Abrams c. Sprott Securities Ltd. (2003), 67 O.R. (3d) 368 (C.A.)

  • Dossier : C36029
  • Date : 2024

COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

LES JUGES D’APPEL CARTHY, ROSENBERG et CRONK

 

ENTRE :

 

PHILIP ABRAMS, en fiducie, au bénéfice de TRANSPACIFIC SALES LTD.

 

 Intimé (Demandeur)

 

– et –

 

SPROTT SECURITIES LIMITED et ANNE SPORK

 

Appelantes (Défenderesses)

 

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 James C. Orr et Kenneth A. Dekker, pour les appelantes

 

 

 

 

 

 Mark Wainberg,

 pour l’intimé

 

 

 Audience : le 30 avril 2003

 

 

En appel d’un jugement daté du 20 février 2001 du juge David G. Stinson, de la Cour supérieure de justice.

 

LE JUGE D’APPEL CRONK :

 

[TRADUCTION]

 

[1] Le présent appel porte principalement sur les devoirs qui sont imposés au courtier en valeurs mobilières et à la firme de courtage face au client de détail. Fondamentalement, cet appel vise les devoirs associés aux placements du client dans des bons de souscription spéciaux et dans des actions spéciales de sociétés privées. L’appel pose une question secondaire. Celle-ci se rapporte à la doctrine de la préclusion par assertion de fait et au droit d’un courtier ou d’une firme de courtage d’invoquer cette doctrine contre un client de détail. Il s’agit de savoir si, à cette fin, le courtier ou la firme peut s’appuyer sur des assertions que le client a formulées par écrit dans des contrats de souscription et qui lui étaient imposées comme pré-requis à sa participation aux investissements en cause.

 

[2] Les appelantes contestent la décision datée du 20 février 2001 du juge Stinson, de la Cour supérieure de justice. En vertu de cette décision, les appelantes étaient condamnées à payer à l’intimé un montant de 150 800 $ —c’est-à-dire cinquante pour cent des pertes qu’il avait subies sur ses placements — ainsi que les intérêts sur cette somme et les dépens de l’instance. Suivant le juge du procès, le courtier Anne Spork avait manqué à certains de ses devoirs envers le client des appelantes, Philip Abrams. Les devoirs non respectés commandaient une présentation équilibrée des placements envisagés et une mise en garde contre les risques associés à ces placements. La firme de courtage Sprott Securities Limited a été tenue responsable, par le biais du fait d’autrui, relativement à la négligence de Mme Spork. En raison de la conduite de Mme Spork, a conclu le juge, ni l’une ni l’autre des appelantes ne pouvait s’appuyer sur les déclarations faites par M. Abrams dans les contrats de souscription pour invoquer la préclusion contre lui. Le juge du procès a aussi déterminé que les appelantes n’avaient pas d’obligation fiduciaire envers M. Abrams et que la société Sprott ne s’était pas montrée négligente quant au contrôle préalable des sociétés privées dont des valeurs mobilières avaient été achetées par M. Abrams. Le juge a aussi conclu que la société Sprott n’avait pas manqué à un devoir de dévoilement face à M. Abrams. Finalement, le juge du procès a conclu que M. Abrams n’avait pas exercé la diligence raisonnable qui était requise lorsqu’il avait signé les contrats de souscription. En raison de la négligence contributive de M. Abrams, la responsabilité des appelantes pour les pertes de M. Abrams a été limitée à cinquante pour cent.

 

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les conclusions suivantes du juge du procès ne sont pas erronées : il y a eu faute des appelantes; et la négligence de Mme Spork empêche les appelantes de s’appuyer sur les assertions de M. Abrams pour invoquer la préclusion contre lui. Vu ma position, je rejetterais l’appel.

 

I. CONTEXTE

[4] Au moment du procès, M. Abrams était un homme d’affaires semi-retraité de 82 ans. Durant sa carrière d’homme d’affaires, il avait amassé des avoirs personnels valant, en net, environ deux millions de dollars. Ces avoirs provenaient d’une entreprise d’import-export exploitée par une société privée, qui avait pour nom Transpacific Sales Ltd. (« Transpacific ») et qui appartenait à M. Abrams et à sa famille.

[5] Du début des années 80 jusqu’à 1996, M. Abrams a fait de nombreux placements dans différentes valeurs mobilières, dont des hypothèques, des valeurs à revenus fixes et des parts de fiducie, ainsi que dans des fonds communs de placement. Vers le milieu des années 90, il a commencé à investir activement dans des premiers appels publics à l’épargne (« PAPE »), achetant des titres qui n’avaient pas été échangés auparavant sur les marchés. Avant de faire affaire avec la société Sprott, il avait eu recours aux services de neuf firmes de courtage différentes pour faciliter ses transactions.

[6] En 1996, M. Abrams a communiqué avec la société Sprott et cette firme de courtage est devenue la dixième à fournir ses services à M. Abrams. Quant à Mme Spork, elle est devenue son courtier dans cette firme. La société Sprott offre ses services à des clients institutionnels ainsi qu’à des personnes individuelles qui possèdent des avoirs nets importants. La firme se spécialise dans les actions à faible ou moyenne capitalisation. Mme Spork est directrice, représentante en valeurs mobilières inscrite et vice-présidente de la société Sprott.

[7] Avant les deux transactions dont il est question en l’espèce, M. Abrams a effectué plusieurs placements réussis par l’intermédiaire de la société Sprott. Parmi ceux-ci : des placements privés et des PAPE de sociétés ouvertes. Aucun de ces placements ne concernait des valeurs mobilières de sociétés privées.

