Association for Reformed Political Action (ARPA) Canada et autres c. Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario; commissaire à l’information et à la protection de la vie privée, intervenant
[Répertorié : Association for Reformed Political Action Canada c. Ontario]
2017 ONCS 3285
Cour supérieure de Justice, le juge Labrosse. 9 juin 2017
Charte des droits et libertés — Liberté d’expression — Disposition de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée (« LAIPVP ») qui soustrait à l’application de la LAIPVP l’ensemble des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse ayant pour effet d’entraver considérablement la tenue d’un débat utile et la formulation de critiques quant à une question d’intérêt public — Disposition violant de manière injustifiable l’alinéa 2 b) de la Charte et étant par conséquent inopérante — Charte canadienne des droits et libertés, al. 2b) — Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, chap. F.31, par. 65 (5.7).
Les requérantes ont introduit une requête en invalidation du paragraphe 65 (5.7) de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée (la « LAIPVP »), qui soustrait à l’application de la LAIPVP l’ensemble des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse.
Arrêt : La requête est accueillie.
La disposition contestée représente un obstacle majeur à la tenue d’un débat utile et à la formulation de critiques quant à l’avortement, une question qui relève de l’intérêt public. Aucun facteur faisant contrepoids ne s’applique, du moins en ce qui a trait aux renseignements non identificatoires. Par conséquent, le par. 65 (5.7) de la LAIPVP viole l’al. 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés. L’objectif de la disposition — protéger la vie privée et la sécurité des patientes qui demandent des services d’interruption volontaire de grossesse ainsi que des personnes qui interviennent dans la prestation de ces services — est suffisamment urgent et réel pour justifier une dérogation à un droit protégé par la Constitution. Toutefois, les moyens employés pour le réaliser ne présentent pas de lien rationnel avec l’objectif et portent atteinte à la liberté d’expression dans une mesure qui n’est pas minimale, et la décision de l’Ontario d’exclure tous les documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse, peu importe leur nature générale et non identificatoire, n’est aucunement proportionnelle à la protection de la vie privée et de la sécurité des personnes en cause. L’article premier de la Charte ne justifie pas la violation de l’al. 2 b). Le paragraphe 65 (5.7) est inopérant. La déclaration d’invalidité est suspendue pendant 12 mois.
Arrêts appliqués
Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, [2010] 1 R.C.S. 815, [2010] S.C.J. no 23, 2010 CSC 23, 212 C.R.R. (2d) 300, 84 C.P.R. (4th) 81, 255 C.C.C. (3d) 545, 76 C.R. (6th) 283, 402 N.R. 350, 319 D.L.R. (4th) 385, EYB 2010-175469, 2010EXP-1990, 262 O.A.C. 258, J.E. 2010-1089, 1 Admin. L.R. (5th) 235, 88 W.C.B. (2d) 628, 189 A.C.W.S. (3d) 675; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, [1986] S.C.J. no 7, 26 D.L.R. (4th) 200, 65 N.R. 87, 14 O.A.C. 335, 24 C.C.C. (3d) 321, 50 C.R. (3d) 1, 19 C.R.R. 308, 16 W.C.B. 73
Autres décisions mentionnées
Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 19, [2011] S.C.J. no 2, 2011 CSC 2, 2011EXP-346, 411 N.R. 23, J.E. 2011-189, 264 C.C.C. (3d) 1, 328 D.L.R. (4th) 128, 1 C.P.C. (7th) 1, 199 A.C.W.S. (3d) 1132, 93 W.C.B. (2d) 603; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, [1989] S.C.J. no 36, 58 D.L.R. (4th) 577, 94 N.R. 167, J.E. 89-772, 24 Q.A.C. 2, 25 C.P.R. (3d) 417, 39 C.R.R. 193, 15 A.C.W.S. (3d) 121, 1989 CanLII 87; Ontario (Attorney General) v. Dieleman (1994), 20 O.R. (3d) 229, [1994] O.J. no 1864, 117 D.L.R. (4th) 449, 49 A.C.W.S. (3d) 1059, 24 W.C.B. (2d) 302, 1994 CarswellOnt 151 (Div. gén.); Order PO-3222; Ontario (Ministry of Health and Long-Term Care) (Re), [2013] O.I.P.C. no 156, 2013 CanLII 38913 (I.P.C.)
Lois mentionnées
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 et al. 2 b)
Loi constitutionnelle de 1982 (R-U), constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11, art. 52
Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, chap. F.31, par. 14(1) [modifié], partie V [modifiée], par. 65 (5.7) [modifié]
Loi de 2004 sur la protection des renseignements personnels sur la santé, L.O. 2004, chap. 3, ann. A [modifiée], par. 8 (1) [modifié]
Règles et règlements mentionnés
Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règlement 190, règle 4.01
Requête en déclaration d’invalidité.
Albertos Polizogopoulos et John Sikkema, pour les requérantes.
Daniel Guttman et Yashoda Ranganathan, pour la défenderesse.
Lawren Murray, pour l’intervenant.
[1] Le juge Labrosse : — Dans les premiers paragraphes de l’arrêt Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, [2010] 1 R.C.S. 815, [2010] S.C.J. no 23, la Cour suprême déclare ceci :
L’accès à l’information détenue par les institutions publiques peut accroître la transparence du gouvernement, aider le public à se former une opinion éclairée et favoriser une société ouverte et démocratique. Certains renseignements détenus par ces institutions doivent toutefois être protégés pour empêcher une atteinte à ces mêmes principes et promouvoir une bonne gouvernance.
La loi ontarienne en matière d’accès à l’information, la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31 (« LAIPVP » ou la « Loi »), protège à la fois l’ouverture et la confidentialité. Le rapport entre ces valeurs, pour l’application de ce régime législatif, est au cœur du présent pourvoi qui porte sur l’équilibre établi par le législateur ontarien en prévoyant pour certaines catégories de documents des exceptions à la divulgation.
[2] La présente requête porte essentiellement sur les mêmes principes que ceux qui sous-tendent l’arrêt Criminal Lawyers’ Association, lequel tranche la question de savoir ce qui constitue un débat public utile sur des questions d’intérêt public.
