Anderson, R. c. (2002), 57 O.R. (3d) 681 (C.A.)

  • Dossier :
  • Date : 2024

Sa Majesté la Reine c. Anderson

[Répertorié : R. c. Anderson]

Cour d’appel de l’Ontario, les juges Moldaver, Feldman et Cronk de la Cour d’appel

12 février 2002

Charte des droits et libertés – Justice fondamentale – Auto-incrimination – Droit de garder le silence – La Couronne a tenté d’introduire le journal intime de l’accusé comme élément de sa preuve principale – Le juge du procès a commis une erreur en excluant le journal au motif que son utilisation violerait le principe interdisant l’auto-incrimination et le droit de garder le silence en forçant l’accusé à témoigner pour fournir des explications sur les déclarations figurant dans son journal – L’obligation tactique de témoigner ne constitue pas une obligation ou contrainte juridique – Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, al. 11c) et 11d).

Charte des droits et libertés – Auto-incrimination – La Couronne a tenté de produire le journal intime de l’accusé dans le cadre de sa preuve principale – Le juge du procès a commis une erreur en excluant le journal au motif que son utilisation violerait le principe interdisant l’auto-incrimination et le droit de garder le silence en forçant l’accusé à témoigner pour fournir des explications sur les déclarations figurant dans son journal – L’obligation d’ordre tactique de témoigner ne constitue pas une obligation ou contrainte juridique – Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, al. 11c) et 11d).

Droit criminel – Abus de procédure – La Couronne n’a pas laissé entendre qu’elle avait l’intention d’utiliser le journal intime de l’accusé comme élément de sa preuve principale lors des deux premiers procès – La Couronne a essayé de produire le journal comme élément de sa preuve principale lors du troisième procès – Le juge du procès a exclu le journal et la Couronne a choisi de ne pas présenter d’autres éléments de preuve – L’accusé a été acquitté – L’appel de la Couronne a été accueilli – Le fait que la Couronne a changé d’idée au sujet de l’utilisation du journal au troisième procès ne constitue pas de la mauvaise foi – La décision de la Couronne de ne pas présenter de preuve n’a pas empêché la tenue d’un nouveau procès ni n’a constitué un abus de procédure.

L’accusé a été inculpé d’agression sexuelle causant des lésions corporelles, de séquestration, de voies de fait armées, de possession d’une arme dangereuse dans un but dangereux pour la paix publique, et de menace de mort. Dans aucun des deux premiers procès de l’accusé, la Couronne n’a laissé entendre qu’elle avait l’intention de produire le journal intime de l’accusé, qui avait été saisi conformément à un mandat de perquisition après l’arrestation de l’accusé, dans le cadre de sa preuve principale ou qu’elle considérait que ce journal était essentiel à sa preuve contre l’accusé. À l’ouverture du troisième procès, le procureur de la Couronne a indiqué son intention de mentionner le journal lors de son exposé initial au jury et de l’utiliser comme élément de sa preuve principale. Le juge du procès a décidé que l’utilisation du journal comme le proposait la Couronne violerait le droit de l’accusé de garder le silence garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, son droit à un procès équitable garanti par l’al. 11 d) de la Charte, de même que le principe interdisant l’auto-incrimination garanti par l’al. 11c) de la Charte, car il était vraisemblable, ou même probable, que l’accusé serait obligé de témoigner pour fournir des explications sur les déclarations figurant dans son journal. Le journal a été exclu de la preuve. La Couronne a choisi de ne pas présenter d’autres éléments de preuve et l’accusé a été acquitté. La Couronne porte cette décision en appel.

Arrêt : L’appel devrait être accueilli.

Le journal a été tenu par l’accusé avant toute intervention de l’État ou de ses agents. Les déclarations qu’il contient ne sont pas le résultat de mesures coercitives exercées par l’État; il n’y avait pas non plus de rapport contradictoire entre l’accusé et l’État au moment où ces déclarations ont été faites. Le fait que la preuve de la Couronne contre l’accusé puisse avoir plus de poids après l’admission en preuve du journal ne crée pas une contrainte légale à témoigner allant à l’encontre de l’art. 11 de la Charte. L’accusé a jusqu’à la fin de l’exposé de la Couronne pour décider de témoigner ou non au procès. Ni le droit de garder le silence, ni le principe interdisant l’auto-incrimination, ni le droit à un procès équitable garanti par l’al. 11d) de la Charte n’empêchent l’admission du journal de l’accusé comme élément de la preuve principale de la Couronne.