[8] À l’automne 1996, Mme Spork a informé M. Abrams qu’il pouvait investir dans des bons de souscription spéciaux de la Credit Card Communications Canada Inc. (« CCCC Inc. ») et dans des actions spéciales de la Vanity Software Publishing Corporation (« Vanity ») (que nous désignerons conjointement sous le nom de « Placements »). CCCC Inc. et Vanity étaient toutes deux des sociétés privées. Chacune n’en était qu’à la phase initiale de ses activités d’affaires. CCCC Inc., une société de haute technologie, proposait de combiner deux technologies : celle du lecteur de carte de crédit par glissement et celle du téléphone cellulaire. Quant à Vanity, elle se proposait d’élaborer et de mettre en marché des logiciels informatiques. Les deux sociétés avaient l’intention de procéder un jour à des PAPE de leurs actions ordinaires; mais, au moment des Placements, leurs actions ne s’échangeaient pas sur les marchés boursiers et aucune des sociétés n’avait lancé de PAPE.

[9] M. Abrams a investi au total 301 600 $ dans les Placements. Avant de lui permettre de participer aux Placements, Mme Spork a exigé qu’il signe deux contrats de souscription. Témoignant lors du procès, M. Abrams a déclaré qu’il n’avait pas lu ces contrats dans le détail.

[10] Plus tard, CCCC Inc. ayant fait faillite et ni CCCC Inc. ni Vanity n’ayant lancé de PAPE, M. Abrams a perdu tout ce qu’il avait investi dans ces sociétés. M. Abrams a poursuivi les appelantes en dommages-intérêts, alléguant que ses pertes étaient causées par la violation de leur obligation fiduciaire, par leur négligence et par leurs assertions inexactes et négligentes concernant les Placements.

II. AUTRES FAITS

(1) L’expérience de M. Abrams en matière de placements

[11] M. Abrams n’était pas un investisseur novice. Au contraire, ses transactions en valeurs mobilières étaient fréquentes et très importantes. En 1996, au cours d’un même mois, il effectuait, en moyenne, deux douzaines de ces transactions ou plus. En novembre 1996, il a effectué plus de soixante de ces transactions. M. Abrams était à l’origine de la plupart des transactions et il a même acheté sur marge, empruntant parfois jusqu’à 800 000 $ pour investir dans des valeurs mobilières.

[12] En mai 1996, la valeur au marché des placements de M. Abrams avec son courtier principal, Scotia McLeod, atteignait plus de 2,4 millions de dollars. Au cours de cette même année, il a acheté pour 4,9 millions de dollars d’actions et en a vendu pour 2,7 millions. De plus, il a acquis des fonds communs de placement totalisant presque 6,7 millions de dollars et s’est départi d’autres fonds, dont la valeur se situait autour de 5,6 millions de dollars.

[13] Le juge du procès a conclu que M. Abrams suivait ses placements de près. À tous les jours, il entrait en contact avec un ou deux de ses courtiers. Il vérifiait régulièrement l’évolution de ses placements dans des fonds communs et il vendait ses titres lorsque leur valeur baissait pendant deux journées consécutives. M. Abrams portait une attention similaire à d’éventuels PAPE et faisait preuve d’enthousiasme. Tous les mois, il examinait soigneusement une liste de possibilités de PAPE établie par Scotia McLeod; obtenait des renseignements sur les possibilités de PAPE auprès de ses autres courtiers; et en choisissait un ou deux dans lesquels investir.

[14] Dans un formulaire de demande des nouveaux clients qu’elle a rempli pour M. Abrams, Mme Spork décrit les connaissances en placements de M. Abrams comme [TRADUCTION] « bonnes » (« good »), par opposition à [TRADUCTION] « approfondies » (« sophisticated »), [TRADUCTION] « limitées » (« limited ») ou [TRADUCTION] « faibles/nouvelles » (« poor/new »). Il est vrai que l’exactitude de cette description n’a pas été confirmée par M. Abrams et qu’il n’a pas signé le formulaire de demande de la société Sprott; par contre, M. Abrams savait alors que ses connaissances en matière de placements avaient été qualifiées d'[TRADUCTION]« approfondies » (« sophisticated ») dans certains formulaires de demande d’autres firmes avec lesquelles il faisait affaire et que ces formulaires, il les avait signés. Certains de ces formulaires ont été remis à la société Sprott.

[15] Le juge du procès a conclu que M. Abrams était un homme d’affaire intelligent et astucieux. À l’automne 1996, conclut le juge : [TRADUCTION] « [M. Abrams] ne pouvait être décrit comme un investisseur non averti ou inexpérimenté » et [TRADUCTION] « [M. Abrams] avait les connaissances, l’expérience et l’habileté suffisantes pour comprendre divers types de placements (mais pas tous) et saisir les risques qui y étaient associées. Il cherchait à prendre connaissance de différentes possibilités de placement, il se procurait de l’information à leur sujet, puis il prenait ses propres décisions. »

(2) Les rapports de M. Abrams avec Mme Spork

[16] M. Abrams a refusé d’ouvrir un compte géré avec la société Sprott, alors que Mme Spork le lui avait recommandé. Il a dit à Mme Spork qu’il s’intéressait aux idées de la société Sprott, mais qu’il souhaitait investir par lui-même. M. Abrams communiquait avec Mme Spork environ deux fois par semaine. Il a fait plusieurs placements par l’intermédiaire de la société Sprott en suivant les idées et les conseils de placements avancés par Mme Spork. De plus, M. Abrams passait parfois par la société Sprott pour acheter des parts de PAPE promus par d’autres courtiers. Dans la plupart des transactions de M. Abrams avec la société Sprott, des valeurs mobilières achetées étaient livrées à la société Scotia McLeod, pour être payées par l’intermédiaire de cette dernière firme. En conséquence, Mme Spork était souvent dans l’impossibilité de déterminer avec exactitude quels étaient les avoirs de M. Abrams.

[17] Le juge du procès a décrit comme suit les rapports entre M. Abrams et Mme Spork :

[TRADUCTION]

Lorsqu’il choisissait ses placements, M. Abrams était loin de dépendre de Mme Spork ou de se fier exclusivement à celle-ci. Au contraire, je considère comme un fait que M. Abrams prenait lui-même ses décisions en matière de placements. Il prenait en compte plusieurs éléments : les conseils et l’information que lui présentaient Mme Spork; l’information fournie par d’autres représentants inscrits; les calculs et l’analyse qu’il faisait à partir de cette information; et le rapport risque-avantages que présentait un placement particulier.