[3] Les requérantes demandent l’invalidation du par. 65 (5.7) de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, chap. F.31 (la « LAIPVP »), une disposition qui soustrait à l’application de la LAIPVP l’ensemble des documents « se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse ». Les requérantes invoquent l’alinéa 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »), qui prévoit un droit dérivé à l’information lorsque la partie requérante est en mesure d’établir que le refus d’y donner accès empêche en réalité la tenue d’un débat public utile sur des questions d’intérêt public. La partie requérante doit aussi faire la démonstration qu’il n’existe aucun facteur faisant contrepoids incompatible avec la divulgation qui ferait obstacle à l’exercice du droit d’accès à l’information protégé par l’al. 2 b) de la Charte.
[4] La défenderesse, l’Ontario, est d’avis qu’un débat public utile se tient déjà sur la question des services d’interruption volontaire de grossesse, ce qui a pour effet d’empêcher les requérantes d’obtenir des renseignements particuliers. De plus, elle est préoccupée par le fait que la communication de ces documents par les hôpitaux puisse poser des risques pour la sécurité des patientes, des fournisseurs de services de soins de santé et des autres employés.
[5] Dans la requête dont nous sommes saisis, le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario (le « commissaire ») est autorisé à agir comme intervenant ami de la Cour. Il n’a pas formulé d’observations quant à l’issue souhaitée dans cette affaire.
[6] La question principale qui se pose en l’espèce peut être formulée simplement comme suit : l’accès à des données représentant moins de 50 pour cent de certaines des données statistiques sur un sujet qui présente un fort intérêt public permet-il la tenue d’un débat public utile? Pour les motifs qui suivent, et compte tenu de la place que prend le débat sur l’avortement dans le contexte politique et social canadien, je pense que la réponse à la question est « non ».
Contexte factuel
[7] Avant 2012, la LAIPVP régissait toutes les demandes d’accès à des dossiers se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse. Un certain nombre de décisions du commissaire régissent l’accès à des dossiers de nature analogue à celle des dossiers mentionnés dans la présente instance. Dans certains cas, ils ont été communiqués, tandis qu’ils ont été retenus dans d’autres cas. Souvent, lorsque l’accès a été accordé, c’était en raison du fait que le document était de nature statistique et qu’aucun renseignement identificatoire permettant de reconnaître un particulier ou un établissement n’y figurait.
[8] En 2010, le gouvernement provincial de l’Ontario a adopté le projet de loi 122, portant modification de la LAIPVP et assujettissant les hôpitaux à la LAIPVP. Le projet de loi 122 est devenu loi le 1er janvier 2012. Ce faisant, l’Ontario adoptait le par. 65 (5.7) de la LAIPVP, lequel créait une exclusion pour tous les « documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse ». Avant l’entrée en vigueur de cette modification, des auteurs de demandes d’accès à l’information, dont Patricia Maloney, ont déposé auprès du commissaire des demandes relatives aux services d’interruption volontaire de grossesse, demandes auxquelles il a au moins en partie été fait droit.
[9] Depuis cette date, le commissaire a rendu au moins une décision refusant l’accès à des dossiers dans lesquels ne figuraient pas de renseignements identificatoires associés à des particuliers ou à des établissements, s’appuyant sur l’exclusion créée par le par. 65 (5.7) de la LAIPVP : voir Order PO-3222; Ontario (Ministry of Health and Long-Term Care) (Re), [2013] O.I.P.C. no 156, 2013 CanLII 38913 (I.P.C.). Il s’agit de la décision relative à la demande de Patricia Maloney. Après que le commissaire eut rejeté sa demande, Mme Maloney a porté cette décision en appel devant la Cour divisionnaire. Avant l’audience devant la Cour divisionnaire, l’Ontario a offert de fournir l’information demandée [traduction] « hors du cadre de la LAIPVP ». Par la suite, l’Ontario a fait valoir que la requête en révision judiciaire était sans objet.
[10] La nature exacte des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse demandés par les requérantes est floue. Le mémoire des requérantes évoque des renseignements statistiques non identificatoires d’ordre général. Par ailleurs, il est difficile de savoir si les requérantes ont présenté, relativement à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse, des demandes directement aux établissements de soins de santé, et quel a été le résultat. L’Ontario affirme qu’aucune demande de cet ordre n’a été faite après la demande susmentionnée présentée en mars 2012 par Mme Maloney.
[11] En octobre 2016, les requérantes ont introduit la requête dont nous sommes saisis en vue d’obtenir l’invalidation du par. 65 (5.7) de la LAIPVP pour violation de l’al. 2 b) de la Charte. L’Ontario a, dans les documents de défense déposés dans le cadre de la présente instance, délibérément communiqué le nombre total d’interruptions volontaires de grossesse facturées en Ontario au cours de l’exercice 2014-2015, à savoir 45 471 interruptions.
[12] Les parties ont fourni à la Cour les données statistiques accessibles par l’entremise de l’Institut canadien d’information sur la santé (l’« ICIS ») relativement aux interruptions volontaires de grossesses effectuées dans les hôpitaux. L’ICIS obtient également de l’information auprès des centres médicaux qui communiquent volontairement des données statistiques sur les services d’interruption volontaire de grossesse. Selon les données de l’ICIS, 23 746 interruptions volontaires de grossesses ont été effectuées en Ontario en 2014. J’en conclus que l’information contenue dans les rapports de l’ICIS reflète moins de 50 pour cent du nombre total d’interruptions volontaires de grossesses en 2014-2015 et que, par conséquent, moins de 50 pour cent des données statistiques sur les interruptions volontaires de grossesses sont accessibles au public à l’heure actuelle.
La position des parties
La position de la partie requérante
[13] Les requérantes font valoir qu’avant la promulgation des dispositions du projet de loi 122, la LAIPVP traitait des documents relatifs aux services d’interruption volontaire de grossesse. Les demandes étaient tranchées en vertu de la version antérieure de la loi; les différentes exemptions prévues par la LAIPVP y étaient appliquées, et les renseignements identificatoires permettant de reconnaître un particulier ou un établissement étaient dûment soustraits. Les requérantes invoquent aussi les protections déjà prévues par les lois, comme la Loi de 2004 sur la protection des renseignements personnels sur la santé, L.O. 2004, chap. 3, ann. A (la « LPRPS »), qui protège les renseignements personnels sur la santé.