Rien ne laisse croire que la Couronne a commis une irrégularité qui aurait mis fin au premier procès et annulé le deuxième. Quoique la Couronne n’ait pas indiqué, avant la tenue de ces procès, qu’elle avait l’intention de tenter de se fonder sur le journal de l’accusé, mise à part sa possible utilisation lors du contre-interrogatoire de l’accusé, la Couronne a clairement informé d’avance l’accusé qu’il était possible qu’elle produise le journal comme élément de sa preuve principale au cours du troisième procès. La Couronne a le droit, avant le début de n’importe quel procès criminel, d’évaluer la preuve qu’elle a l’intention de produire au cours du procès en se fondant sur la situation existante. Il n’y a eu aucune preuve claire ou accablante démontrant l’existence de motifs illégitimes ou de mauvaise foi de la part de la Couronne, ou d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité, qui soit suffisante pour établir un abus de procédure.

Jurisprudence citée

R. c. Boss (1988), 30 O.A.C. 184, 42 C.R.R. 166, 46 C.C.C. (3d) 523, 68 C.R. (3d) 123 (C.A.); R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595, 84 Alta. L.R. (2d) 1, 131 N.R. 118, [1992] 1 W.W.R. 289, 8 C.R.R. (2d) 274, 68 C.C.C. (3d) 308, 9 C.R. (4th) 1; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, 49 O.R. (3d) 735n, 191 D.L.R. (4th) 539, 259 N.R. 336, 78 C.R.R. (2d) 53, 148 C.C.C. (3d) 97, 36 C.R. (5th) 223 (sub nom. R. c. D. (A.S.)); R. c. Fitzpatrick, [1995] 4 R.C.S. 154, 129 D.L.R. (4th) 129, 188 N.R. 248, 32 C.R.R. (2d) 234, 102 C.C.C. (3d) 144, 43 C.R. (4th) 343; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, 47 B.C.L.R. (2d) 1, 110 N.R. 1, [1990] 5 W.W.R. 1, 49 C.R.R. 114, 57 C.C.C. (3d) 1, 77 C.R. (3d) 145;R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, 20 D.L.R. (4th) 651, 61 N.R. 159, [1985] 6 W.W.R. 127, 21 C.C.C. (3d) 7, 47 C.R. (3d) 193; R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229, 114 D.L.R. (4th) 645, 1 L.W.R. 636, 21 C.R.R. (2d) 286, 89 C.C.C. (3d) 353, 30 C.R. (4th) 1; R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, 65 Sask. R. 1, 83 N.R. 296, [1988] 4 W.W.R. 97, 32 C.R.R. 269, 40 C.C.C. (3d) 481, 62 C.R. (3d) 349; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, 117 Nfld. & P.E.I.R. 269, 165 N.R. 241, 89 C.C.C. (3d) 1, 29 C.R. (4th) 1, 2 M.V.R. (3d) 161; R. v. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, 21 O.R. (3d) 797n, 121 D.L.R. (4th) 589, 177 N.R. 81, 26 C.R.R. (2d) 1, 96 C.C.C. (3d) 1, 36 C.R. (4th) 1; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, 174 D.L.R. (4th) 111, 240 N.R. 1, 63 C.R.R. (2d) 1, 135 C.C.C. (3d) 257, 42 M.V.R. (3d) 161, 24 C.R. (5th) 201

Lois citées

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-45, art. 278.1 à 278.91, sous-al. 686(4)b)(i)Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, al.11c) et d)

Appel interjeté par la Couronne à l’encontre du jugement du juge Shaughnessy (2000), 73 C.R.R. (2d) 344 (J.C.S.).