(3) Les Placements

[18] En septembre 1996, la société Sprott a accepté d’agir comme mandataire CCCC Inc. En cette qualité, la société Sprott devait tenter d’amasser 11 millions de dollars américains au moyen de bons de souscription spéciaux et 3 millions supplémentaires au moyen d’un PAPE des actions ordinaires de CCCC Inc. Sous le régime des dispositions d’exemption de prospectus de la législation sur les valeurs mobilières applicable, les bons de souscription spéciaux constituaient un placement privé. Par conséquent, en ce qui les concernait, un placement minimum de 150 000 $ était exigé de chaque investisseur. Une fois que CCCC Inc. aurait obtenu un visa relativement à un prospectus provisoire et définitif des PAPE projetés, les bons de souscriptions spéciaux seraient convertis en actions ordinaires de CCCC Inc.

[19] Environ à la même époque, la société Sprott a également accepté d’agir comme mandataire de Vanity. À ce titre, la société Sprott devait tenter d’amasser 2 millions de dollars canadiens par la vente d’actions spéciales. Selon ce projet, Vanity procéderait ensuite à un PAPE de ses actions ordinaires. Comme les bons de souscriptions spéciaux de CCCC Inc., les actions spéciales de Vanity ont été offertes en tant que placement privé exempté des exigences de prospectus. Là encore, un placement minimum de 150 000 $ a été exigé de chaque investisseur. Quand les organismes de réglementation du commerce des valeurs mobilières auraient autorisé le prospectus du PAPE projeté par Vanity, chaque action spéciale permettrait à son propriétaire d’acquérir une action ordinaire de Vanity sans coût supplémentaire.

[20] Par l’intermédiaire de son service du financement des sociétés, la société Sprott a pratiqué — avec la diligence raisonnable voulue — des contrôles préalables relatifs à CCCC Inc. et à Vanity. Au fil de ce processus, la société Sprott a monté différents dossiers juridiques, financiers et d’affaires concernant chaque entreprise, en accumulant des renseignements à leur sujet. Le service du financement de la société Sprott a ensuite tenu, pour chacun des Placements, une réunion avec les représentants inscrits du service des ventes. Ces rencontres visaient à présenter l’un et l’autre des Placements aux représentants des ventes, afin de leur permettre de vendre les Placements aux clients susceptibles de s’y intéresser. Mme Spork a assisté aux deux exposés.

[21] Lors de la réunion sur CCCC Inc., Mme Spork a reçu une brochure décrivant les activités de l’entreprise, un plan d’affaire et une offre de souscription se rapportant aux bons de souscription spéciaux. Mme Spork a par la suite remis tous ces documents à M. Abrams. Lors du procès, M. Abrams a prétendu que Mme Spork lui avait recommandé les bons de souscription spéciaux. À ses dires, Mme Spork avait fait des assertions positives relativement à la rentabilité de CCCC Inc. Ces prétentions ont été rejetées par le juge du procès. Le juge a plutôt conclu que Mme Spork avait tout juste informé M. Abrams d’une [TRADUCTION] « possibilité de placement intéressante » et que M.’Abrams avait pris lui-même la décision d’investir dans les bons de souscription.

[22] Après la réunion visant Vanity, Mme Spork a rencontré M. Abrams et lui a remis un sommaire exécutif décrivant l’entreprise et le produit de Vanity. Mme Spork a aussi fourni à M. Abrams un plan d’affaires. Il s’agissait de deux copies de documents que Mme Spork avait obtenues lors de la réunion. Mme Spork a dit à M. Abrams que les actions spéciales de Vanity constituaient une occasion intéressante et que l’entreprise semblait posséder une bonne administration. Selon M. Abrams, Mme Spork lui a aussi affirmé que Vanity était très rentable. Cette allégation de M. Abrams a été rejetée par le juge du procès.

[23] M. Abrams a investi 151 580 $ dans les bons de souscription spéciaux de CCCC Inc. et 150 020 $ dans les actions spéciales de Vanity. Comme je l’ai déjà indiqué, M. Abrams a finalement perdu la totalité du capital ainsi investi.

(4) Les contrats de souscription

[24] Tel que le prévoient les procédures habituelles concernant les placements privés, le service de la syndication de la société Sprott a envoyé des contrats de souscription à tous les souscripteurs des Placements. Ceux-ci devaient signer les contrats avant d’investir dans les Placements.

[25] Lors du procès, M. Abrams a reconnu que, dans son esprit, s’il ne signait pas les contrats de souscription, on ne lui permettrait pas d’acheter de bons de souscription spéciaux de CCCC Inc. Cette reconnaissance a amené le juge du procès à la conclusion suivante : M. Abrams savait que la société Sprott se baserait sur ses contrats de souscription, et leur signature, pour décider si elle lui vendrait ou non des bons de souscription spéciaux et des actions spéciales.

[26] M. Abrams a signé les contrats de souscription de CCCC Inc. et de Vanity à titre personnel. Ces signatures ont été apposées le 21 Octobre 1996, dans le premier cas, et le 13 novembre 1996, dans le second. Sous sa signature, à plusieurs endroits pour chacun des deux contrats, M. Abrams a inséré le mot [TRADUCTION] « concierge » (« janitor ») dans l’espace réservé à la description de son emploi. Au procès, il a affirmé qu’il considérait certains éléments du contrat comme [TRADUCTION] « partiaux » (« biased ») et qu’il utilisait le mot [TRADUCTION] « concierge » (« janitor ») uniquement pour accoler certaines réserves à ses signatures. M. Abrams n’a pas informé les appelantes de cette intention ni de son omission de lire les contrats minutieusement avant de les signer.

[27] Même si M. Abrams a signé les contrats à titre personnel, les profits et les pertes reliés à sa participation aux Placements étaient, en fait, des profits et des pertes de Transpacific. Avant le présent litige, M. Abrams n’avait jamais informé les appelantes de l’intérêt de Transpacific dans les Placements.