[14] Après l’adoption du projet de loi 122, Mme Maloney a présenté, en mars 2012, une demande d’accès à de l’information relative à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse. L’information demandée était d’ordre statistique. Le commissaire a refusé de communiquer l’information, motivant son refus en citant l’exclusion prévue au par. 65 (5.7). Ultimement, l’Ontario a divulgué l’information « hors du cadre de la LAIPVP ». La requérante invoque ce refus de communiquer un document et sa communication subséquente pour illustrer en quoi le cadre législatif actuel est dysfonctionnel et sèmera la confusion et l’iniquité.
[15] La requérante cite l’arrêt Criminal Lawyers’ Association à l’appui de sa position selon laquelle l’exclusion figurant au par. 65 (5.7) empêche en réalité la tenue d’un débat public utile sur des questions d’intérêt public, et qu’il y a ainsi présomption de droit d’accès garanti par l’al. 2 b) de la Charte.
[16] La requérante fait aussi valoir que la présomption de la liberté d’expression n’est pas supplantée par des facteurs faisant contrepoids. Aucun problème de confidentialité ne se pose et rien ne donne à penser que le bon fonctionnement des institutions gouvernementales soit en cause.
[17] La requérante s’appuie par ailleurs sur l’article premier de la Charte pour plaider que la violation ne peut être sauvegardée. L’interdiction absolue visant l’information relative aux services d’interruption volontaire de grossesse ne constitue pas une limite relevant d’une « règle de droit » et ne dessert pas un objectif urgent et réel. En dernier lieu, une interdiction absolue d’accéder à des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse constitue une atteinte à la liberté d’expression qui n’est pas minimale et une mesure disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi.
Position de l’intimée
[18] L’Ontario avance que la modification visant à exclure les documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse devait régler la préoccupation suscitée par l’idée qu’exiger que les hôpitaux divulguent ces documents puisse présenter des risques pour la sécurité de leurs patientes et de leurs fournisseurs de services et employés. L’Ontario affirme pour sa part que soustraire ces dossiers à l’application de la LAIPVP permet aux hôpitaux de divulguer de l’information volontairement.
[19] L’Ontario invoque le fait que l’accès à l’information constitue un droit dérivé du droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2 b). L’Ontario affirme que la bonne analyse juridique doit déboucher sur la conclusion : a) que, sans l’accès souhaité, les discussions publiques significatives sur des questions d’intérêt public et les critiques à leur égard ne sont pas considérablement entravées; et b) qu’il existe des facteurs faisant contrepoids qui sont incompatibles avec la divulgation.
[20] L’Ontario répond à l’argument des requérantes voulant que le par. 65 (5.7) entrave considérablement leur capacité de prendre part à un débat utile, en avançant quatre principaux arguments :
(1) les documents soustraits à l’application de la LAIPVP peuvent être divulgués par le gouvernement hors du cadre de la LAIPVP;
(2) l’exclusion prévue au par. 65 (5.7) est préconisée pour régler les problèmes de sécurité;
(3) certains renseignements statistiques sur les interruptions volontaires de grossesses sont déjà accessibles au public;
(4) la disposition contestée n’empêche pas la tenue d’un débat utile.
[21] En ce qui a trait à l’existence de facteurs faisant contrepoids incompatibles avec la divulgation en application de la LAIPVP, l’Ontario invoque des préoccupations pour la sécurité des hôpitaux, des fournisseurs de soins de santé, des employés et des patientes. Elle affirme par ailleurs que la divulgation de ces renseignements est incompatible avec la fonction de l’établissement en question, compte tenu de l’objectif de permettre une certaine souplesse quant à la divulgation hors du cadre de la LAIPVP.
[22] En dernier lieu, l’Ontario affirme qu’une violation de l’al. 2 b) de la Charte se justifie par l’application de l’article premier de la Charte.
Position de l’intervenant
[23] Le commissaire intervient en tant qu’ami de la Cour, avec son autorisation. Il n’a pas pris position quant à l’issue de la requête. Son intervention est centrée sur le rôle de la Commission, lequel est d’agir comme mécanisme servant à permettre l’accès à l’information et à régir la collecte de renseignements personnels.
[24] La Commission s’est penchée sur la différence entre les exemptions et les exclusions, pour ensuite faire ressortir l’existence d’exemptions obligatoires et volontaires à l’application de la LAIPVP.
[25] La Commission a précisé que, sous le régime de l’ancienne version de la Loi, soit avant l’adoption du projet de loi 122, l’accès à l’information relative aux services d’avortement ne s’appliquait pas aux renseignements de santé personnels, puisque ces renseignements étaient déjà protégés par la LPRPS.
[26] La Commission a souligné que, souvent, lorsque des exclusions générales à l’application de la LAIPVP ont été créées, elles étaient assorties de critères supplémentaires.
[27] La Commission n’a pas été en mesure d’indiquer des circonstances dans lesquelles, sous le régime de la LAIPVP antérieur à l’adoption du projet de loi 122, des personnes avaient exprimé des préoccupations quant à une communication excessive d’information sur les interruptions volontaires de grossesses.
[28] En dernier lieu, la Commission cite la démarche adoptée par l’Ontario dans les dispositions du projet de loi 84 sur l’aide médicale à mourir. En l’occurrence, l’information sur l’aide médicale à mourir a été exclue. On a créé cette exclusion en évoquant les « renseignements identificatoires » et non l’ensemble des renseignements relatifs à l’aide médicale à mourir.
Analyse
[29] Le critère permettant de déterminer s’il y a eu atteinte au droit d’expression a été formulé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 19, [2011] S.C.J. no 2, 2011 CSC 2, par. 38. Selon la Cour, il faut examiner les trois questions suivantes :
(1) si l’activité comporte un contenu expressif faisant en sorte qu’elle entre à première vue dans le champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b);
(2) si le lieu ou le mode d’expression utilisé écarte cette protection;
(3) si la mesure prise par l’État porte-t-elle atteinte, par son objet ou par son effet, au droit protégé.