Alexander Hrybinsky, pour l’appelante.Dirk Derstine, pour l’intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par :

LE JUGE CRONK DE LA COUR D’APPEL :

[1] Deux questions sont soulevées dans le présent appel :

Est-ce que le fait d’admettre le journal intime que l’intimé a tenu avant sa détention ou son arrestation comme élément de la preuve principale de la Couronne violerait le droit de garder le silence, le principe interdisant l’auto-incrimination et le droit à un procès équitable garantis par l’art. 7 et les al. 11c) et d) de la Charte canadienne des droits et libertés? Est-ce que la décision de la Couronne de ne pas produire de preuve par suite de l’exclusion du journal, ce qui a entraîné l’acquittement de l’intimé à l’égard de toutes les inculpations, empêche la tenue d’un nouveau procès au motif que cela constituerait un abus de procédure? 

[2] L’intimé ayant invoqué la Charte au procès, le juge du procès a ordonné que le journal de l’intimé soit exclu de la preuve principale de la Couronne au motif que son admission violerait l’art. 7 et les al. 11c) et d) de la Charte. Il a précisé que la Couronne pouvait se servir du journal pour contre-interroger l’intimé si ce dernier choisissait de témoigner au procès. Consécutivement à la décision du juge du procès, le procureur de la Couronne a choisi de ne pas produire d’éléments de preuve au procès. L’intimé a donc été acquitté des multiples inculpations prévues au Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. La Couronne porte cette décision en appel et demande que soit rendue une ordonnance annulant les acquittements et enjoignant la tenue d’un nouveau procès.

A. Historique de la procédure

[3] Au mois d’août 1996, l’intimé a été accusé d’agression sexuelle causant des lésions corporelles, de séquestration, de voies de fait armées, de possession d’une arme dangereuse pour la paix publique, de même que de deux chefs d’accusation de menace de mort, infractions prévues au Code criminel.

[4] À la mi-janvier 1997, l’intimé a comparu devant la Cour de justice de l’Ontario (Division générale) à Whitby (Ontario), sous six chefs d’accusation comprenant les inculpations en l’espèce. Après maintes comparutions devant le tribunal, le choix des jurés a commencé le 22 février 1999. Le jury n’a pas entendu de témoignages, un ajournement a été prononcé et, pour des raisons qui ne figurent pas au dossier dont est saisi le présent tribunal, le jury a été dissous le 1er mars 1999. Le 8 mars 1999, un deuxième procès a commencé et certains éléments de preuve ont été produits devant un nouveau jury. Pour des raisons qui ne figurent également pas au dossier dont est saisi le présent tribunal, le deuxième procès a été déclaré nul le 12 mars 1999, date à laquelle la plaignante était soumise à un contre-interrogatoire.

[5] Dans aucun des deux premiers procès la Couronne n’a laissé entendre à l’intimé qu’elle avait l’intention d’introduire le journal comme élément de sa preuve principale ou qu’elle considérait ce journal comme essentiel à sa preuve contre l’intimé. Toutefois, avant le début du premier procès, le procureur de la Couronne s’était réservé le droit d’utiliser le journal pour contre-interroger l’intimé, si celui-ci choisissait de témoigner.

[6] Après l’annulation du deuxième procès, une autre conférence préparatoire au procès a été suggérée. Dans une lettre datée du 14 mars 1999, le procureur de la Couronne a informé l’avocat de l’intimé qu’il souhaitait participer à cette conférence préparatoire au procès et que, si l’affaire n’était pas réglée dans le cadre de cette procédure, la Couronne pourrait se fonder sur le journal dans le cadre de son argumentation. Après l’échec de la conférence préparatoire au procès tenue le 1er avril 1999, un troisième procès a commencé devant le juge Shaughnessy le 21 février 2000.

[7] Entre le 1er avril 1999 et le 21 février 2000, il n’a jamais été question du journal dans les échanges entre les avocats. À l’ouverture du troisième procès, le procureur de la Couronne a indiqué son intention de mentionner le journal lors de son exposé initial au jury et de l’utiliser comme élément de sa preuve principale. Cela a amené le juge du procès à déterminer que le journal n’était pas admissible comme élément de la preuve principale de la Couronne. Comme il est dit précédemment, l’intimé a ensuite été acquitté à l’égard de tous les chefs d’accusation.

B. Le journal

[8] L’intimé a été arrêté au moment où la police s’est présentée à son domicile pour exécuter un mandat de perquisition. Le journal a été saisi peu après, en conformité avec le mandat de perquisition. Le journal couvre une période de plusieurs années; il comprend l’époque visée par les accusations portées contre l’intimé. Il compte environ 500 à 1000 pages de notes manuscrites contenues dans divers carnets.