[28] Chaque contrat stipule certaines contraintes quant à la revente ou à la négociabilité des valeurs mobilières visées. De plus, chaque contrat énonce une série de reconnaissances, de déclarations et de garanties de la part du souscripteur. Ces dispositions sont présentées comme subsistant après la clôture du contrat. Dans les deux contrats, M. Abrams fait des assertions ou fournit des reconnaissances quant au fait qu’il possède de l’expérience et des connaissances dans le domaine de la finance et des affaires. M. Abrams y confirme aussi qu’il est en mesure d’assumer le [TRADUCTION] « risque économique » des Placements. Dans le contrat de Vanity, par exemple, il se reconnaît expressément [TRADUCTION] « informé, avisé et expérimenté » dans le domaine des affaires et de la finance. De plus, dans chacun des contrats, il se déclare ou se reconnaît [TRADUCTION] « capable d’évaluer les avantages et les risques » reliés aux Placements et il exprime l’intention que la société Sprott et la société initiatrice s’appuient sur ses assertions et ses reconnaissances. Dans le contrat de CCCC Inc., M. Abrams reconnaît que CCCC Inc. n’est pas un [TRADUCTION] « émetteur assujetti » et que les propriétaires de valeurs mobilières de CCCC Inc. [TRADUCTION] « peuvent être incapables de vendre ces valeurs mobilières pour un temps indéterminé ». Cette reconnaissance apparaît en caractères gras dans le contrat de souscription de CCCC Inc.

[29] M. Abrams a aussi signé différentes annexes au contrat de souscription de CCCC Inc. Une de ces annexes, qu’il n’était pas obligé de remplir, comportait les affirmations supplémentaires suivantes du souscripteur : [TRADUCTION] « Je reconnais que : … c) je peux perdre tout mon placement, ET … e) je ne recevrai pas de prospectus… parce que l’Émetteur m’a avisé qu’il se prévaut d’une exemption de prospectus. »

III. QUESTIONS

[30] Les appelantes avancent deux arguments au soutien de leur appel. Premièrement, le juge du procès aurait commis une erreur en concluant qu’elles avaient été négligentes en omettant d’aviser M. Abrams des risques associés aux Placements. Deuxièmement, le juge du procès aurait commis une erreur en affirmant que, en raison de la conduite de Mme Spork, les appelantes ne pouvaient invoquer la préclusion contre M. Abrams en s’appuyant sur ses assertions des contrats de souscription. Dans l’éventualité où elles échouent à faire accepter les prétentions qui précèdent, les appelantes ne contestent pas la décision du juge du procès de leur imputer une responsabilité à hauteur de cinquante pour cent. Bien que n’interjetant aucun appel incident relativement à la décision du procès, M. Abrams réagit aux prétentions des appelantes en faisant valoir que le juge du procès a commis une erreur. Selon Abrams, le juge aurait dû conclure que Sprott avait le devoir de lui fournir une information complète et qu’elle avait manqué à ce devoir.

IV. ANALYSE

(1) La conclusion de négligence

[31] Suivant une conclusion du juge du procès, Mme Spork avait le devoir de mettre M. Abrams en garde contre les risques associés aux Placements. Cette conclusion n’est pas contestée par les appelantes dans le présent appel. Ce que les appelantes font plutôt valoir, c’est que la portée de ce devoir de mise en garde était limitée, compte tenu de certaines conclusions de fait du juge du procès sur les questions suivantes : les connaissances et l’expérience de M. Abrams en tant qu’investisseur; et la nature des rapports de M. Abrams avec les appelantes. Je souscris à ce point de vue.

[32] Les appelantes prétendent aussi que le juge du procès n’a pas identifié les risques contre lesquels Mme Spork aurait omis de faire une mise en garde. Si l’on interprète les motifs du juge du procès correctement, avancent-elles, l’on doit considérer qu’ils se rapportent aux risques liés au fait d’investir dans des sociétés privées, dont les actions ne s’échangent pas publiquement sur les marchés boursiers. Selon les appelantes, le juge placerait ces risques en opposition avec les risques d’investir dans des sociétés ouvertes au public, dont les actions sont échangées sur un ou plusieurs marchés. Lors du procès, M. Abrams a admis que Mme Spork l’avait informé que CCCC Inc. et Vanity étaient des sociétés privées et que, pour un certain temps, elles ne seraient inscrites à aucune bourse. S’appuyant sur cette reconnaissance, les appelantes affirment qu’elles se sont acquittées de leur devoir de prévenir M. Abrams des risques associés aux Placements. Pour les motifs qui suivent, je ne saurais souscrire à cet argument.

[33] Les appelantes soutiennent à juste titre que, au-delà de l’exécution des instructions et de la pratique de l’honnêteté, le devoir du courtier envers le client est, quant à sa portée, une question de fait, qui doit être déterminée au cas par cas. De plus, pour définir la teneur et la portée du devoir de mise en garde du courtier, il faut tenir compte des connaissances et des habiletés du client ainsi que de la nature des rapports entre le client et le courtier. Comme le dit le juge Winkler, aux pages 233 et 234, dans CaroM v. Bre-X Minerals Ltd. (1999), 44 O.R. (3d) 173 (C.S.), confirmé par (1999), 46 O.R. (3d) 315 (Div. Ct.), infirmé, pour d’autres motifs, par (2000), 51 O.R. (3d) 236 (C.A.), autorisation d’appel à la Cour Suprême du Canada refusée par [2000] C.S.C.R. no 660 :

[TRADUCTION]

Le devoir de mise en garde ne découle pas simplement de la relation courtier-client. Dans Reed v. McDermid St. Lawrence Ltd. (1990), 52 B.C.L.R. (2d) 265, à la page 271, [1991] 2 W.W.R. 617 (C.A.), le tribunal affirme ce qui suit :

 [TRADUCTION]

Au-delà du simple devoir d’exécuter des instructions et d’être honnête, le devoir du courtier envers son client est, quant à sa portée, une question de fait. Une telle question doit être résolue au cas par cas, selon ce qui se passe entre le courtier et le client. Le devoir de mise en garde ne découle pas de simples rapports de courtier à client; il découle des faits.

