Bouzari c. République islamique d’Iran

  • Dossier :
  • Date : 2024

Bouzari et al. c. République islamique d’Iran; Procureur général du Canada et al., intervenants [Répertorié : Bouzari c. République islamique d’Iran] 71 O.R. (3d) 675 [2004] O.J. no 2800 No de dossier C38295 Cour d’appel de l’Ontario, les juges Goudge, MacPherson et Cronk. 30 juin 2004

 Charte canadienne des droits et libertés — Justice fondamentale — Demandeur intentant une action en dommages-intérêts en Ontario contre l’Iran pour des actes de torture commis en Iran par des agents de l’État iranien — Action interdite par la Loi sur l’immunité des États — Article 3 de la Loi ne violant pas l’art. 7 de la Charte en accordant aux États une immunité à l’égard de la responsabilité des actes de torture commis à l’étranger — Article 3 ne causant aucune atteinte au droit du demandeur à la sécurité de sa personne — Gouvernement canadien ne participant d’aucune manière à la torture infligée au demandeur en Iran — Refus d’accorder un recours civil au demandeur ne causant pas le degré de préjudice nécessaire pour entraîner l’application de l’art. 7 —  Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 — Loi sur l’immunité des États, L.R.C. 1985, ch. S-18, art. 3.

 Conflit de lois — Compétence — Critère du « lien réel et substantiel » relatif à la compétence s’appliquant à l’action intentée en Ontario pour des actes de torture commis à l’étranger par un État étranger.

 Droit international — Immunité de juridiction — Demandeur intentant une action en dommages-intérêts en Ontario contre l’Iran pour des actes de torture commis en Iran par des agents de l’État iranien — Action interdite par la Loi sur l’immunité des États — Exception prévue à l’art. 18 de la Loi ne s’appliquant pas puisque le fait que le demandeur cherchait à obtenir des dommages-intérêts punitifs ne plaçait pas l’action dans la catégorie des poursuites « qui y sont assimilées » — Exception relative aux délits prévue à l’art. 6 de la Loi exigeant que l’atteinte à l’intégrité physique d’une personne donnant lieu à l’action survienne au Canada — Demandeur ne satisfaisant pas à cette condition puisqu’il a été torturé en Iran — Exception relative aux activités commerciales prévue à l’art. 5 de la Loi ne s’appliquant pas même si la torture résultait du rejet, par le demandeur, de l’offre frauduleuse d’aide gouvernementale pour le projet d’entreprise — Actes de torture représentant l’exercice des pouvoirs de l’État en matière de maintien de l’ordre, de sécurité et d’emprisonnement, quel que soit leur but— Actes étant intrinsèquement souverains et de nature non commerciale — Loi codifiant le droit de l’immunité de juridiction de sorte que le demandeur ne pouvait invoquer la common law de l’immunité des États — Loi sur l’immunité des États, L.R.C. 1985, ch. S-18, art. 5, 6, 18.

 Droit international — Torture — Ni les obligations du Canada issues de traités ni ses obligations découlant du droit international public coutumier n’exigeant qu’un recours civil soit prévu contre un État étranger pour des actes de torture commis à l’étranger —Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 1465 R.T.N.U. 85, R.T. Can. 1987 no 36, article 14.

 Le demandeur était un citoyen iranien qui avait déménagé en Italie avec sa famille et formé une société d’experts-conseils pour conseiller les entreprises étrangères cherchant à faire des affaires en Iran dans les domaines du pétrole et du gaz. L’un des fils du président de l’Iran a offert au demandeur l’aide de son père pour garantir la mise en œuvre d’un contrat entre un client du demandeur et la National Iranian OilCompany, en contrepartie d’une somme de 50 millions de dollars. Le demandeur a refusé. Lors d’un voyage d’affaires à Téhéran, il a été enlevé et torturé brutalement par des agents du gouvernement iranien. Il est parvenu à fuir le pays et lui et sa famille sont arrivés au Canada comme immigrants admis. Le demandeur a intenté une action en Ontario en vue d’obtenir des dommages-intérêts de la part de l’Iran pour enlèvement, séquestration, voies de fait, torture et menaces de mort. L’Iran n’a pas contesté l’action et a été constaté en défaut. Lors d’une requête visant à déterminer si le tribunal était compétent et pouvait procéder à une évaluation des dommages-intérêts, la juge des requêtes a conclu qu’il n’y avait aucun lien réel et substantiel avec l’Ontario, lequel lien serait habituellement nécessaire pour que la compétence soit établie. Toutefois, elle a refusé de juger la cause pour ce motif, en raison de la possibilité que les règles soient modifiées dans les cas où l’action vise des actes de torture infligés par un État étranger sur son territoire. Elle a conclu que l’action était interdite par la Loi sur l’immunité des États (« LIE ») et que ni les exceptions restreintes prévues par la LIE, ni le droit international public, ni la Charte canadienne des droits et libertés ne permettaient de contredire cette conclusion. Elle a rejeté l’action. Le demandeur a interjeté appel.