[9] Les parties reconnaissent que les notes qui figurent dans le journal de l’intimé et qui sont en litige contiennent à la fois des déclarations disculpatoires et inculpatoires. Elles sont donc, au moins en partie, auto-incriminantes. Au procès, lorsqu’il a expliqué pourquoi il avait décidé de ne pas présenter de preuve dans l’affaire, le procureur de la Couronne (qui n’est pas le procureur qui représente la Couronne dans le présent appel) a déclaré ce qui suit :

[traduction] […] Ayant soigneusement examiné la preuve qui existe effectivement, et reconnaissant qu’il reste d’autres éléments de preuve, la Couronne demeure d’avis que ce journal était essentiel à sa preuve… que la cause, dans son état actuel, ne serait pas de nature à obliger [l’intimé] à témoigner à un moment ou à un autre… le journal n’est… ne serait d’aucune utilité pour la Couronne. En d’autres termes, la preuve ne satisferait pas à la norme minimale. La Couronne ne produira donc aucune preuve dans ce procès.

[…]

Même si la Couronne a déjà envisagé de tenir ce procès sans se fonder sur ce journal, il est certain que la réaction manifestée par la plaignante lors du contre-interrogatoire, de même que son attitude actuelle, obligent maintenant la Couronne… je ne devrais pas dire « obligent » mais, plutôt, placent maintenant la Couronne dans une position où la défense… il serait extrêmement invraisemblable qu’une défense soit produite… et dans l’intérêt public, si on considère à la fois le temps que le jury devrait passer ici, le temps que [la] Cour passerait à siéger relativement à la présente affaire, et, ce qui est plus important encore aux yeux de la Couronne, le temps que la plaignante devrait consacrer à un autre contre-interrogatoire rigoureux et approfondi en ce qui a trait aux détails les plus intimes de sa vie, dans une situation où une preuve essentielle n’est pas accessible à la Couronne… la situation serait tout bonnement injuste pour la plaignante.

 

C. Exclusion du journal de la preuve principale de la Couronne

[10] Le journal de l’intimé a vu le jour avant toute enquête policière, détention ou arrestation. L’intimé ne conteste pas le fait que les déclarations figurant dans son journal ont été faites volontairement. Par ailleurs, la question du caractère volontaire n’est pas soulevée dans le présent appel.

[11] De la même façon, l’intimé ne conteste pas la validité du mandat de perquisition qui a donné lieu à la saisie du journal, ni la manière dont il a été exécuté; aucune violation de l’art. 8 de la Charte n’est alléguée. La question de savoir si une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est rattachée au journal et quelles en sont les conséquences n’a pas été soulevée dans l’argumentation de l’intimé ni au cours du troisième procès ni au cours du présent appel. Le procureur de la Couronne soumet à juste titre, à mon avis, que si l’intimé avait cherché à faire exclure le journal de la preuve en se fondant sur le droit à la vie privée protégé par l’article 8 de la Charte, l’issue de la présente affaire aurait pu être très différente. À tout le moins, si on avait fait valoir cet argument au procès, le juge du procès aurait eu l’obligation de se pencher sur la question. Si on ordonne un nouveau procès en l’espèce, comme le demande la Couronne, toute question concernant les droits de l’intimé garantis par l’art. 8 de la Charte en ce qui a trait au journal continuera de se poser (1).

[12] Dans le présent appel, l’intimé soutient que l’utilisation du journal comme le propose la Couronne violerait son droit de garder le silence en vertu de l’art. 7 de la Charte de même que le principe interdisant l’auto-incrimination inclus dans l’art. 7 et l’al. 11c) de la Charte. Il soutient en outre que l’utilisation du journal proposée par la Couronne vise avant tout à le forcer à témoigner au procès et que, en conséquence, l’admission du journal en preuve porterait atteinte au droit à un procès équitable garanti par l’al. 11d) de la Charte.