Essentiellement, l’existence d’un devoir de mise en garde dépend du niveau de la diligence qui est due à un client particulier. Et pour savoir si le courtier a un devoir de mise en garde du client, l’on analysera les particularités des rapports entre le courtier et le client. […] Par exemple, on ne peut pas dire qu’il existe un même niveau de diligence pour, d’une part, [une firme de courtage à commissions réduites, qui ne donne pas de conseil, et son client] et, d’autre part, un courtier et un client qui s’est fié à lui pour la gestion d’un compte de négociation discrétionnaire. Et on ne peut pas davantage affirmer que le niveau de diligence est le même face à un client dont le seul intérêt est de spéculer et pour un client qui s’appuie sur les conseils du courtier pour des placements à long terme.

[…]

Pour déterminer le niveau de la diligence qu’un conseiller en placement doit à un client particulier, il faut examiner les services que le conseiller a entrepris de fournir au client. Ces deux réalités sont liées entre elles. Ainsi, la diligence due au client varie-elle en intensité. Elle diffère selon que le client reçoit des conseils ou ne reçoit que de l’information; ou que le conseiller a un mandat discrétionnaire en ce qui a trait aux transactions du client.

[34] La diligence due à un investisseur novice est d’un niveau considérablement plus élevé que celle qui s’applique entre un courtier et un investisseur expérimenté. Dans Refco Futures (Canada) Ltd. v. Fresnaid Entreprises Ltd., [1993] R.J.Q. 2359 (C.S.Q.), confirmé par [1998] A.Q. No. 403 (C.A.Q.), à la page 2370, le juge Hesler traite de cette question : [TRADUCTION] « Les obligations du courtier doivent être inversement proportionnelles à l’expérience et à l’habileté du client, mais aussi au degré d’indépendance que celui-ci réclame par rapport aux décisions relatives aux placements. »

[35] Le juge du procès a conclu que M. Abrams était un investisseur informé et expérimenté, qu’il n’était pas vulnérable et qu’il ne se fiait pas exclusivement à Mme Spork quant aux décisions concernant ses placements. En outre, M. Abrams a pris lui-même les décisions relatives aux Placements dont il est question dans le présent appel. De plus, le compte de M. Abrams chez Mme Spork n’était pas un compte géré, et M. Abrams ne prétend pas que les appelantes aient eu la permission d’effectuer des transactions en son nom sans autorisation préalable[1]. En s’appuyant en partie sur ces faits, le juge du procès a conclu que les rapports entre les parties n’étaient pas de nature fiduciaire.

[36] Le juge du procès a toutefois poursuivi sa réflexion. Selon le juge, le caractère non fiduciaire des rapports entre les parties n’impliquait pas, pour les appelantes, l’absence de tout devoir de diligence envers M. Abrams. Le juge du procès déclare ce qui suit à cet égard :

 [TRADUCTION]

Comme l’a récemment observé le juge Colin Campbell dans 875121 Ontario Ltd [v. Nesbitt Burns Inc. (1999), 50 B.L.R. (2d) 137 (C.S. Ont.)], à la page 156 du recueil : [TRADUCTION] « Si le courtier n’est pas assujetti à un devoir fiduciaire quant à ses conseils de placement, il demeure assujetti à une obligation de diligence quant aux conseils qu’il donne, et ce devoir fournit la mesure de la négligence pouvant lui être reprochée. » 

[37] Mme Spork pouvait donner des conseils et des recommandations de placements à M. Abrams. Elle le faisait occasionnellement, et M. Abrams suivait parfois ses suggestions. Ainsi, Mme Spork n’était pas une simple exécutante des décisions de M. Abrams. Autre facteur : Mme Spork était la représentante attitrée de M. Abrams à la société Sprott, de sorte que, dans ses rapports avec M. Abrams, Mme Spork se devait de respecter les normes de conduite professionnelle exposées dans Le manuel sur les normes de conduite de l’Institut canadien des valeurs mobilières. Ces dispositions informent, sans toutefois les déterminer, les normes de diligence à l’aune desquelles les tribunaux définissent la conduite professionnelle qui est acceptable. Voir Hunt v. TD Securities Inc., supra, au pragraphe 62, les motifs du juge d’appel Gillese, etHodgkinson v. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, à la page 425, les motifs du juge LaForest.

[38] À la lecture des motifs du juge du procès, l’on observe que, à son sens, deux des normes établies dans Le manuel sur les normes de conduite sont particulièrement pertinentes à la présente espèce :

 

[TRADUCTION]

A. Le représentant doit faire preuve d’une fiabilité absolue puisque les intérêts du client doivent figurer en tête de ses préoccupations lorsqu’il effectue une opération.

I. Bien connaître son client. Le représentant doit déployer des efforts diligents et professionnels pour prendre connaissance des données essentielles de la situation financière et personnelle, ainsi que des objectifs de placement, de chaque client; et il doit déployer ce même type de mesures pour tenir à jour ses connaissances au sujet de ces questions. Une documentation pertinente doit être établie concernant le client. Cette documentation doit présenter tout renseignement important sur la situation du client et rendre compte de tout changement dans cette situation.

[…]

Le [représentant inscrit] a la responsabilité de s’assurer que :

[…]

(ii) le client a vu son attention attirée sur toute donnée importante — par exemple, les facteurs positifs et négatifs agissant dans le cas d’une transaction — avant qu’une opération ne soit exécutée pour son compte. Tenu à un dévoilement complet des risques et à une objectivité relative, le représentant doit offrir un exposé équilibré au client[…] [Les italiques sont du soussigné.]