 Arrêt : l’appel est rejeté.

 Le critère du « lien réel et substantiel » relatif à la compétence s’applique pour déterminer si l’Ontario a compétence à l’égard d’une action civile intentée pour cause de torture infligée à l’étranger. Aucune disposition de la LIE ou d’un traité quelconque liant le Canada n’exige que l’Ontario applique une règle de compétence universelle à une telle action; il ne semble pas non plus y avoir de norme de droit international coutumier à cet effet. Pour plusieurs motifs, notamment le fait que l’Iran, en tant qu’auteur de la torture, avait écarté la possibilité qu’il soit lui-même un tribunal éventuel, et le fait que le demandeur ne pourrait intenter une action nulle part si l’Ontario ne se déclarait pas compétente, l’application du critère du lien réel et substantiel aux circonstances de l’espèce n’a pas été facile. En raison de laconclusion tirée sur la question de l’immunité des États, il n’a pas été nécessaire de déterminer en bout de ligne comment le critère du lien réel et substantiel s’appliquerait en l’espèce.

 L’une des exceptions au principe de l’immunité des États figure à l’art. 18 de la LIE, lequel prévoit que « [l]a présente loi ne s’applique pas aux poursuites pénales ni à celles qui y sont assimilées ». Le fait que le demandeur cherchait à obtenir des dommages-intérêts punitifs ne signifie pas que l’action civile était une poursuite « qui y [est] assimilée ». L’exception prévue à l’art. 18 ne s’appliquait pas à la présente action.

 L’article 6 de la LIE prévoit que « [l]’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions découlant : a) des décès ou dommages corporels survenus au Canada ». Bien que le demandeur ait continué à souffrir en Ontario, l’art. 6 exige que l’atteinte à l’intégrité physique d’une personne donnant lieu à l’action survienne au Canada. Le demandeur n’a pu satisfaire à cette condition, puisqu’il a été torturé en Iran.

 L’article 5 de la Loi prévoit que « [l]’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions qui portent sur ses activités commerciales ». Une « activité commerciale » s’entend de « [t]oute poursuite normale d’une activité ainsi que tout acte isolé qui revêtent un caractère commercial de par leur nature ». L’exception relative à l’« activité commerciale » ne s’appliquait pas en l’espèce. Bien que le demandeur ait soutenu que l’exception s’appliquait parce que les actes de torture sur lesquels sa demande était fondée portaient sur son activité commerciale se rapportant à un projet pétrolier et gazier, les actes représentaient l’exercice des pouvoirs de l’État en matière de maintien de l’ordre, de sécurité et d’emprisonnement, quel que fût leur but, et étaient donc intrinsèquement souverains et de nature non commerciale. L’article 5 exige que les actes sur lesquels porte l’instance (à savoir, les actes de torture) soient de nature commerciale. Exception faite de leur but, les actes de torture sur lesquels était fondée l’action du demandeur ne pouvaient être considérés comme se rapportant au commerce. Si la demande du demandeur était instruite, le but des actes ne serait guère pertinent à la capacité du demandeur de recouvrer des dommages-intérêts à cet égard. Il en résulterait des dommages-intérêts quel que soit le but des actes. La présente instance ne « portait » pas sur le présumé but commercial de la torture.

 Le paragraphe 3(1) de la LIE prévoit ce qui suit : « Sauf exceptions prévues dans la présente loi, l’État étranger bénéficie de l’immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada ». Si l’on prend le sens ordinaire de cette disposition, elle codifie le droit de l’immunité de juridiction. Ainsi, le demandeur était tenu de faire concorder son action avec les exceptions prévues dans la LIE et ne pouvait invoquer la common law de l’immunité des États en vertu de laquelle, peut-on soutenir, la torture ne peut être légitimée comme acte du gouvernement et ne peut donc pas bénéficier d’une immunité.