[13] L’article 7 et les alinéas 11c) et d) de la Charte sont libellés ainsi :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit :

[…]

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

[14] On ne conteste pas le fait que le principe interdisant l’auto-incrimination existe en droit canadien et qu’il est inclus dans l’art. 7 de la Charte comme principe de justice fondamentale. On l’a décrit comme un principe prépondérant et essentiel du système de justice canadien, duquel émanent un certain nombre de règles issues de la common law et de la Charte (R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, 135 C.C.C. (3d) 257, aux pp. 436 à 438 des R.C.S. et aux pp. 274 et 275 des C.C.C., le juge Iacobucci) (2). Ce principe « touche de près au droit d’une personne de garder le silence lorsqu’elle est en mauvaise posture dans le processus criminel », soit un droit également protégé par l’art. 7 de laCharte (R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, 57 C.C.C. (3d) 1, à la p. 173 des R.C.S. et à la p. 33 des C.C.C. , le juge McLachlin (tel était son titre à l’époque)). Plus particulièrement, on peut lire ce qui suit à la p. 175 des R.C.S. et à la p. 34 des C.C.C. :

[…] la portée du droit de garder le silence réside dans l’idée qu’une personne dont la liberté est compromise par le processus criminel ne peut être tenue de témoigner contre elle-même mais qu’elle a plutôt le droit de choisir de s’exprimer ou de garder le silence.

[15] Les protections résiduelles contre l’auto-incrimination sont offertes par l’entremise de l’art. 7 de la Charte. Elles sont à la fois précises et « varient selon le contexte » (White, à la p. 438 des R.C.S. et à la p. 276 des C.C.C., le juge Iacobucci). Autrement dit, « les paramètres du droit à la liberté peuvent varier selon le contexte dans lequel le droit est invoqué » (White, aux pp. 438 et 439 des R.C.S. et aux pp. 275 et 276 des C.C.C., le juge Iacobucci renvoyant à l’arrêt R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229, 114 D.L.R. (4th) 645, à la p. 257 des R.C.S., le juge en chef Lamer). En outre, le principe interdisant l’auto-incrimination n’est pas absolu. Il « peut être interprété différemment, à des époques et dans des contextes différents » (R. c. R.J.S., [1995] 1 R.C.S. 451, 121 D.L.R. (4th) 589, aux par. 104 et 107, le juge Iacobucci se prononçant au nom de quatre juges). Une analyse contextuelle de la situation s’impose dans chaque cause où le principe est invoqué, pour déterminer si l’application du principe est effectivement déclenchée par les faits (White, à la p. 439 des R.C.S. et à la p. 276 des C.C.C., le juge Iacobucci, et R. c. Fitzpatrick, [1995] 4 R.C.S. 154, 129 D.L.R. (4th) 129, au par. 25, le juge La Forest). De plus, le principe se retrouve dans plusieurs protections procédurales précises aux termes de la Charte, dont le droit à la non-contraignabilité prévu à l’al. 11c). Dans l’arrêt White, aux pp. 436 et 437 des R.C.S. et à la p. 274 des C.C.C., le juge Iacobucci décrit la protection procédurale prévue à l’al. 11c) comme un principe de justice fondamentale garanti par l’art. 7.

[16] Le droit de garder le silence garanti par la Constitution prend naissance lorsque, « suite à sa détention, l’accusé [dans une instance criminelle] est soumis au pouvoir coercitif de l’État » (R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595, 68 C.C.C. (3d) 308, à la p. 606 des R.C.S. et à la p. 317 des C.C.C., le juge Iacobucci se prononçant pour la Cour; Hebert, à la p. 184 des R.C.S. et à la p. 41 des C.C.C., le juge McLachlin), ou au moment où un rapport contradictoire naît entre l’État et l’individu (R. c. R.J.S., au par. 266, le juge L’Heureux-Dubé). Cela découle du but du droit de garder le silence qu’on a décrit comme visant à :

[…] restreindre l’utilisation du pouvoir coercitif de l’État pour obliger une personne à s’incriminer; il ne vise pas en soi à empêcher les gens de s’incriminer. Par conséquent, si la personne qui a entendu les remarques attaquées n’est pas un représentant de l’État, le droit de garder le silence n’aura pas été violé.