[30] Ces questions étaient tirées de l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, [1989] S.C.J. no 36, 1989 CanLII 87. C’est là ce que la Cour suprême a établi dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association, dans lequel elle a confirmé que la principale question est celle de savoir si l’al. 2 b) est même en cause lorsqu’est invoqué le droit d’accès à des documents. Le demandeur est ainsi tenu de démontrer que l’accès à ces documents donnera accès à un contenu expressif. Le critère de la démonstration d’un contenu expressif est présumé s’appliquer, notamment, à des situations dans lesquelles le refus d’y donner accès empêche en réalité de formuler des commentaires utiles sur des questions d’intérêt public.
[31] Au paragraphe 37 de l’arrêt Criminal Lawyers’ Association, la Cour suprême commente le sens du terme « commentaires significatifs » :
En somme, il est établi prima facie que l’al. 2 b) peut contraindre le gouvernement à divulguer les documents qu’il détient lorsqu’il est démontré que, sans l’accès souhaité, les discussions publiques significatives sur des questions d’intérêt public et les critiques à leur égard seraient considérablement entravées. Comme l’a écrit Louis D. Brandeis dans son célèbre article de 1913 publié dans le Harper’s Weekly et intitulé « What Publicity Can Do » : [traduction] « La lumière du soleil est, dit-on*, le meilleur des désinfectants . . . ». Pour que le gouvernement œuvre de manière transparente, il faut que l’ensemble des citoyens puisse avoir accès aux documents gouvernementaux lorsque cela est nécessaire pour la tenue d’un débat public significatif sur la conduite d’institutions gouvernementales.
[32] En guise d’exemple de commentaires utiles, la Cour suprême cite [au par. 36] son arrêt Société Radio-Canada et mentionne le principe de la publicité des débats en justice qu’il dit « inextricablement lié aux droits garantis à l’al. 2 b) » car « [g]râce à ce principe, le public a accès à l’information concernant les tribunaux, ce qui lui permet ensuite de discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s’y déroulent, et d’émettre des opinions et des critiques à cet égard ». Ici, la Cour a supposé que les pratiques et procédures judiciaires relèvent de l’intérêt public. L’importance des pratiques et procédures ayant cours dans le système de justice d’une société libérale et démocratique est une question d’intérêt public qui se passe d’explication supplémentaire. Cette idée se traduit aussi dans le fait que le système de justice est une institution financée par le public. Au Canada, les interruptions volontaires de grossesses sont financées au moins en partie par le public, ce qui montre pourquoi elles sont d’intérêt public.
[33] Si la requérante est en mesure de montrer que le refus d’y donner accès empêche en réalité de formuler des commentaires utiles, elle aura établi prima facie que les documents en question doivent être divulgués. La demande d’accès peut malgré tout échouer s’il existe des facteurs faisant contrepoids incompatibles avec la divulgation, comme des problèmes liés au privilège ou si leur divulgation interférerait avec le bon fonctionnement de l’institution gouvernementale en cause : voir les par. 32 et 33 de l’arrêt Criminal Lawyers’ Association. En l’absence de facteurs faisant contrepoids incompatible avec la divulgation, le droit d’accès est établi, et l’analyse se reporte sur l’article premier de la Charte.
(i) Le paragraphe 65 (5.7) de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée
[34] La disposition contestée, le par. 65 (5.7), figure à la partie V — Dispositions générales de la LAIPVP, sous l’article 65, lequel est intitulé « Cas de non-application de la Loi ». Cet article prévoit d’autres exclusions, dont les notes préparées par les juges, les dossiers d’adoption et les documents ecclésiastiques.
[35] Le paragraphe 65 (5.7) se lit comme suit :
65 (5.7) La présente loi ne s’applique pas aux documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse.
[36] Comme l’a noté l’intervenant, on ne dispose d’aucun critère applicable aux documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse. Il n’y a pas de qualificatif désignant les documents dans lesquels figurent des renseignements identificatoires, ni d’autres critères similaires en vue de permettre la divulgation de certains documents. L’exclusion est absolue. Il s’agit d’une exclusion générale qui ne laisse aucune place aux exceptions. L’intervenant soutient que l’exclusion prévue au par. 65 (5.7) semble viser les renseignements qui entrent dans les catégories suivantes : (1) les données statistiques; (2) le financement; et (3) les établissements et le personnel qui exécutent les interruptions volontaires de grossesses. Je suis du même avis.
[37] La demande d’accès à l’information déposée par Patricia Maloney en 2012, que nous avons déjà évoquée, illustre le changement de démarche au CIPVP conséquemment à l’adoption du par. 65 (5.7). Avant l’adoption du par. 65 (5.7) de la LAIPVP, il y avait lieu de s’attendre à ce que le commissaire rende une décision conforme aux décisions antérieures donnant un accès limité aux documents se rapportant aux services d’adoption, pourvu qu’il n’y figure pas de renseignement identificatoire associé à des particuliers ou à des établissements. Néanmoins, comme on peut le lire dans l’ordonnance PO-3222, Ontario (Ministry of Health and Long-Term Care) (Re), précitée, le motif invoqué pour refuser l’accès aux données statistiques demandées était le par. 65 (5.7) de la LAIPVP.
[38] Au dossier de preuve présenté dans le cadre de la présente instance, l’Ontario déclare que la modification apportée à la LAIPVP, à savoir l’adoption du par. 65 (5.7) en 2010, visait à régler la question du risque que pouvait poser la divulgation de ces documents par les hôpitaux au regard de la sécurité de leurs patientes et de leurs fournisseurs de services de soins de santé et autres employés. La preuve de l’Ontario montre qu’en 2010, soit avant l’adoption du par. 65 (5.7), l’Ontario étudiait les meilleurs moyens de répondre aux inquiétudes relatives à la sécurité lorsque des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse étaient divulgués. Les options du recours à une exemption ou à une exclusion ont toutes deux été examinées, et il en est ressorti que le recours à l’exclusion, tout en permettant à chaque établissement de gérer la divulgation de ses renseignements, constituait le meilleur moyen de régler ces problèmes.