 Ni les obligations du Canada issues de traités ni ses obligations découlant du droit international public coutumier n’exigent qu’un recours civil soit autorisé contre un État étranger pour des actes de torture commis à l’étranger. La Convention de l’Organisation des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, que le Canada a ratifiée, n’impose au Canada aucune obligation de fournir un accès aux tribunaux de manière à ce qu’un litigant puisse intenter une action en dommages-intérêts contre un État étranger pour des actes de torture commis en dehors du Canada. Elle exige plutôt que le Canada prévoie un recours civil pour les actes de torture commis dans son propre ressort. Le droit international coutumier se définit habituellement comme une pratique des États généralisée et uniforme acceptée comme étant le droit. Une norme impérative de droit international coutumier ou règle de jus cogens est une forme plus élevée de droit coutumier. Elle est acceptée et reconnue par la communauté internationale des États comme étant une norme à laquelle il est interdit de déroger. L’interdiction de la torture est une règle de jus cogens. Toutefois, elle n’exige pas qu’un État prévoie un droit de recours civil pour les actes de torture commis à l’étranger par un État étranger. En vertu du droit international coutumier et des traités internationaux, il existe aujourd’hui un équilibre entre la condamnation de la torture comme crime international contre l’humanité et le principe selon lequel les États doivent se traiter d’égal à égal et ne pas être assujettis à la compétence d’un autre État. Prévoir un recours civil contre un État étranger pour des actes de torture commis à l’étranger serait incompatible avec un tel équilibre.

 L’article 3 de la LIE n’est pas contraire à l’art. 7 de la Charte dans la mesure où il accorde aux États une immunité à l’égard de la responsabilité des actes de torture commis à l’étranger. L’article 3 de la LIE n’a causé aucune atteinte au droit du demandeur à la sécurité de sa personne. Bien que l’art. 7 de la Charte vise les situations dans lesquelles l’atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne est le fait d’acteurs autres qu’un acteur de l’État canadien, il en est ainsi seulement s’il existe un lien de causalité suffisant entre la participation de l’acteur de l’État canadien et l’atteinte qui survient en bout de ligne. Le gouvernement canadien n’a nullement participé à l’enlèvement, l’incarcération et la torture du demandeur en Iran. De plus, compte tenu du dossier en l’espèce, on ne pouvait affirmer que l’interdiction de la poursuite civile intentée par le demandeur pour cause de torture lui avait en soi causé le type de préjudice nécessaire pour entraîner l’application de l’art. 7. Même si le demandeur avait souffert énormément en raison de la torture, il a fourni une preuve très restreinte de l’impact qu’a eu sur lui l’impossibilité de demander un recours civil contre l’Iran. Il a dit tout simplement qu’il se sentirait soulagé si le tribunal entendait son histoire. Cela ne correspondait pas au niveau de détresse psychologique grave nécessaire pour constituer une atteinte à la sécurité de sa personne. S’il était nécessaire d’aller plus loin que cette conclusion pour déterminer si l’art. 3 de la LIE est conforme aux principes de justice fondamentale, je serais d’avis de conclure à sa conformité. La législation relative à l’immunité des États n’est pas contraire aux principes fondamentaux de notre système judiciaire.

 Le jugement de la Cour a été rendu par :

 [1] Le juge GOUDGE : — De juin 1993 à janvier 1994, Houshang Bouzari a été enlevé, emprisonné et torturé brutalement par des agents de la République islamique d’Iran. Peu après sa remise en liberté, il s’est enfui de l’Iran. Par la suite, en 1998, il est arrivé au Canada comme immigrant admis. Il cherche maintenant à poursuivre l’Iran pour les dommages qu’il a subis.

 [2] La juge Swinton a conclu que son action était interdite par la Loi sur l’immunité des États, L.RC. 1985, ch. S-18 (la « LIE ») et que ni les exceptions restreintes prévues par la LIE, ni le droit international public, ni la Charte canadienne des droits et libertés ne permettaient de contredire cette conclusion. Par conséquent, elle a rejeté l’action. Pour les motifs énoncés ci-dessous, je suis d’accord et donc d’avis de rejeter l’appel.

 [3] Le présent appel fait intervenir deux principes importants : l’interdiction de la torture, qui est largement reconnue comme étant un élément essentiel des droits de la personne prévus par le droit international, et l’exigence selon laquelle les États souverains ne peuvent être assujettis à la compétence d’un autre État, exigence qui est largement reconnue comme étant un élément essentiel des rapports entre nations. L’équilibre obtenu aujourd’hui entre ces deux principes tant par la législation nationale canadienne que par le droit international public empêche qu’une action civile (mais non une poursuite pénale) soit intentée au Canada relativement à la torture qu’a subie M. Bouzari en Iran. Par conséquent, l’action civile de M. Bouzari a été rejetée à juste titre.

