serait approprié. L’analyse consiste à déterminer si l’écart entre le traitement qui a été appliqué et celui qui serait approprié est odieux ou intolérable.

[122] À mon avis, ces analyses sont suffisamment distinctes pour justifier l’examen de l’art. 12, et ce, malgré la conclusion que j’ai déjà tirée au sujet de l’art. 7.

 

(4) L’article 12 de la Charte

[123] L’article 12 de la Charte dispose :

12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.

[124] Bon nombre des arguments présentés par les appelants tant devant les juridictions inférieures qu’en appel portent sur la question de savoir si la suramende imposée en vertu de l’art. 737 du Code constitue une « peine » au sens de l’art. 12 de la Charte. Le ministère public adopte le point de vue selon lequel il s’agit là d’un faux problème, étant donné que les mesures prises par l’État face au contrevenant qui ne paye pas la suramende constituent de toute évidence un « traitement » au sens de l’art. 12.

[125] Je tiens pour acquis pour les besoins du présent appel que l’imposition d’une suramende et les mesures qui existent pour contraindre quelqu’un à s’en acquitter équivalent à un « traitement ». Il est inutile de décider si la suramende équivaut à une peine au sens de l’art. 12 ou si le critère de la peine prévu à l’al. 11i) de la Charte élaboré par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. J. (K.R.), [2016] 1 R.C.S. 906, [2016] S.C.J. no 31, 2016 CSC 31, au para. 41, s’applique également dans le cadre de l’art. 12. Dans l’arrêt Rodriguez, à la p. 611 R.C.S., la Cour suprême a jugé que l’interdiction pénale frappant l’aide médicale à mourir ne constituait pas un traitement au sens de l’art. 12. Elle a toutefois formulé les observations utiles suivantes au sujet du critère à respecter :

Pour qu’elle constitue un « traitement » au sens de l’art. 12, l’action de l’État, qu’il s’agisse d’une action positive, d’une inaction ou d’une interdiction, doit faire intervenir la mise en œuvre d’un processus étatique plus actif, comportant l’exercice d’un contrôle de l’État sur l’individu. [Je souligne.]

L’imposition d’une suramende compensatoire aux appelants par les juridictions inférieures comme l’exigeait le par. 737(1) du Code comportait vraisemblablement « l’exercice d’un contrôle de l’État sur l’individu », parce que l’incarcération est une possibilité lorsque le contrevenant fait défaut de s’acquitter de la suramende sans excuse raisonnable et que le contrevenant peut être forcé de comparaître devant le tribunal pour expliquer les raisons pour lesquelles il ne l’a pas payée. Notre Cour a fait observer que le critère qui s’appliquait en cas de violation de l’art. 12 de la Charte en ce qui concerne la peine s’appliquait également au traitement : R. v. Olson (1987), 62 O.R. (2d) 321, [1987] O.J. no 855 (C.A.), à la p. 336 O.R., conf. par [1989] 1 R.C.S. 296, [1989] S.C.J. no 7; et R. v. Dyck (2008), 90 O.R. (3d) 409, [2008] O.J. no 1567, 2008 ONCA 309 (C.A.), au para. 85. Je passe maintenant à l’examen de ce critère.

(i) Le critère permettant de conclure à une atteinte

[126] Le critère consistant à déterminer si un traitement est cruel et inusité au sens de l’art. 12 nous amène à nous demander s’il est totalement disproportionné par rapport à ce qui serait un traitement approprié. La Cour « place la barre haute » parce que le traitement « ne peut être simplement excessif » : Lloyd, au para. 24. Voir également R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, [1987] S.C.J. no 36, à la p. 1072 R.C.S. Un traitement est cruel et inusité s’il est « excessi[f] au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine et disproportionné au point où les Canadiens considéreraient [ce traitement] “odieu[x] ou intolérable” » : R. c. Ferguson, [2008] 1 R.C.S. 96, [2008] S.C.J. no 6, 2008 CSC 6, au para. 14.

[127] La Cour suprême a élaboré un cadre analytique permettant d’évaluer la constitutionnalité des peines d’emprisonnement minimales obligatoires infligées en vertu de l’art. 12. Compte tenu du fait que la suramende prévue à l’art. 737 du Code diffère d’une peine d’emprisonnement obligatoire simplement parce qu’elle ressemble davantage à une amende minimale obligatoire, j’estime que ce cadre est celui qu’il convient d’appliquer en l’espèce.