(Broyles, à la p. 607 des R.C.S. et à la p. 318 des C.C.C., le juge Iacobucci)

[17] En l’espèce, le journal a été tenu par l’intimé avant toute intervention de l’État ou de ses agents. Il n’est pas le résultat d’une contrainte légale ou d’un cadre de réglementation auquel était assujetti l’intimé (comme il en a été question dans les arrêts White et Fitzpatrick) et n’a pas été tenu après la détention ou l’arrestation de l’intimé (comme il en a été question dans l’arrêtHebert). En conséquence, les déclarations figurant dans le journal n’ont pas été faites par suite de mesures coercitives exercées par l’État; il n’y avait pas non plus de rapport contradictoire entre l’intimé et l’État au moment où ces déclarations ont été faites. Le contexte en l’espèce est donc différent de celui qu’on retrouve dans les arrêts White, Fitzpatrick et Hebert.

[18] Les déclarations qui figurent dans le journal n’ont pas été sollicitées par les autorités; elles constituent plutôt des écrits saisis légalement par les autorités. Par conséquent, la question consiste à se demander si l’utilisation du journal au procès comme élément de la preuve principale de la Couronne va à l’encontre du principe interdisant l’auto-incrimination et du droit de garder le silence. Le juge du procès a répondu par l’affirmative, car il était vraisemblable, ou même probable, que l’utilisation de ce journal par la Couronne obligerait l’intimé à témoigner pour fournir des explications sur les déclarations y figurant.

[19] En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Comme l’a énoncé le procureur de la Couronne dans les observations écrites qu’il a présentées relativement au présent appel :

[traduction] […] cette conclusion confond le principe de la non-contraignabilité et la décision d’ordre tactique et légitime d’un accusé de témoigner ou non. D’autres types de preuve, telles les déclarations extra-judiciaires à des témoins, les confessions volontaires à la police ou la preuve matérielle placent également l’accusé devant l’obligation de décider comment expliquer ou réfuter la preuve.

[20] Le fait que l’argumentation de la Couronne contre l’intimé puisse avoir plus de poids après l’admission en preuve de certains extraits du journal ne crée pas une contrainte légale à témoigner allant à l’encontre de l’art. 11 de laCharte. Si l’intimé choisit de témoigner, il le fait sur une base tactique qui découle de son évaluation de la solidité générale de la preuve de la Couronne.

[21] L’arrêt R. c. Darrach, [2000] 2 R.C.S. 443, 191 D.L.R. (4th) 539 a confirmé que l’obligation de témoigner qu’un accusé peut ressentir sur le plan tactique ne constitue pas une obligation ou contrainte juridique de témoigner (voir également l’arrêt R. c. Boss (1988), 30 O.A.C. 184, à la p. 198, 42 C.R.R. 166 (C.A.)). Dans l’arrêt Darrach, le juge Gonthier a déclaré, aux par. 48 et 49 :

La distinction entre la contrainte d’ordre tactique et la contrainte d’ordre juridique est compatible avec la définition selon laquelle le témoin contraignable est [traduction] « une personne qui, au moyen d’une assignation, peut être contrainte à témoigner devant un tribunal sous peine d’outrage au tribunal » (J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), au par. 13.46. […]

[…] La contrainte à témoigner va à l’encontre du principe interdisant l’auto-incrimination, mais selon la définition qu’en a donnée le juge en chef Lamer, « [l]a contrainte [. . .] signifie refuser la possibilité de donner un consentement libre et éclairé » (R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229, à la p. 249, [89 C.C.C. (3d) 353, 114 D.L.R. (4th) 645] cité dansWhite, précité, au par. 42).

[22] Le témoin a jusqu’à la fin de l’exposé de la Couronne pour décider de témoigner ou non au procès. Il y a consentement libre et éclairé si l’intimé choisit de témoigner au procès dans le but de se disculper. Comme l’a déclaré le juge Gonthier dans l’arrêt Darrach, aux par. 49 et 50 : « Il sait qu’il n’est pas tenu de le faire »; et il a poursuivi :

Lorsque aucune obligation juridique ni aucun fardeau de présentation n’incombent à l’accusé, la simple pression d’ordre tactique qui peut amener ce dernier à participer au procès ne contrevient ni au principe interdisant l’auto-incrimination (al. 11c)) ni au droit à un procès équitable (al. 11d)).