Contexte

 [4] M. Bouzari a intenté la présente action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario le 24 novembre 2000. Outre sa propre demande présentée contre l’Iran, son épouse et ses deux enfants présentent également une demande en dommages-intérêts en vertu de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, chap. F.3.

 [5] L’Iran n’a pas contesté l’action et a été constaté en défaut. Par conséquent, en vertu de la règle 19.02(1)a) des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990,Règl. 194, l’Iran est réputé avoir admis la véracité de toutes les allégations de fait contenues dans la déclaration.

 [6] Lorsqu’elle a été saisie de l’affaire dans le cadre d’une requête visant à déterminer si le tribunal était compétent et pouvait procéder à une évaluation des dommages-intérêts, la juge Swinton a également entendu la preuve. L’appelant a témoigné pour son propre compte et a appelé à témoigner le professeur Ed Morgan, de la faculté de droit de l’Université de Toronto, à titre d’expert en droit international. Le procureur général du Canada, qui avait obtenu l’autorisation d’intervenir en ce qui concerne les questions de droit international et celles portant sur la Charte, a également appelé à témoigner un expert en droit international, à savoir, le professeur Christopher Greenwood de la London School of Economics.

 [7] La juge des requêtes a aussi entendu les exposés d’Amnistie internationale (Section canadienne), qui avait obtenu l’autorisation d’intervenir. Amnistie internationale a continué à jouer ce rôle devant notre Cour. Les Juristes canadiens pour les droits de la personne dans le monde (« CLAIHR ») et M. Maher Arar, qui se sont tous les deux vu accorder la qualité d’intervenant, ont joint Amnistie internationale en cette qualité.

 [8] Les faits de l’espèce commencent par la naissance de M. Bouzari à Téhéran, enIran, le 10 juin 1952. Après avoir obtenu son premier diplôme universitaire à Téhéran, il a obtenu son doctorat en physique à l’Université de Turin, en Italie. Il est retourné en Iran peu après la révolution de 1979 et a vite obtenu un emploi auprès du gouvernement iranien. En quelques années, il est devenu conseiller auprès du ministre du Pétrole et de la National Iranian Oil Company, société appartenant à l’État, et il a occupé ce poste jusqu’à la fin de 1987. C’est alors qu’il a quitté le gouvernement iranien, déménagé en Italie avec sa famille et formé sa propre société d’experts-conseils pour conseiller les entreprises étrangères cherchant à faire des affaires en Iran dans les domaines du pétrole et du gaz.

 [9] Au début des années 1990, ses services ont été retenus par un consortium de sociétés cherchant à participer au développement du très riche champ pétrolier et gazier de South Pars, dans le sud de l’Iran. En avril 1992, grâce à ses efforts, le consortium a signé un contrat avec la National Iranian Oil Company pour fournir à celle-ci des services de prospection pétrolière et gazière, de forage en mer et de construction de plates-formes et de pipelines relativement au projet de South Pars. Le consortium devait recevoir la somme de 1,8 milliard de dollars US pour son travail. La commission de M. Bouzari devait être de deux pour cent de cette somme et payable en plusieurs versements.

 [10] En novembre 1992, lors d’un des voyages qu’il a effectués à Téhéran pour travailler sur le projet, M. Bouzari a été abordé par Mehdi Hashemi Bahramani, le deuxième fils du président de l’Iran. Le fils du président a offert l’aide de son père pour garantir la mise en œuvre du contrat, en contrepartie d’une somme de quelque 50 millions de dollars. M. Bouzari a refusé. Au cours des quelques mois suivants, le fils du président a répété sa demande à quelques reprises, jusqu’au 21 mai 1993, date à laquelle M. Bouzari a dit non pour la dernière fois.

 [11] Le 1er juin 1993, des agents en civil du gouvernement iranien se sont introduits dans l’appartement de M. Bouzari à Téhéran. Ils l’ont tenu en joue, lui ont volé son argent, ses bijoux, ses documents et son équipement électronique et l’ont enlevé.