[39] La preuve produite lors du procès a établi ce qui suit : a) Mme Spork a présenté les Placements à M. Abrams; b) même si les deux Placements faisaient partie de la catégorie des placements à haut risque, Mme Spork a omis d’en aviser M. Abrams; c) Mme Spork a présumé que, en tant qu’investisseur informé, M. Abrams connaissait le profil de risque des Placements; et d) même si Mme Spork a avisé M. Abrams que les Placements concernaient des valeurs mobilières de sociétés privées qui n’étaient inscrites sur aucun marché boursier, elle ne l’a pas informé que les PAPE projetés de CCCC Inc. et de Vanity n’auraient peut-être jamais lieu et que les sociétés ne seraient peut-être jamais inscrites sur un marché boursier.

[40] Le juge du procès a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

À mon avis, Mme Spork a manqué à son devoir envers M. Abrams en omettant de discuter, avec lui,des risques associés aux Placements. Le risque élevé associé à ces valeurs mobilières constituait clairement un facteur négatif. Comme elle a omis de discuter de cet aspect des Placements avec M. Abrams, je conclus qu’elle ne lui a pas fait un exposé équilibré de la situation. Les témoignages des experts du demandeur comme des défenderesses appuient cette conclusion.

À mon sens, l’expertise relative de M. Abrams (et les présomptions entretenues par Mme Spork sur la question) ne déchargeaient pas Mme Spork d’expliquer les risques associés à ce type de placement. À partir des faits de la présente espèce, je conclus que M. Abrams n’était familier ni avec le concept des bons de souscription spéciaux ni avec celui des actions spéciales, les véhicules de placement que lui avait offerts Mme Spork relativement au financement de CCCC Inc. et de Vanity. […] Je conclus que si les risques avaient été correctement expliqués, M. Abrams n’aurait peut-être pas fait ces deux placements. [Les italiques sont du soussigné.]

[41] Plus loin dans ses motifs, alors qu’il examine la demande de préclusion des appelantes visant les contrats de souscription, le juge du procès affirme ce qui suit :

[TRADUCTION]

Mme Spork avait le devoir de faire une présentation équilibrée à M. Abrams. En vertu de cette obligation, elle était, entre autres, tenue de divulguer le niveau de risque associé aux placements. L’information que Mme Spork a fournie à M. Abrams impliquait une assertion selon laquelle Mme Spork avait pleinement révélé le niveau de risque associé aux placements. Pour invoquer la préclusion contre M. Abrams, les défenderesses s’appuient sur une de ses assertions. Selon cette assertion, M. Abrams comprenait les transactions et considérait qu’elles convenaient. Or cette assertion avait été précédée par l’assertion ci-dessus de Mme Spork et se fondait sur celle-ci. Et cette assertion de Mme Spork était trompeuse en ce qu’elle manquait de divulguer le niveau de risque associé aux placements.[Les italiques sont du soussigné.]

[42] Ainsi, les [TRADUCTION] « risques » et le [TRADUCTION] « niveau de risque » associés aux Placements se situent au cœur même de la conclusion de négligence du juge du procès. Ceci étant, en quoi consistent-ils?.

[43] Lorsqu’elle a témoigné, Mme Spork a déclaré qu’il y avait [TRADUCTION] « un peu plus de risque dans le cas d’une société privée [que dans celui d’une société ouverte au public], le marché étant restreint. » Cette déclaration se trouve relevée dans les motifs du juge du procès. Les appelantes tirent argument de cette mention. Selon elles, le [TRADUCTION] « risque plus élevé » noté par le juge du procès était le risque additionnel couru par ceux qui investissaient dans des bons de souscription spéciaux ou dans des actions spéciales de sociétés privées. Ce risque se trouvait mis en opposition avec le risque couru dans le cas d’un investissement dans un PAPE ou du placement privé d’une société ouverte au public. À mon avis, pour les deux motifs qui suivent, cet argument ne vient pas en aide aux appelantes.

[44] Premièrement, il n’est pas prouvé que Mme Spork ait signifié à M. Abrams que les Placements comportaient un [TRADUCTION] « risque plus élevé » que des placements dans des valeurs mobilières de sociétés ouvertes au public. Lors de son témoignage, Mme Spork a reconnu ne pas avoir dit à M. Abrams que les Placements entraient dans la catégorie des placements à haut risque. De plus, Mme Spork n’a pas dit qu’elle aurait comparé les risques reliés aux Placements avec d’autres risques lors de ses échanges avec M. Abrams.

[45] Deuxièmement, et de façon importante, lorsque le juge du procès renvoie aux [TRADUCTION] « risques » et au [TRADUCTION] « niveau de risque » reliés aux Placements, il ne vise pas seulement le fait que les Placements étaient des valeurs mobilières offertes comme des placements privés de sociétés privées, plutôt que de sociétés ouvertes au public. Et il ne confine pas sa discussion du risque à un [TRADUCTION] « risque » unique. À mon avis, en définissant les [TRADUCTION] « risques » mentionnés par le juge du procès comme elles le font, les appelantes sous-estiment significativement les risques matériels multiples qui se trouvaient associés aux Placements.

[46] Le juge du procès a conclu ce qui suit : [TRADUCTION] « M. Abrams n’était familier ni avec le concept de bons de souscription spéciaux ni avec celui d’actions spéciales, les valeurs que Mme Spork lui avait offertes et qui visaient à assurer le financement de CCCC Inc. et de Vanity, respectivement ». Comme je l’ai déjà mentionné, le juge du procès avait déjà indiqué, dans ses motifs, que la capacité de M. Abrams de comprendre les différents véhicules de placement ne s’étendait pas à tous les véhicules de placement. Non contestées par les appelantes devant notre cour, ces conclusions confirment que, malgré son expérience dans les placements, M. Abrams n’était pas familier avec l’acquisition de bons de souscription ou d’actions spéciales de sociétés privées, des valeurs dont le marché d’échange est restreint. Ainsi, pour M. Abrams, le manque d’expérience et de connaissances dans le type de valeurs mobilières visées constituait un [TRADUCTION] « risque associé aux placements ».