[39] Exclure la communication des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse sert l’objectif de l’Ontario de permettre aux hôpitaux individuels de communiquer leurs propres renseignements au sujet des services en question. L’Ontario a été incapable de rapporter de circonstances dans lesquelles un hôpital avait volontairement communiqué des renseignements relatifs à ses services d’interruption volontaire de grossesse. De plus, rien ne prouve qu’un quelconque hôpital ait adopté une politique relative à la communication de renseignements sur les services d’interruption volontaire de grossesse dispensés. Selon les décisions antérieures du commissaire, la communication d’information relative aux services d’interruption volontaire de grossesse permettant d’identifier des établissements précis a fait l’objet de refus. La communication volontaire d’information par des hôpitaux individuels pouvait aussi donner lieu à des incohérences pour ce qui est de la nature des renseignements rendus accessibles, un fait qui pouvait fort bien soulever des préoccupations sur le plan de la sécurité. La Cour est d’avis qu’il est fort improbable que l’exclusion permette la divulgation volontaire de documents; la thèse avancée par l’Ontario à cet égard n’est pas étayée par la preuve.
[40] L’Ontario s’appuie aussi sur l’idée que le ministère de la Santé et des Soins de longue durée peut être enclin à donner de l’information « hors du cadre de la LAIPVP », comme il l’a fait en 2013, soit avant que la requérante, Mme Maloney, n’introduise une instance en révision judiciaire. L’Ontario affirme que rien n’empêche les requérantes de demander simplement les documents qu’elles cherchent à obtenir sur les services d’interruption volontaire de grossesse, et qu’elles les recevront. L’Ontario souligne le fait qu’elle a, dans le mémoire qu’elle a déposé dans le cadre de la présente procédure, donné le nombre total de services d’interruption volontaire de grossesse affectés à des codes de facturation spécifiques de l’Assurance-santé, pour l’exercice 2014-2015. Ces pas franchis par l’Ontario ne permettent pas à la Cour de conclure que la province donnera accès aux données nécessaires à la tenue de débats publics utiles sur la question de l’avortement et à la formulation de critiques à son égard. L’Ontario n’a pas fait état de politique ou de disposition législative de nature à permettre aux parties intéressées de s’en remettre à la divulgation volontaire par l’Ontario. Je ne suis pas en mesure de m’appuyer sur cette divulgation officieuse d’information « hors du cadre de la LAIPVP ». Je rejette précisément l’affirmation selon laquelle l’Ontario continuera de divulguer, hors du cadre de la LAIPVP, de l’information supplémentaire se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse.
[41] L’Ontario signale plusieurs sources distinctes de données statistiques relatives aux services d’interruption volontaire de grossesse. Elle invoque l’information fournie par l’ICIS, qui donne, sur son site Web, des renseignements sur le nombre d’interruptions volontaires de grossesses réalisées dans les hôpitaux et dont font état volontairement les centres médicaux canadiens. L’Ontario invoque aussi des données d’enquête recueillies en 2012, qui ont été présentées dans des revues sous la forme de données statistiques sur les services d’interruption volontaire de grossesse, données déjà accessibles publiquement. Selon les données statistiques de 2014 communiquées volontairement par l’Ontario dans son mémoire, 45 471 interruptions volontaires de grossesses ont été facturées au cours de l’exercice financier 2014-2015. Selon les données de l’ICIS de 2014, cette année-là, il y en aurait plutôt eu 23 746. L’information de l’ICIS représente moins de 50 pour cent du nombre total d’interruptions volontaires de grossesses réalisées en 2014-2015. Je reconnais que les chiffres de l’Ontario visent l’exercice 2014-2015, et ne visent pas nécessairement la même période que celle des statistiques recueillies par l’ICIS, mais je crois que la comparaison demeure valable aux fins de la présente analyse.
[42] Je ne suis pas convaincu que les sources existantes de données statistiques permettent la tenue, nécessaire, d’un débat public utile sur la question de l’avortement et l’expression de critiques à son égard. Mettre à disposition moins de 50 pour cent d’informations restreintes au sujet des services d’interruption volontaire de grossesse et obliger les personnes intéressées à l’extrapoler pour représenter la réalité provinciale ou nationale, ce n’est pas permettre un débat utile. En outre, obliger les parties intéressées à tirer des projections de données statistiques inactuelles, publiées dans des revues, ne satisfait pas non plus le critère du débat public utile.
[43] Malgré ce qui a été dit ci‑dessus, l’Ontario invoque le fait qu’un débat utile s’est tenu et continue de se tenir sur la question depuis l’adoption du par. 65 (5.7). Elle s’appuie sur l’élection fédérale de 2015, où l’on a vu des députés mettre leur siège en jeu sur des questions liées à l’avortement. Les groupes opposés au financement public des interruptions volontaires de grossesses ont été en mesure d’estimer qu’il se réalisait en Ontario chaque année de 30 000 à 50 000 interruptions volontaires de grossesses. Cette information est fondée sur les données de l’ICIS pour ce qui est du plancher, et des données historiques de 2010 pour le plafond. Imposer que le débat public repose sur des projections, sur des données qui reflètent moins de 50 pour cent de certaines données statistiques ou sur des données historiques qui remontent à 2010, ce n’est pas donner un droit d’accès à l’information permettant la tenue d’un débat utile, que ce soit aujourd’hui ou dans les années à venir. En l’absence d’un droit établi d’obtenir de l’information à jour, la pertinence des données statistiques de 2010, obtenues avant l’entrée en vigueur du par. 65 (5.7), ne fait que s’amenuiser chaque année.
[44] Après examen de chacun des arguments avancés par l’Ontario dans la présente instance, j’arrive à la conclusion que le par. 65 (5.7) de la LAIPVP a considérablement entravé le débat public utile sur la question des services d’interruption volontaire de grossesse et les critiques à son égard, pour les motifs qui suivent :
(i) L’exclusion de l’ensemble des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse constitue une exclusion générale qui ne laisse aucune marge à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, même lorsqu’il s’agit de données statistiques non identificatoires d’ordre général ou de données statistiques historiques ne présentant plus de risques pour la sécurité.
(ii) Il n’est pas fait état de la tenue d’un débat parlementaire sur l’adoption d’une exclusion générale de l’application de la LAIPVP. La Cour n’a d’autre choix que de spéculer quant aux raisons pour lesquelles le gouvernement a créé une exclusion de cette ampleur au départ.