 [12] À compter de cette date-là et jusqu’au 22 janvier 1994, il a été emprisonné à Téhéran sans application régulière de la loi et torturé à maintes reprises de diverses manières brutales. On lui a bandé les yeux, on l’a battu avec des poings, on l’a fouetté avec des câbles en acier et on l’a assujetti à des chocs électriques aux parties génitales. Il a été privé de nourriture, de sommeil et de mesures d’hygiène. On a mis sa tête dans un bol d’excréments et on l’a tenue là-dedans. Il a été assujetti à plusieurs fausses exécutions par pendaison. Il a été suspendu par les épaules pendant de longues périodes. On lui a donné des coups aux oreilles jusqu’à ce que son ouïe soit endommagée.

 [13] À l’été 1993, des agents iraniens ont demandé une rançon de cinq millions de dollars à la famille de M. Bouzari, qui était restée en Italie. La famille n’a pu payer que trois millions de dollars jusqu’en janvier 1994, date à laquelle elle a pu payer une somme supplémentaire de 250 000 $. Après que la famille eut promis de fournir le solde de la rançon, M. Bouzari a finalement été libéré, le 22 janvier 1994, et laissé au centre-ville de Téhéran.

 [14] M. Bouzari est finalement parvenu à fuir l’Iran le 27 juillet 1994, après avoir promis à plusieurs reprises qu’il paierait le solde de la rançon et déclaré qu’il ne pouvait obtenir les fonds à cet égard à moins de quitter le pays. À partir de ce moment-là et jusqu’à ce qu’ils arrivent au Canada, M. Bouzari et sa famille ont vécu dans divers pays d’Europe. À quelques reprises, des agents iraniens ont communiqué avec lui pour exiger des paiements supplémentaires. Les communications étaient accompagnées de nombreuses menaces contre M. Bouzari et sa famille. Les agents ont promis de lui tirer une balle dans la tête à Rome. Vu cette menace, M. Bouzari a déclaré ce qui suit dans son témoignage : [TRADUCTION] « vous pouvez imaginer ce qu’ils pourraient faire si j’allais à Téhéran ».

 [15] M. Bouzari précise qu’on l’a enlevé, emprisonné et torturé afin de l’écarter du projet de South Pars et pour obtenir un paiement anticipé de la commission qu’il avait refusé de payer au fils du président de l’Iran. À l’été 1993, la National Iranian OilCompany a annulé le contrat qu’elle avait conclu avec le consortium. L’Iran a ensuite constitué en société l’Iran Offshore Engineering Construction Company, nommé le fils du président au poste de directeur général de la société et fait conclure à la nouvelle société un contrat avec le consortium du projet de South Pars qui était identique à celui que M. Bouzari avait obtenu. Fait peu étonnant, celui-ci a été complètement exclu du nouvel accord.

 [16] M. Bouzari et sa famille ont émigré au Canada en juillet 1998. Ils se sont vu accorder le statut d’immigrant admis, mais sont demeurés citoyens iraniens. Lorsque la présente action a été intentée, ils avaient déjà présenté une demande de citoyenneté canadienne. À l’audition du présent appel, nous avons été informés qu’ils sont désormais citoyens canadiens.

 [17] M. Bouzari continue à souffrir de ses expériences en Iran de diverses manières : il souffre notamment de troubles de stress post-traumatique, d’une douleur constante dans ses épaules et son dos, ainsi que d’une ouïe affaiblie. Il n’y a aucune preuve au sujet des soins médicaux, s’il en est, dont il a besoin en Ontario en raison de ses souffrances. M. Bouzari a aussi témoigné au sujet de l’effet qu’aurait sur lui le fait de recourir au tribunal ontarien pour faire valoir ses droits, en affirmant qu’il se sentirait soulagé de pouvoir raconter son histoire. En effet, il a dit que même l’occasion de raconter son histoire au tribunal dans le cadre du présent conflit de compétence lui était utile.

 [18] M. Bouzari a intenté la présente action le 24 novembre 2000 en vue d’obtenir des dommages-intérêts de la part de l’Iran pour enlèvement, séquestration, voies de fait, torture et menaces de mort. Il demande aussi le remboursement des sommes payées à l’Iran au titre de la rançon ainsi que des dommages-intérêts punitifs. Son épouse et ses enfants demandent des dommages-intérêts en vertu de la Loi sur le droit de la famille.