[23] Si, après que la Couronne a utilisé le journal comme élément de sa preuve principale, l’intimé choisit de témoigner, il fait ce choix car il souhaite soulever un doute raisonnable à l’égard de la preuve de la Couronne. Cela n’a rien à voir avec le fardeau de la preuve ou le témoignage sous contrainte. À mon avis, il s’ensuit que ni le droit de garder le silence, ni le principe interdisant l’auto-incrimination, ni le droit à un procès équitable garanti par l’al. 11d) de la Charte n’empêchent l’admission en preuve des passages pertinents du journal de l’intimé comme éléments de la preuve principale de la Couronne.

[24] Cela ne signifie pas qu’il faille présumer de la pertinence des passages du journal. C’est le juge du procès qui doit se prononcer à cet égard. La Couronne n’est pas libérée de son obligation de prouver tous les éléments de chacune des infractions alléguées et de convaincre le tribunal que le journal est pertinent et par ailleurs admissible. En conséquence, l’équité du procès est assurée. Le procès équitable garanti par l’al. 11d) est celui « qui permet de rendre justice à toutes les parties » (Darrach, au par. 70, le juge Gonthier).

D. Abus de procédure

[25] L’intimé a également fait valoir que même si le journal avait été exclu à tort de la preuve au procès, la décision subséquente de la Couronne de ne pas produire de preuve l’empêche de demander un nouveau procès dans les circonstances en l’espèce.

[26] Comme l’a reconnu l’intimé, la Couronne jouit du pouvoir discrétionnaire de la poursuite à l’égard du déroulement de ses causes; ce pouvoir, en l’absence d’abus de procédure, commande un haut degré de retenue. Comme l’a indiqué le juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, 89 C.C.C. (3d) 1, à la p. 616 des R.C.S. et à la p. 10 des C.C.C., « [A]ussi, les tribunaux devraient-ils être prudents avant de s’adonner à des conjectures rétrospectivement sur les motifs qui poussent le poursuivant à prendre une décision. »

[27] Le critère justifiant l’arrêt d’une procédure criminelle sur la base d’un abus de procédure est exigeant. Le pouvoir d’arrêter cette procédure ne peut être exercé que dans les « cas les plus manifestes » ou dans les « circonstances les plus exceptionnelles » (Power, aux pp. 613 et 614 des R.C.S. et à la p. 8 des C.C.C., le juge L’Heureux-Dubé; R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, 20 D.L.R. (4th) 651, aux par. 10 et 25, le juge en chef Dickson; R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, 40 C.C.C. (3d) 481, à la p. 482, le juge Wilson).

[28] Dans l’arrêt Power, le juge L’Heureux-Dubé a indiqué qu’il doit y avoir une « preuve accablante » que les procédures en question sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice », pour procéder à un arrêt des procédures au motif qu’il y a abus de procédure (à la p. 616 des R.C.S. et à la p. 10 des C.C.C.). Elle a poursuivi, toujours à la même page :

[…] Si la preuve démontre clairement l’existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu’il serait vraiment injuste et indécent de continuer, alors, et alors seulement, les tribunaux devraient intervenir pour empêcher un abus de procédure susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares.

[29] En alléguant qu’il y a abus de procédure, l’intimé s’appuie sur le fait qu’au cours des deux premiers procès, la Couronne n’a aucunement exprimé son intention d’utiliser le journal comme élément de sa preuve principale. Il en découle, dit-on, que le journal n’était pas « essentiel » à la preuve de la Couronne et que cette absence de valeur probante démontre que la Couronne, en choisissant de ne pas produire de preuve, avait l’intention sous-jacente de contourner la règle interdisant les appels interlocutoires dans les instances criminelles, en cherchant à porter en appel la décision du juge du procès sur la preuve contradictoire. À mon avis, cet argument ne peut être retenu.

[30] Dans le dossier dont la présente cour est saisie, rien ne laisse croire que la Couronne aurait commis une irrégularité qui aurait mis fin au premier procès et mené à l’annulation du deuxième. Quoique la Couronne n’ait pas indiqué, avant la tenue de ces procès, qu’elle avait l’intention de tenter de se fonder sur le journal de l’intimé, mise à part sa possible utilisation dans le cadre du contre-interrogatoire de l’intimé, dans le cas où celui-ci choisissait de témoigner, le procureur de la Couronne a clairement informé d’avance l’intimé qu’il était possible qu’il utilise le journal comme élément de sa preuve principale au cours du troisième procès.