(iii) Le recours à la divulgation volontaire par les hôpitaux, les centres médicaux ou le ministère ne constitue pas une voie attestée et fiable pour accéder à l’information. S’en remettre à ce genre de divulgation volontaire serait à mon avis dangereux et laisserait les parties intéressées à la merci de décisions incohérentes, prises par différents détenteurs de documents. Le risque d’incohérence estomperait un processus centralisé comme celui de la LAIPVP, qui auparavant permettait de protéger le droit à la vie privée de ceux qui dispensent des services d’interruption volontaire de grossesse. Je rejette précisément la position de l’Ontario selon laquelle il est possible d’obtenir des documents au cas par cas auprès du ministère et d’hôpitaux individuels, qui les communiquerait de bon gré. Rien ne prouve que l’on puisse s’en remettre à cette idée comme source adéquate pour la divulgation des documents qui conviennent. Cette voie conduirait inévablement à de l’imprévisibilité quant au type de document devant être mis à la disposition des parties intéressées.
(iv) Les données statistiques fiables accessibles ne suffisent pas pour permettre la tenue d’un débat utile sur la question de l’avortement. Disposer de moins de 50 pour cent de certains renseignements accessibles par l’entremise de l’ICIS et d’autres données statistiques antérieures à l’adoption du par. 65 (5.7) de la LAIPVP, ou encore de données obtenues au gré des répondants dans le cadre d’enquêtes publiées dans des revues médicales, ne permet pas la tenue d’un débat utile. Au fil des ans, le débat courant se désintégrera si les parties intéressées doivent se rabattre sur des données historiques inactuelles.
(v) J’accepte le fait qu’au cours des dernières années, il y a eu des exemples de débats publics sur des questions liées à l’avortement, mais la question est de savoir si le débat est sensé à l’aune de la nature de l’information mise à la disposition des parties intéressées. Je crois qu’il ne l’est pas. Le simple fait que des groupes doivent s’en remettre à des données statistiques de 2010 et sur des statistiques partielles qui sont le fruit de projections fondées sur des tendances historiques montre que l’information nécessaire à la tenue d’un débat public utile n’est pas accessible.
(vi) La question de savoir quels renseignements devraient être à la disposition du public représente un exercice qui ne semble pas avoir été pleinement réalisé par l’Ontario. La preuve qu’elle a invoquée dans la présente instance centre le raisonnement sous-tendu par l’exclusion sur les préoccupations de l’Association des hôpitaux de l’Ontario et sur les risques que la communication pourrait poser pour la sécurité des patientes, des hôpitaux et de leurs employés. Toutefois, le par. 65 (5.7) prévoit une exclusion totale, qui comprend maintenant des renseignements statistiques d’ordre général, que le ministère rendait auparavant accessible. Rien ne prouve que la nécessité d’une exemption visant les documents de nature statistique et générale a été étudiée.
(vii) Les exemples de divulgation volontaire présentés sont centrés sur des données statistiques limitées, comme le nombre total d’interruptions volontaires de grossesses au cours d’une année ou la valeur de la facturation adressée à l’Assurance-santé pour des services d’interruption volontaire de grossesse. La preuve présentée dans le cadre de la présente instance m’amène à conclure que, pour qu’un débat public utile se tienne, il est certainement nécessaire que l’information accessible dépasse les données statistiques élémentaires présentées par l’Ontario dans le cadre de la présente instance. Il n’appartient pas à la Cour de prendre part au débat portant sur la question de savoir quels renseignements permettront la tenue d’un débat public utile. L’information des hôpitaux devrait peut-être être traitée séparément. Je suis néanmoins en mesure de conclure que l’information fournie jusqu’à présent est nettement insuffisante.
[45] En dernier lieu, je conclus que le par. 65 (5.7) de la LAIPVP empêche la tenue d’un débat public utile et l’expression de critiques quant à l’avortement, qui est une question d’intérêt public.
(ii) Les facteurs faisant contrepoids
[46] L’Ontario invoque le fait que le législateur ontarien a déterminé que des préoccupations qui concernent la sécurité des hôpitaux, des fournisseurs de services de soins de santé, des employés et des patientes constituaient des facteurs faisant contrepoids qui sont incompatibles avec la divulgation des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse en application de la LAIPVP. Je ne partage pas cet avis.
[47] La preuve ne permet pas de tirer la conclusion factuelle qu’il s’agissait là d’une préoccupation précise soulevée par le législateur ontarien. La preuve présentée par la requérante donne à penser qu’aucun débat précis de cet ordre n’a eu lieu à la législature ontarienne. En outre, l’incident de violence survenu en 1995 à Hamilton, qu’à invoqué l’Ontario, n’indique pas de préoccupation relative à la sécurité. La preuve de l’Ontario n’établit pas qu’il fallait en 2010 adopter l’exclusion créée par le par. 65 (5.7), dans la foulée des modifications qui allaient assujettir les hôpitaux aux dispositions de la LAIPVP. En revanche, j’accepte la preuve et les arguments du commissariat voulant qu’au moment où ont été adoptés les modifications, en 2010, il n’existait pas de situation justifiant qu’on se préoccupe de communication excessive d’information au sujet des interruptions volontaires de grossesses sous le régime de la LAIPVP. Je conclus que le cadre législatif antérieur prévoyant que les demandes d’accès à l’information soient traitées par l’intermédiaire du CIPVP aurait pu perdurer une fois les hôpitaux assujettis à la LAIPVP, quoique certaines modifications auraient pu être nécessaires pour traiter les demandes visant des dossiers d’hôpitaux précis ou d’autres établissements qui dispensent des services d’interruption volontaire de grossesse.
[48] Par ailleurs, l’Ontario n’a présenté aucun lien rationnel entre l’information statistique d’ordre générale et des préoccupations relatives à la sécurité. La preuve m’amène à conclure que l’Ontario n’a pas dûment mené l’analyse de la question de savoir quels renseignements pourraient être accessibles et des préoccupations propres aux différents types de renseignements.
[49] En dernier lieu, l’Ontario avance que, pour garantir le bon fonctionnement des établissements touchés, il est nécessaire de conserver la souplesse permettant de divulguer de l’information hors du cadre de la LAIPVP, ou de s’abstenir de les divulguer compte tenu de divers facteurs.