[47] Ceci dit, les Placements comportaient plusieurs autres risques, dont les suivants : a) les deux sociétés initiatrices étaient des entreprises en démarrage, sans antécédents sur les marchés. Qu’ils soient privés ou publics, les placements dans des entreprises en démarrage sont de nature spéculative et comportent intrinsèquement plus de risques que les placements dans des entreprises établies; b) les risques inhérents à la nature des affaires de CCCC Inc. et de Vanity, comme la qualité de la conception du plan d’affaire des deux entreprises et l’existence d’une demande pour les produits qu’elles proposaient; et c) les risque que le capital investi dans les Placements ait une liquidité limitée.

[48] La notion de liquidité renvoie à la capacité, pour l’investisseur, d’avoir accès au capital investi. Les Placements étaient assortis d’un risque sur ce plan. En effet, l’accès du souscripteur à son capital serait considérablement restreint si — comme cela s’est finalement passé — les PAPE projetés pour CCCC Inc. et de Vanity n’avaient pas lieu. Quand il y a un risque sur le plan de la liquidité, il peut y avoir, mais il n’y a pas nécessairement, risque de perdre le capital investi. CCCC Inc. et Vanity ont fait défaut de lancer les PAPE projetés, mais ce défaut n’entraînait pas automatiquement la perte des capitaux investis par M. Abrams dans leurs valeurs mobilières. Il existe des marchés, quoique limités, pour les valeurs mobilières de sociétés privées. M. Abrams courait bien un risque matériel si les PAPE n’étaient pas lancés; mais ce risque résultait de l’absence de marché d’échange public pour les valeurs mobilières achetées et consistait à voir l’accès au capital investi grandement gêné pour une période indéterminée. Ainsi, la vraisemblance d’un lancement des PAPE constituait un facteur déterminant et la liquidité des fonds investis par M. Abrams était une composante du [TRADUCTION] « niveau de risque » des Placements.

[49] Mme Spork n’a pas averti M. Abrams que les PAPE de CCCC Inc. et de Vanity risquaient de ne jamais être lancés. Parmi les éléments qui nous ont été présentés, aucun ne nous porte à une autre conclusion. Au contraire, suivant le témoignage rendu par Mme Spork lors du procès, Mme Spork a dit à M. Abrams que CCCC Inc. et Vanity [TRADUCTION] « lanceraient leurs [PAPE] dans 6 à 10 mois ». Cette déclaration était entachée de deux défauts : elle omettait d’avertir le client que les PAPE risquaient de ne jamais être lancés; et elle détournait M. Abrams de l’examen d’une telle possibilité et de ses effets sur la liquidité de ses investissements. Dans le même ordre d’idées, les appelantes ne prétendent pas que Mme Spork ait évoqué le risque d’un échec commercial de CCCC Inc. et de Vanity devant M. Abrams. Dans le cas de CCCC Inc, c’est exactement ce qui est arrivé.

[50] Lors du procès, il a été question de l’évocation des facteurs négatifs reliés aux Placements, et Mme Spork a reconnu qu’elle ne se souvenait pas d’avoir discuté de tels facteurs avec M. Abrams. En l’absence de propos dans ce sens, Mme Spork ne pouvait confirmer qu’elle avait rempli certaines des obligations professionnelles que lui imposait le Manuel sur les normes de conduite. En effet, sous le régime des normes en question, Mme Spork devait s’assurer que M. Abrams connaissait tant les facteurs positifs que les facteurs négatifs des Placements.

[51] En conséquence, à mon sens, le juge du procès ne s’est pas trompé en concluant que Mme Spork avait manqué à son devoir d’avertir M. Abrams des risques associés aux Placements. En fait, je considère cette conclusion comme inattaquable.

(2) L’utilisation des assertions faites par M. Abrams dans les contrats de souscription

[52] M. Abrams a délibérément omis de lire les contrats de souscription dans leur totalité. Et cette décision, de l’aveu même de son auteur, partait d’une volonté d’éviter les conséquences juridiques reliées à ces contrats. Ceci dit, en les signant, M. Abrams a fait certaines assertions et présenté certaines reconnaissances à la société Sprott et aux sociétés initiatrices. Selon ces assertions et reconnaissances : M. Abrams était capable d’évaluer les mérites et les risques des Placements; il était financièrement en mesure de supporter le risque économique relié aux Placements; et, dans le cas de CCCC Inc.,il savait qu’il risquait de ne pas pouvoir vendre ces valeurs mobilières pour [TRADUCTION] « un temps indéterminé ». Les contrats comportent des dispositions expresses sur l’intention sous-tendant les déclarations de M. Abrams. En vertu de ces dispositions, ces déclarations pourront être utilisées par la société Sprott et les sociétés initiatrices et survivront à la clôture des transactions relatives aux Placements.

[53] M. Abrams a aussi usé d’un autre moyen pour atténuer les obligations contractuelles susmentionnées. Dans ce même but, M. Abrams a inscrit le mot [TRADUCTION] « concierge » (« janitor ») sous sa signature à plusieurs endroits dans les contrats, tout en sachant qu’une telle description de ses fonctions était fausse, pour plus tard affirmer que cette inscription visait à signifier aux appelantes qu’il n’entendait pas être lié par les contrats, et ce, malgré ses assertions au contraire des deux documents en question.

[54] La façon dont M. Abrams aborde la signature des contrats de souscription est des plus troublante. Sa conduite contrevient aux pratiques et aux exigences normales du commerce ordinaire, exigences sur lesquelles les personnes raisonnables sont en droit de se fonder. Si le tribunal avalisait la conduite de M. Abrams, cette approbation pourrait, ainsi que le soutiennent les appelantes, être interprétée comme une remise en question l’utilité et l’efficacité des contrats écrits dans les transactions de valeurs mobilières impliquant des consommateurs. Le tribunal ne saurait avaliser la conduite de M. Abrams. Ceci dit, cette conclusion ne suffit pas à trancher le débat. Nous nous devons d’examiner les conséquences de cette conduite en nous demandant si, par sa propre conduite, Mme Spork, dont les actes engagent aussi la responsabilité de la société Sprott, a poussé M. Abrams à faire les assertions susmentionnées.