[31] La Couronne a le droit, avant le début de n’importe quel procès criminel, d’évaluer la preuve qu’elle a l’intention de produire au cours du procès, en se fondant sur la situation existante. Le fait que la Couronne n’ait pas jugé nécessaire ou utile de se fonder sur le journal comme élément de sa preuve principale au cours des deux premiers procès ne signifie pas que l’importance du journal en regard de la preuve de la Couronne reste la même au début du troisième procès ou que la Couronne a perdu la possibilité de réévaluer son importance au moment du troisième procès en se basant sur la solidité de la preuve disponible contre l’intimé et la situation qui existait alors. L’évaluation par la Couronne en 2000 de la valeur du journal ou de la nécessité de l’utiliser, qui est différente des évaluations qu’elle a faites en 1999, ne prouve pas qu’elle est de mauvaise foi ou que ses motifs sont illégitimes. En outre, la conclusion de la Couronne au troisième procès selon laquelle la preuve contre l’intimé ne satisferait pas, sans l’utilisation du journal, à la norme de preuve en matière criminelle, est une conclusion qui, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite, peut justifier la décision de ne pas produire de preuve.

[32] Au troisième procès, le procureur de la Couronne a soutenu que le journal était « essentiel » à sa preuve. Dans le cadre du présent appel, comme il l’a énoncé dans ses observations écrites, le procureur de la Couronne fait valoir que le journal « [traduction] […] pourrait corroborer une partie de la plainte et avoir un effet positif sur la crédibilité générale du témoin ». Pour les raisons énoncées plus haut, le fait que, dans le cadre du présent appel, le procureur de la Couronne accorde au journal une valeur probante qui est différente de celle qu’il lui accordait lors du troisième procès n’enlève rien à la bonne foi de la Couronne et ne prouve aucunement que les motifs de la Couronne étaient illégitimes lors du troisième procès.

[33] Dans l’arrêt Power, la Cour suprême du Canada a reconnu la possibilité qu’une cour d’appel conclue à l’abus de procédure dans une affaire où la Couronne refuse de poursuivre un procès, malgré l’existence d’une preuve suffisante pour fonder un verdict, dans l’unique but d’obtenir un appel interlocutoire à l’égard d’une décision défavorable. Bien que l’intimé allègue que cet arrêt s’applique en l’espèce, la présente cour ne peut conclure, dans le dossier dont elle est saisie, qu’à part le journal, il existait une preuve suffisante pour justifier une déclaration de culpabilité lors du troisième procès.

[34] Par conséquent, je suis d’avis qu’en l’espèce, il n’y a aucune preuve claire ou « accablante » de l’existence de motifs illégitimes ou de mauvaise foi de la part de la Couronne, ou « d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité », comme le prévoit l’arrêt Power, qui soit suffisante pour établir un abus de procédure justifiant l’intervention de la présente cour. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un de ces cas extrêmement rares à l’égard desquels le pouvoir d’intervenir pour empêcher l’abus de procédure devrait être exercé.

[35] Comme l’a établi la décision majoritaire dans l’arrêt Power, s’il n’y a pas d’abus de procédure justifiant une telle intervention, la présente cour n’a pas le pouvoir discrétionnaire de refuser d’ordonner la tenue d’un nouveau procès dans le cadre d’un appel interjeté par la Couronne, lorsque la décision du juge du procès comporte une erreur de droit qui peut être corrigée.

E. Conclusion

[36] Par conséquent, je suis d’avis que l’appel doit être accueilli. J’accueille donc l’appel en vertu du sous-al. 686(4)b)(i) du Code criminel, j’annule les acquittements prononcés par le juge du procès et j’ordonne la tenue d’un nouveau procès.

L’appel est accueilli.

1. Aucune question n’est soulevée dans la présente affaire en ce qui concerne les art. 278.1 à 278.19 du Code criminel car ces dispositions s’appliquent aux demandes de communication présentées par un accusé dans une instance criminelle.

2. Dans l’arrêt White, la preuve des déclarations faites par l’accusé avant le procès a été exclue au motif qu’elles avaient été obtenues de façon inéquitable sous contrainte légale.