[128] Tout d’abord, le tribunal doit déterminer ce qui représenterait une peine appropriée pour les appelants en l’espèce, compte tenu de la nature des infractions qu’ils ont commises et de la situation du contrevenant. En second lieu, le tribunal doit déterminer si l’imposition d’une suramende en vertu de l’art. 737 constituerait une mesure à ce point totalement disproportionnée par rapport à une peine juste et appropriée pour que les Canadiens la considèrent comme une peine odieuse ou intolérable : voir R. c. Nur, [2015] 1 R.C.S. 773, [2015] S.C.J. no 15, 2015 CSC 15, au para. 46; et Lloyd, au para. 23.

[129] Pour déterminer si la suramende est totalement disproportionnée, notre Cour doit examiner son impact non seulement sur les appelants, mais aussi sur toute personne « dont il est raisonnablement prévisible qu’elle tombe sous le coup de la loi en cause » (Nur, au para. 63). Les appelants Tinker, M. Eckstein et M. Larocque soutiennent que notre Cour devrait tenir compte des effets de la suramende sur le contrevenant dont il s’agissait dans l’affaire Michael ainsi que de ces conséquences sur eux. J’accepte leur argument.

[130] L’analyse du caractère totalement disproportionné à laquelle on procède dans le cadre de l’art. 12 s’intéresse d’abord et avant tout aux conséquences de la suramende sur les appelants et sur M. Michael (Smith, à la p. 1072 R.C.S.). Les autres facteurs qui peuvent influer sur l’analyse sont la question de savoir si la peine est nécessaire pour réaliser un objectif pénal régulier, si elle est fondée sur des principes reconnus en matière de détermination de la peine et s’il existe des solutions de rechange valables à la peine infligée : R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, [1991] S.C.J. no 90, à la p. 500 R.C.S.

(ii) Application du critère

[131] Je vais d’abord me pencher sur la question de déterminer ce qui constituerait une peine proportionnée dans le cas des appelants et de M. Michael, compte tenu de leur situation personnelle et de la nature de leur infraction.

[132] Dans l’affaire Tinker, le juge qui avait infligé la peine avait considéré la suramende comme une mesure qui ne convenait pas compte tenu de la nature des infractions des appelants Tinker et de leur situation personnelle. Il n’aurait pas imposé la suramende si l’art. 737 du Code ne l’y avait pas obligé. Je suis disposé à tenir pour acquis qu’il en aurait été de même pour M. Larocque et du contrevenant hypothétique, M. Michael. Ces contrevenants sont démunis sur le plan financier en plus de devoir composer avec un handicap physique ou intellectuel, d’être sans emploi, d’être dépendants à des substances et d’être sans domicile fixe. Certaines des infractions pour lesquelles ils ont été reconnus coupables sont relativement mineures, telles que des manquements à leur ordonnance de probation ou des méfaits. Une peine proportionnée ne prévoirait pas le paiement d’une amende compensatoire qui, selon le juge qui a infligé la peine, causerait un préjudice injustifié au contrevenant.

[133] Cette conclusion est renforcée par le libellé du par. 734(2) du Code, qui dispose :

734(2) Sauf dans le cas d’une amende minimale ou de celle pouvant être infligée au lieu d’une ordonnance de confiscation, le tribunal ne peut infliger l’amende prévue au présent article que s’il est convaincu que le délinquant a la capacité de la payer ou de s’en acquitter en application de l’article 736. [Non souligné dans l’original.]

Aux termes de cette disposition, il incombe à la partie – habituellement le ministère public – qui cherche à faire condamner le contrevenant à une peine au moment de la détermination de la peine, de convaincre le tribunal, selon la prépondérance des probabilités, que le contrevenant est en mesure de payer l’amende. La partie adverse peut présenter des éléments de preuve démontrant l’incapacité de payer du contrevenant : voir R. c. Topp, [2011] 3 R.C.S. 119, [2011] S.C.J. no 43, 2011 CSC 43, aux paras. 21-24; Wu, au para. 47; et R. v. Mahmood, [2016] O.J. no 3259, 2016 ONCA 75, au para. 22.