 [19] La juge des requêtes a rejeté l’action en rendant des motifs de jugement qui sont à la fois complets et savants. Elle a tout d’abord traité de la question de la compétence du tribunal à l’égard d’une action intentée contre un défendeur étranger pour un délit commis à l’étranger. Bien qu’elle ait conclu qu’il n’y avait aucun lien réel et substantiel avec l’Ontario, lequel lien serait habituellement nécessaire pour que la compétence soit établie, elle a refusé de juger la cause pour ce motif, en raison de la possibilité que ces règles soient modifiées dans les cas où l’action vise des actes de torture infligés par un État étranger sur son territoire.

 [20] Elle s’est ensuite penchée sur la question de l’immunité de l’Iran. Elle a conclu qu’aucune des trois exceptions prévues dans la LIE ne s’applique de manière à écarter l’immunité accordée par l’art. 3 de cette loi. Elle a aussi conclu qu’aucun élément du droit international public énoncé soit dans les traités, soit dans le droit international coutumier, ne permet de modifier cette conclusion. En dernier lieu, elle aconclu que l’art. 3 de la LIE ne viole pas l’art. 7 de la Charte.

 [21] Par conséquent, elle a conclu que le tribunal n’était pas compétent à l’égard de l’Iran dans les circonstances de l’espèce, en raison de l’immunité des États. Elle a donc rejeté l’action. M. Bouzari interjette appel.

Analyse

 [22] Bien que je souscrive essentiellement aux motifs de la juge Swinton, les arguments présentés en appel exigent que je traite de chacune des quatre questions qu’elle a abordées. Il s’agit des questions suivantes :

a)

 

la compétence du tribunal à l’égard de la présente action en vertu des règles de common law sur les conflits de lois;

b)

 

l’interprétation de la LIE;

c)

 

l’impact du droit international public prévu soit dans les obligations du Canada issues de traités, soit dans les normes de droit international coutumier;

d)

 

la question portant sur la Charte.

La question relative au conflit de lois

 [23] L’appelant intente une action contre l’Iran, un défendeur étranger, pour des actes de torture que celui-ci a commis contre l’appelant en Iran et qui, selon l’appelant, continuent à lui causer un préjudice ici. Le critère visant à déterminer si le tribunal ontarien devrait se déclarer compétent à l’égard d’une telle action est constitué de deux parties. Le demandeur doit tout d’abord satisfaire à l’exigence juridique désormais appelée « critère du lien réel et substantiel ». S’il y parvient, le tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de refuser de se déclarer compétent s’il existe un autre ressort plus approprié pour instruire l’action. Il s’agit du critère du forumconveniens. Les facteurs qui doivent être examinés dans chacun de ces cas sont énoncés de façon admirable par le juge Sharpe dans l’arrêt Muscutt v. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20, 213 D.L.R. (4th) 577 (C.A.).

 [24] En l’espèce, c’est le premier des deux critères qui est en litige. Le choix du ressort le plus approprié ne se pose pas, puisqu’il semble que seule l’Ontario soit en mesure de se déclarer compétente. Comme l’a conclu la juge des requêtes, l’appelant ne peut intenter d’action en Iran, surtout compte tenu de la preuve selon laquelle il pourrait bien être tué par des agents iraniens s’il retournait en Iran. On ne laisse pas non plus entendre qu’il y a un ressort autre que l’Ontario dans lequel l’appelant pourrait intenter la présente action. Il s’agit de savoir si l’on peut simplement reconnaître compétence à l’Ontario.

 [25] En réponse à notre demande, les parties ont déposé des observations écrites après l’audition de l’appel pour traiter de l’applicabilité du critère du lien réel et substantiel en l’espèce. Tant l’appelant qu’Amnistie internationale soutiennent que ce critère ne devrait pas être appliqué pour déterminer si l’Ontario est compétente à l’égard d’une action civile intentée relativement à des actes de torture commis à l’étranger. Selon l’appelant, puisque l’interdiction de la torture est si importante comme norme impérative du droit international coutumier, il doit y avoir une compétence universelle en matière civile à l’égard des poursuites, à condition que le demandeur soit présent dans le ressort au moment de l’instance et qu’il continue à y subir un préjudice en raison de la torture. Amnistie internationale n’exigerait même pas ces deux conditions et semblerait plaider en faveur d’une compétence universelle complète, à savoir, le droit d’intenter une action en Ontario pour cause de torture qu’il existe ou non un lien quelconque avec le ressort.

 [26] Pour sa part, le CLAIHR adopte les deux observations décrites ci-haut mais soutient également que le critère du lien réel et substantiel suffit pour permettre à l’Ontario de se déclarer compétente à l’égard de l’action de l’appelant, surtout en l’absence d’un autre tribunal.