[55] Notre cour s’est déjà prononcée sur l’omission délibérée de lire un contrat commercial avant sa signature. Suivant le principe général que notre cour a reconnu à cet égard, une telle omission ne dégage pas le signataire de ses obligations du contrat. Dans Fraser Jewellers (1982) Ltd. v. Dominion Electric Protection Co. (1997), 34 O.R. (3d) 1 (C.A.), à la page 10, le juge d’appel Robins déclare ce qui suit :

[TRADUCTION]

En principe, s’il n’y a fraude ou assertions inexactes, le signataire du contrat est lié par celui-ci qu’il en ait lu le contenu ou ait choisi de ne pas le lire : voirCheshire, Fifoot & Furmston’s Law of Contract, 13th ed. (1996), à la page 168. Si une personne omet de lire le contrat avant de le signer, elle ne peut se fonder sur cette omission pour refuser de s’y conformer. Cette omission ne constitue pas un fondement juridique acceptable à une telle fin.Lorsqu’un homme d’affaires passe un contrat au nom d’une entreprise, l’on doit présumer qu’il en connaît les conditions et que celles-ci lient l’entreprise. Si [le signataire] choisit de ne pas lire le contrat, il ne saurait s’en trouver en meilleure position qu’une personne qui l’a lu. Le fait qu’il s’agisse d’un contrat type pré-imprimé et non négociable ne suffit pas non plus à vicier la clause concernée. [Des coordonnées de décisions ont été omises, et les italiques sont du soussigné.]

Voir aussi 978011 Ontario Ltd. v. Cornell Engineering Co.(2001), 53 O.R. (3d) 783 (C.A.), aux pages 793 et 794.

[56] Ceci dit, ce principe général ne détermine pas si, en l’espèce, les appelantes peuvent se prévaloir des assertions écrites de M. Abrams et, sur le fondement de celles-ci, échapper à toute responsabilité envers lui. À la question ainsi soulevée, le juge du procès a répondu par la négative. À mon sens, il a eu raison de tirer une telle conclusion. Trois motifs m’incitent à approuver la décision du juge.

[57] Premièrement, pour qu’il y ait application du principe général reconnu dans Fraser Jewellers et confirmé dans Cornell Engineering, il faut que la partie souhaitant s’appuyer sur le contrat écrit n’ait pas fait d’assertions inexactes. De plus, dans Fraser Jewellers, le tribunal a conclu que la partie alléguant le contrat n’était pas juridiquement tenue d’attirer l’attention du signataire sur la disposition pertinente. Selon le tribunal, les rapports entre les parties n’imposaient pas de telle obligation. Or, dans la présente espèce, ni l’un ni l’autre de ces facteurs ne trouve application.

[58] Les faits de notre affaire diffèrent de ceux de Fraser Jewellers. En l’espèce, les rapports entre les appelantes et M. Abrams faisaient naître un devoir de diligence au profit de M. Abrams. Comme je l’ai indiqué précédemment, Mme Spork a enfreint cette obligation de diligence en omettant de prévenir M. Abrams des aspects négatifs des Placements — c’est-à-dire des risques, ci-dessus décrits, qui leur étaient associés.

[59] De plus, le juge du procès conclut ce qui suit : [TRADUCTION] « L’information que Mme Spork a fourni à M. Abrams comportait une assertion implicite : Mme Spork lui avait pleinement divulgué le niveau de risque associé aux Placements. […] Ceci dit, cette assertion de Mme Spork était inexacte ». À ces propos, le juge du procès ajoute les suivants :

[TRADUCTION]

À mon avis, la réponse est la même que le non-dévoilement soit qualifié de frauduleux ou d’innocent. Dans un cas comme dans l’autre, Mme Spork devait communiquer les risques courus à M. Abrams et elle a manqué à ce devoir. À mon avis, la révélation des risques courus aurait fait hésiter M. Abrams ou l’aurait incité à chercher plus d’information avant de signer les contrats de souscription.

[60] Ainsi donc, selon le juge du procès, Mme Spork avait fait une assertion inexacte à M. Abrams et ce manquement se rapportait à un devoir de prévention. Le juge a ajouté que si Mme Spork avait pleinement dévoilé les risques associés aux Placements à M. Abrams, cette mise en garde aurait fait une différence pour lui. Une autre assertion de Mme Spork mérite d’être soulignée. Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Spork a déclaré à M. Abrams que CCCC Inc. et Vanity [TRADUCTION] « lanceraient leurs [PAPE] dans 6 à 10 mois ». Cette déclaration pouvait correspondre à une croyance sincère de Mme Spork à l’époque; mais il reste qu’on ne pouvait savoir avec certitude quand les PAPE seraient lancés, ni même s’ils seraient jamais lancés. Ainsi, en raison des assertions que Mme Spork a faites à M. Abrams, la présente affaire se situe hors du champ d’application du principe général énoncé dans Fraser Jewellers et, par conséquent, de la protection assurant qu’un signataire qui n’a pas lu un contrat ne puisse, plus tard, tenter de le résilier.

[61] Deuxièmement, comme notre tribunal l’a reconnu dans Cornell Engineering aux pages 794 et 795, chaque partie contractante doit respecter les intérêts de l’autre partie dans les circonstances suivantes : [TRADUCTION] « En premier lieu, une partie se fie à l’autre pour lui transmettre l’information servant à fonder un choix éclairé; et, en second lieu, la partie en possession de l’information peut, en taisant (ou en dissimulant) de l’information, amener l’autre partie à faire un certain choix. » Si le juge du procès a conclu que M. Abrams ne plaçait pas suffisamment sa confiance en Mme Spork pour créer un rapport fiduciaire entre eux, il a aussi conclu, de façon expresse, que M. Abrams était en droit de se fier à Mme Spork, et s’était effectivement fié à Mme Spork, en ce qui avait trait à l’information relative aux Placements. Sans cette information, a ajouté le juge, M. Abrams n’était pas en mesure de prendre une décision éclairée quant au fait d’investir ou non dans les bons de souscription spéciaux et les actions spéciales. À cet égard, il est significatif que Mme S