[50] En ce qui concerne cette question, j’arrive à la conclusion que rien ne démontre qu’un hôpital ou tout autre établissement s’est montré disposé à divulguer des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse. Il est par conséquent impossible de conclure qu’il était impératif de permettre de la souplesse quant à divulgation. De plus, rien dans la preuve ne me permet de conclure qu’il serait avisé d’autoriser les établissements visés à divulguer des documents au cas par cas. S’il devait se faire de la divulgation volontaire, le risque réside dans le fait qu’elle se produirait dans un vide ou au gré des circonstances, une situation qui pourrait donner lieu à des décisions arbitraires ou propres aux règles en vigueur dans un hôpital précis, un même renseignement pouvant ainsi être divulgué de façon inconstante. Ce risque serait contenu si les services liés aux avortements étaient visés par la LAIPVP par l’entremise d’un protocole unique aux fins de divulgation de cette information.
[51] Je suis convaincu que les requérantes ont fait la démonstration qu’aucun facteur faisant contrepoids incompatible avec la divulgation ne s’appliquerait dans les circonstances de l’espèce. Les exemples de facteurs de cet ordre, cités dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association, sont le secret professionnel de l’avocat, les notes de service préparées dans le cadre de l’élaboration d’un jugement et les délibérations du cabinet : voir les par. 39 et 40 de l’arrêt Criminal Lawyers’ Association. Ces exemples ne s’appliquent pas en l’espèce.
[52] Même si je suis d’accord avec les requérantes sur le fait qu’aucun facteur faisant contrepoids apparent ne supplante le droit déviré de l’accès à des données statistiques non identificatoires, je ne suis pas en mesure de conclure qu’il n’en existe absolument aucun. La nature des documents peut avoir une incidence. Certaines données statistiques non identificatoires peuvent donner lieu à des facteurs faisant contrepoids, surtout lorsqu’il s’agit d’établissements précis connus. Cet exercice semble ne jamais avoir été mené en bonne et due forme, et il revient à l’Ontario de lancer ce processus.
[53] Étant convaincu de l’inexistence de facteurs faisant contrepoids, du moins en ce qui a trait aux données statistiques non identificatoires, je conclus que le par. 65 (5.7) de la LAIPVP viole le droit dérivé des requérantes d’accéder à l’information que leur garantit l’al. 2 b) de la Charte.
(iii) L’article premier de la Charte
[54] Ayant conclu qu’il y a violation de l’al. 2 b), je dois maintenant me pencher sur l’article premier de la Charte afin de déterminer si la violation en question se justifie en tant que limite raisonnable imposée dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[55] L’article premier de la Charte se lit comme suit :
[56] Toute limite appliquée à un droit garanti par la Charte doit, pour être considérée comme une limite raisonnable, respecter les deux critères suivants, formulés aux par. 138 et 139 de l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, [1986] S.C.J. no 7 :
(1) l’objectif que vise la restriction doit être suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit garanti par la Constitution;
(2) les moyens choisis pour atteindre cet objectif sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer.
[57] Le deuxième critère établi dans l’arrêt Oakes comporte trois volets. Premièrement, la mesure doit être soigneusement conçue pour atteindre l’objectif en question, en ce sens qu’elle doit avoir un lien rationnel avec l’objectif important que la limite imposée est destinée à servir. Deuxièmement, le moyen choisi doit être de nature à porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure et son objectif : voir l’arrêt Oakes, au par. 139 R.C.S.
L’importance
[58] Je n’ai aucun mal à suivre les administrations qui relèvent l’importance de la protection de la vie privée et de la sécurité des patientes qui cherchent à mettre fin à une grossesse et des personnes qui prennent part à la prestation des services d’interruption volontaire de grossesse : voir Ontario (Attorney General) v. Dieleman (1994), 20 O.R. (3d) 229, [1994] O.J. no 1864, 1994 CarswellOnt 151 (Div. Gén.). En soi, cette limite est assez importante pour justifier une dérogation à un droit garanti par la Constitution, comme le droit d’accéder à des documents dans des circonstances comme celles qui nous occupent.
[59] L’Ontario a cerné l’objectif de la disposition contestée. Il s’agit de régler la question des risques que la divulgation de documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse pose pour la sécurité des patientes, des fournisseurs de soins de santé et autres employés. L’Ontario a aussi fait état de la nécessité de permettre aux hôpitaux de décider s’ils souhaitent divulguer volontairement des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse.
[60] Après examen du deuxième objectif formulé, je réfute l’idée qu’il ait été envisageable, de façon réaliste, que les hôpitaux ou d’autres établissements aient fait état d’un besoin d’être en mesure de divulguer volontairement des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse. Aucun exemple montrant que la chose se soit produite après l’adoption du par. 65 (5.7) de la LAIPVP n’a été donné. De plus, aucun cadre stratégique n’est mis en œuvre pour encourager ce type de divulgation.
[61] Pour ce qui est de l’objectif principal qu’a mentionné l’Ontario, soit régler la question du risque que la divulgation de documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse pose des risques pour la sécurité des patientes, des fournisseurs de soins de santé et des autres employés, il s’agit d’un objectif qui est formulé en des termes généraux et qui doit être examiné dans le contexte qui convient. Premièrement, les renseignements personnels sur la santé étaient déjà protégés par la LPRPS. Le par. 8 (1) de la LPRPS prévoit que les renseignements propres aux patientes et se rapportant à une interruption volontaire de grossesse étaient déjà soustraits à l’application de la LAIPVP, sans égard au par. 65 (5.7).
[62] Deuxièmement, j’adhère à l’affirmation du commissaire selon lequel l’exclusion prévue au par. 65 (5.7) a pour effet de soustraire à l’application de la LAIPVP des documents : (i) dont la divulgation ne poserait aucun problème de sécurité (données statistiques générales); et (ii) sous la garde d’établissements, autres que des hôpitaux, qui étaient assujettis à la LAIPVP avant l’adoption du par. 65 (5.7), en 2010.