 [27] Le procureur général insiste aussi sur l’application du critère du lien réel et substantiel, mais soutient qu’un lien encore plus solide avec l’Ontario devrait être requis, puisque l’exercice de la compétence dans une action civile intentée contre un État étranger pourrait nuire aux relations extérieures, à la courtoisie et à l’ordre international.

 [28] À mon avis, rien ne permet de s’écarter du critère du lien réel et substantiel dans une cause comme celle en l’espèce. Aucune disposition de la LIE ou d’un traité quelconque liant le Canada n’exige que l’Ontario applique une règle de compétence universelle, même modifiée tel que le propose l’appelant, à une action civile intentée pour cause de torture infligée à l’étranger par un État étranger. Il ne semble pas non plus y avoir de norme de droit international coutumier à cet effet. Il n’y a aucune pratique générale ni aucune reconnaissance juridique généralisée, par les États, d’une pratique selon laquelle il faut reconnaître compétence en matière civile pour un tel motif dans le cas d’une action fondée sur des actes de torture commis à l’étranger. Par conséquent, il n’y a aucun motif justifiant que l’on écarte le critère de common lawhabituel.

 [29] Même si, comme le soutient le procureur général, il est vrai que l’exercice de la compétence dans une action civile intentée contre un État étranger soulève des questions relatives à l’ordre international, cela n’est pas un motif justifiant que l’on resserre le critère du lien réel et substantiel dans une telle situation. Il faut plutôt se demander si l’immunité des États devrait être accordée à l’État étranger défendeur. Autrement dit, la question de savoir si un tel facteur écarte la possibilité de poursuivre un État étranger en Ontario est une question relative à l’immunité des États plutôt qu’une question se rapportant à la simple reconnaissance de compétence.

 [30] De plus, comme l’a souligné le juge Sharpe dans l’arrêt Muscutt, précité, la souplesse est la marque du critère du lien réel et substantiel. Ainsi, celui-ci peut relever les défis particuliers que présentent des affaires comme celle en l’espèce. Il n’est pas censé être rigide. Il doit plutôt, en fin de compte, être subordonné aux exigences d’ordre et d’équité et non à un calcul mécanique de liens avec le ressort proposé. Comme l’a dit le juge Sharpe au par. 43, il s’agit de savoir si l’Ontario peut se déclarer compétente à l’égard du défendeur compte tenu du type de rapport qui existe entre la cause, les parties et le ressort.

 [31] Le juge Sharpe a ensuite énuméré certains facteurs servant à évaluer s’il existe un lien réel et substantiel avec l’Ontario :

— le lien entre le ressort et l’action du demandeur;

— le lien entre le ressort et le défendeur;

— l’injustice subie par le défendeur si le tribunal se déclare compétent;

— l’injustice subie par le demandeur si le tribunal ne se déclare pas compétent;

— les autres parties en cause;

— la disposition du tribunal à reconnaître et à exécuter un jugement extraprovincialreposant sur le même fondement juridictionnel;

— la question de savoir si l’affaire est de nature interprovinciale ou internationale; (bien que la décision ultérieure rendue dans Beals c. Saldanha, [2003] 3 R.C.S. 416, 234 D.L.R. (4th) 1 donne à penser qu’il n’y a guère de différence entre les deux); 

— la courtoisie et les normes de compétence, de reconnaissance et d’exécution applicables ailleurs.

 [32] Comme l’a dit la juge des requêtes, si la présente affaire portait sur le cas habituel d’un défendeur étranger poursuivi ici relativement à un délit commis à l’étranger, l’application des facteurs énoncés ci-haut mènerait probablement à la conclusion qu’il n’y a aucun lien réel et substantiel avec l’Ontario.

 [33] Fait particulièrement important, au moment où les actes de torture ont été commis, l’appelant n’avait absolument aucun lien avec l’Ontario. À cet égard, sa situation est très différente de celle de M. Arar. Bien que l’on ne laisse pas entendre que l’appelant est arrivé ici dans le seul but d’engager la compétence du tribunal ontarien, il n’est arrivé au Canada qu’en 1998, soit plus de quatre ans après que la torture eut pris fin. Dans l’ensemble, le lien de l’appelant avec l’Ontario pour les fins du présent critère est très fragile.