[134] Je crois qu’il est improbable en l’espèce que la Couronne aurait été en mesure d’établir que les appelants Tinker, M. Larocque ou M. Michael auraient les moyens de payer une amende. Si l’on présume que la suramende peut être assimilée à une amende imposée au moment de la détermination de la peine, il s’agirait d’une peine disproportionnée si elle était imposée aux contrevenants en question dès lors que l’on applique les principes de détermination de la peine généralement acceptés qui régissent les amendes et qui sont codifiés au par. 734(2) du Code. L’imposition systématique d’une suramende à l’étape de la détermination de la peine indépendamment de la capacité de payer du délinquant constitue une dérogation aux principes en question.

[135] Je passe maintenant à la question de savoir si la condamnation de ces appelants sans ressources financières et de M. Michael au paiement de la suramende, qui s’élève à 100 $ pour chacune des infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité, et à 200 $ pour chaque acte criminel dont ils ont été reconnus coupables, est totalement disproportionnée. Le total s’établissait à 200 $ pour M. Tinker, Mme Judge et M. Bondoc, à 300 $ pour M. Meade, à 700 $ pour M. Larocque et à 900 $ pour M. Michael.

[136] Les appelants Tinker font valoir que, avec l’imposition de la suramende, les contrevenants doivent, dans le cas qui nous occupe, composer avec le stress de savoir qu’ils font constamment l’objet d’une amende impayée alors qu’ils n’ont pas et n’auront jamais les moyens de la payer. Ils font également valoir que les contrevenants souffrent de la déconsidération causée par la criminalisation liée à leur incapacité de s’acquitter d’une dette contractée lors de la détermination de leur peine. J’accepte ces arguments, mais je répète que le stress, l’anxiété et la réprobation auxquels les contrevenants sont confrontés ne sont pas suffisamment graves pour compromettre la sécurité psychologique de leur personne au sens de l’art. 7 de la Charte.

[137] Je ne retiens cependant pas l’argument des appelants Tinker et de M. Eckstein suivant lequel une suramende impayée a pour effet d’empêcher la réinsertion sociale des contrevenants et de les forcer de choisir entre payer la suramende ou se procurer les choses nécessaires à leur existence. Les contrevenants peuvent obtenir une prorogation du délai qui leur est imparti pour payer sans s’astreindre à des formalités pénibles. On doit leur accorder tout délai raisonnable dans les circonstances en raison du fait qu’ils sont incapables d’acquitter la suramende. On ne peut les emprisonner parce qu’ils refusent de la payer, étant donné que leur indigence constitue une excuse valable. Il n’existe pas de recours civil permettant de recouvrer la suramende. Ces faits atténuent les conséquences négatives de la suramende obligatoire pour les contrevenants.

[138] Les appelants Tinker affirment que la possibilité d’obtenir une prorogation du délai de paiement n’atténue pas les conséquences négatives de la suramende obligatoire. Cet argument contredit toutefois l’arrêt Pham de notre Cour. Dans l’arrêt Pham, les appelants avaient été reconnus coupables de possession de 1 200 kg de tabac de contrebande et avaient été condamnés à l’amende minimale obligatoire prévue par la Loi sur l’accise. Le montant de l’amende minimale correspondait au produit de 0,11 $ multiplié par la quantité de grammes de tabac de contrebande que les appelants avaient en leur possession. Le montant ainsi calculé s’élevait à 154 000 $. Les appelants avaient contesté l’amende au motif qu’elle était totalement disproportionnée au sens de l’article 12 de la Charte.

[139] Notre Cour a rejeté cette contestation en faisant observer que trois autres cours d’appel provinciales avaient déjà rejeté la même contestation : voir R. c. Zachary, [1996] J.Q. no 2970, 3 C.R. (5th) 96 (C.A.); R. v. Desjardins (1996), 182 N.B.R. (3d) 321 (C.A.); et R. v. MacFarlane, [1997] P.E.I.J. no 116, 121 C.C.C. (3d) 211 (C.A.). Le juge Goudge a déclaré au para. 17 que, même si les amendes représentaient « une dette très lourde pour les appelants », tout impact sur l’analyse fondée sur l’article 12 se trouvait « [traduction] atténué par leur droit énoncé à l’article 734.3 du Code criminel de demander une prolongation du délai de paiement au-delà des deux ans imposés par le juge ». Le juge Goudge a ajouté que cet impact était atténué aussi par l’article  745.7 du Code, qui « [traduction] ne permet la délivrance d’un mandat d’incarcération que si le délinquant a refusé de payer l’amende sans excuse raisonnable ».