[63] Dans le cadre de la présente instance, le commissaire a mentionné un certain nombre d’ordonnances dans lesquelles l’accès à des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse a été refusé en tout ou en partie. L’ordonnance portant numéro PO-2378 (2005) est spécialement intéressante. La demande visait de l’information portant sur [traduction] « le financement global de l’ensemble des centres de soins de santé indépendants offrant des avortements, de juin 2003 à juin 2004 ». Dans cette décision, le commissaire a confirmé en partie le refus de divulguer l’information en concluant que la hauteur du financement global pouvait être divulguée, mais qu’il y avait raisonnablement lieu de s’attendre à ce que la divulgation de renseignements financiers affectés aux noms de chacun ces centres médicaux entraîne des préjudices au sens du par. 14 (1) de la LAIPVP.
[64] La possibilité que le par. 65 (5.7) ait eu pour objectif de palier un véritable vide juridique dans la LPRPS ou LAIPVP me laisse dans le doute. Malgré tout, cet objectif n’est pas contraire au bien-fondé général du fait de vouloir protéger la vie privée et la sécurité des patientes cherchant à obtenir des services d’interruption volontaire de grossesse et des personnes qui prennent part à la prestation des services d’interruption volontaire de grossesse. Je conclus que le par. 65 (5.7) satisfait aux exigences du premier volet du critère de l’arrêt Oakes.
Les moyens choisis sont-ils raisonnables, et leur justification peut-elle se démontrer?
[65] Rien ne prouve qu’il y avait, derrière le processus ayant conduit à l’adoption du par. 65 (5.7), une intention de soigneusement concevoir les dispositions législatives nécessaires pour atteindre l’objectif en question. Bien que la preuve présentée par le déposant de l’Ontario donne à penser qu’il y a eu une évaluation du bien-fondé du recours à une exemption à même la LAIPVP plutôt qu’à une exclusion, peu d’éléments appuient la thèse qu’un processus ait été suivi en vue d’évaluer, avant l’adoption du par. 65 (5.7), la nécessité et les risques pouvant justifier une protection supplémentaire et la meilleure façon de remédier aux besoins et aux risques cernés une fois que les hôpitaux seraient assujettis à la LAIPVP.
[66] En outre, rien ne prouve qu’on ait porté attention au fait qu’il faille limiter le plus possible l’atteinte aux droits rattachés à la liberté d’expression des auteurs de demandes d’accès aux documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse. Au contraire, l’Ontario est allée de l’avant pour mettre en œuvre une exclusion générale non assortie de critères autorisant la communication de données sans effet quant à l’objectif de la protection de la vie privée et de la sécurité des patientes cherchant à obtenir des services d’interruption volontaire de grossesse. Comme je l’ai mentionné précédemment, le par. 65 (5.7) exclut désormais des documents qui étaient auparavant divulgués s’il n’y figurait pas de renseignements identificatoires permettant de reconnaître des particuliers ou des établissements. J’adhère à l’idée que les hôpitaux ou des établissements précis puissent nécessiter un traitement spécial. Je conclus que le par. 65 (5.7) enfreint dans une mesure qui n’est pas minime le droit d’accéder à des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse.
[67] En dernier lieu, la question de la proportionnalité est clairement absente. La décision de l’Ontario d’exclure l’ensemble des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse, sans égard à leur caractère général et non identificatoire, n’est d’aucune façon proportionnelle à l’objectif d’assurer la protection de la vie privée et la sécurité des personnes en cause. Par ailleurs, les arguments de l’Ontario selon lesquels l’information peut être donnée volontairement ne sont pas étayés par la preuve. Les deux seuls exemples donnés ont trait à de l’information donnée par l’Ontario, après avoir obligé l’auteure d’une demande d’accès, Patricia Maloney en l’occurrence, à se lancer dans un litige dispendieux en vue de contester le refus de donner l’information. Aucun élément n’a été présenté, dans le cadre de la présente instance, pour prouver qu’un cadre stratégique ait été en vigueur dans un quelconque établissement offrant des services d’interruption volontaire de grossesse. L’argument selon lequel les requérantes ont omis de demander l’information directement est rejeté en l’absence de preuve que les établissements ou le ministère puissent faire droit à ce genre de demandes.
[68] En dernier ressort, je me trouve dans l’incapacité de conclure que l’Ontario ait pu faire de tentative réelle en vue de satisfaire aux volets du deuxième critère de l’arrêt Oakes. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un passage obligé pour donner effet à une modification, il convient néanmoins de se pencher sur le type de questions à soumettre au critère de l’arrêt Oakes. L’Ontario n’a donc pas réussi à me convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que l’article premier de la Charte puisse justifier le par. 65 (5.7) de la LAIPVP.
[69] En conséquence, j’arrive à la conclusion que le par. 65 (5.7) de la LAIPVP enfreint l’al. 2 b) de la Charte et ne saurait être sauvegardé par l’article premier de la Charte.
La mesure corrective
[70] Les requérantes ont avancé qu’advenant une déclaration d’invalidité, le processus en vigueur auparavant, soit d’appliquer la LAIPVP aux demandes d’accès à des documents se rapportant à la fourniture de services d’interruption volontaire de grossesse, conviendrait. Concurremment, elles ne se sont pas opposées à une suspension de déclaration d’invalidité. Elles affirment qu’une suspension de six à douze mois suffirait.
[71] L’Ontario avance qu’un délai de douze mois serait nécessaire et usuel pour voir à l’adoption de mesures législatives correctives.
[72] J’accepte la position de l’Ontario quant à la mesure corrective à appliquer en conséquence de la conclusion portant que le par. 65 (5.7) enfreint l’al. 2 b) de la Charte. Par conséquent, le par. 65(5.7) de la LAIPVP est déclaré invalide en raison de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’effet de la déclaration d’invalidité est suspendu pour une période de 12 mois. La façon dont il convient de modifier la loi pour respecter les exigences de la Charte relève du législateur ontarien.
Les dépens
[73] Si les parties ne peuvent s’entendre sur la question des dépens, elles peuvent me remettre des observations écrites à cet égard. La partie requérante me remettra ses observations écrites dans les 30 jours qui suivent la date de la délivrance de la présente inscription. Par la suite, la partie intimée me remettra ses observations écrites dans les 30 jours qui suivent la date où elle aura reçu les observations écrites de la partie requérante. Les observations écrites devront compter au plus trois pages, outre le sommaire des dépens. Les parties devront respecter la règle 4.01 des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 190.
La requête est accueillie.