[140] L’amende en litige dans l’affaire Pham était beaucoup plus élevée que le montant de la suramende en cause dans l’affaire qui nous occupe. Certes, la présente espèce se distingue en partie de l’affaire Pham. Le juge Goudge écrivait, au para. 19, que l’amende minimale prévue par la Loi sur l’accise n’était pas totalement disproportionnée parce que le montant de l’amende était proportionné à la quantité de marchandises de contrebande trouvée en la possession du contrevenant :

[TRADUCTION] À mon sens, toutefois, le facteur le plus important dans l’analyse fondée sur l’article 12 est le lien direct entre la quantité de substance illégale en possession du délinquant et le montant de l’amende. Ceux qui ont en leur possession de grandes quantités sont manifestement des acteurs importants au sein d’entreprises criminelles de plus grande envergure qui tirent des bénéfices illégaux plus importants et pour lesquelles des amendes minimales plus lourdes sont logiquement justifiées. L’application de ce facteur, qui est à la fois objectif et raisonnable, dans le but de circonscrire l’amende minimale fait en sorte que la peine ne sera pas totalement disproportionnée.

Les dispositions relatives à la suramende du Code, en revanche, ne présentent pas le même type de proportionnalité adaptée sur mesure, étant donné que le montant de la suramende n’est pas proportionnel à la gravité des crimes commis par le contrevenant, sauf pour les seules fins limitées d’établir une distinction entre les infractions punissables par mise en accusation et celles punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité. La suramende est toutefois proportionnelle au nombre de déclarations de culpabilité du contrevenant.

[141] Il existe de toute évidence des solutions de rechange valables à l’imposition d’une suramende aux contrevenants en question. Une de ces solutions qui a existé entre 1988 et 2013 avant le dépôt du projet de loi C37 consistait à accorder aux juges chargés de prononcer la peine le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer une amende compensatoire si cette mesure devait, selon lui, causer un préjudice injustifié au contrevenant.

[142] Cela étant dit, je tiens à répéter que l’imposition systématique de la suramende contribue jusqu’à un certain point à favoriser l’atteinte de l’objectif pénal valable d’obliger les contrevenants à rendre des comptes aux victimes des actes criminels et à la société en général. Par ailleurs, bien que l’imposition systématique de la suramende s’écarte du principe reconnu en matière de prononcé des peines suivant lequel le contrevenant ne devrait, à l’étape de la détermination de la peine, être condamné à une peine que s’il a les moyens de la payer, elle repose néanmoins sur un autre principe reconnu en matière de détermination de la peine qui est codifié à l’al. 718f) du Code, en l’occurrence, celui de susciter « la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité ».

[143] Je conclus que, compte tenu de l’impact atténué de la suramende compensatoire prévue à l’art. 737 du Code sur les contrevenants en cause en l’espèce et des objectifs valables que vise le régime de la suramende en matière de détermination de la peine, la suramende imposée en l’espèce n’est pas totalement disproportionnée par rapport à ce que constituerait une peine proportionnée, s’agissant des présents contrevenants. Je conviens qu’elle est disproportionnée, mais pas au point de pouvoir conclure qu’elle satisfait aux critères exigeants justifiant de la qualifier d’excessive au point d’être odieuse ou intolérable pour la société.

C. Dispositif

[144] On peut comprendre l’agacement que ressentent les juges chargés de prononcer la peine qui regimbent devant l’apparente futilité d’infliger une suramende compensatoire à un contrevenant qui n’aura pas les moyens de la payer dans un avenir prévisible. Il n’en demeure pas moins que le régime de la suramende compensatoire ne viole pas les articles 7 et 12 de la Charte.

[145] Pour les motifs qui viennent d’être exposés, je rejeterais les appels.

Appels rejetés.