 [34] De plus, le défendeur, l’Iran, n’a aucun lien avec l’Ontario, exception faite, sans doute, des liens diplomatiques. Rien ne laisse entendre que l’Iran a pris les dispositions nécessaires pour contester aisément une action civile dans un autre État.

 [35] Par ailleurs, il ne semble pas y avoir, parmi les États, de pratique internationale généralisée consistant à exercer sa compétence à l’égard des actions civiles dans des situations similaires.

 [36] Cela dit, il y a plusieurs circonstances qui rendent troublante la conclusion présomptive d’une absence de compétence. Premièrement, l’action est fondée sur des actes de torture commis par un État étranger, lesquels constituent une violation des droits de la personne prévus par le droit international et des normes impératives de droit international public. En tant qu’auteur des actes, l’Iran a écarté la possibilité qu’il soit lui-même un tribunal éventuel, bien qu’il soit autrement le ressort le plus logique. Cela semblerait réduire considérablement l’importance de toute iniquité envers le défendeur attribuable à l’absence d’un lien entre ce dernier et l’Ontario.

 [37] Deuxièmement, si l’Ontario ne se déclare pas compétente, l’appelant ne pourra intenter une action nulle part. Étant donné que l’appelant est désormais lié à l’Ontario par sa citoyenneté, l’exigence d’équité qui sous-tend le critère du lien réel et substantiel semble être plus importante si l’appelant ne peut autrement pas intenter la présente action dans quelque ressort que ce soit.

 [38] Ainsi, je suis d’avis que l’application du critère du lien réel et substantiel aux circonstances de l’espèce n’est pas facile. Toutefois, en raison de la conclusion que j’ai tirée sur la question de l’immunité des États, il n’est pas nécessaire de déterminer en bout de ligne comment le critère du lien réel et substantiel s’appliquerait en l’espèce. Il vaudrait mieux le faire dans une cause dans laquelle la question doit être tranchée.

La question de la Loi sur l’immunité des États

 [39] L’appelant intente la présente action contre un État étranger. Par conséquent, l’action fait nécessairement intervenir le principe de l’immunité de juridiction ou de l’immunité des États.

 [40] Fondé sur les notions de l’égalité souveraine des États et de la non-ingérence des États dans les affaires internes d’un autre État, le principe tire ses racines du droit international coutumier.

 [41] Traditionnellement, le principe conférait aux États étrangers une immunité absolue contre les instances introduites devant les tribunaux d’autres États. Toutefois, au fil des ans, les exigences de la justice ont mené à une certaine atténuation de l’immunité absolue des États, par l’évolution de certaines exceptions précises à la règle générale. Néanmoins, la théorie de l’immunité restrictive qui est apparue demeure fondée sur le principe général de l’immunité des États. Dans l’arrêt Schreiber c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 269, 216 D.L.R. (4th) 513, le jugeLeBel a déclaré ce qui suit, au par. 17 :

 

 Malgré le nombre croissant d’exceptions nouvelles, le principe général de l’immunité de juridiction demeure une partie importante de l’ordre juridique international, sauf disposition expressément contraire, et rien n’indique que s’est établie une norme internationale obligatoire différente.  D’ailleurs,Brownlie [Principles of Public International Law, 5e éd., Oxford, ClarendonPress, 1998], op. cit., p. 332‑333, souligne :

 

 

[TRADUCTION] Il est loin d’être facile d’énoncer l’état du droit actuel sur le  plan du droit international coutumier ou général.  Des écrits récents soulignent que la pratique des États dénote une tendance vers la reconnaissance d’une immunité plus restreinte, mais ne se prononcent pas clairement sur l’état actuel du droit. [En italique dans l’original.]

 

 

Comme je le signale au début des présents motifs, ce principe de droit international a été intégré au droit canadien par l’adoption d’une loi fédérale, laLoi sur l’immunité des États.

 [42] La LIE est l’expression de cette approche. Elle a été adoptée par le Parlement en 1982 et confère aux États étrangers une immunité à l’égard des poursuites civiles devant les tribunaux canadiens à moins qu’une des exceptions prévues dans la Loi ne s’applique. L’article 3 en est la pierre angulaire :

 

 3(1) Sauf exceptions prévues dans la présente loi, l’État étranger bénéficie de l’immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada.

 

 (2) Le tribunal reconnaît d’office l’immunité visée au paragraphe (1) même si l’État étranger s’est abstenu d’agir dans l’instance.

 [43] L’appelant se fonde sur trois exceptions. La première est énoncée à l’art. 18 de la Loi :

 

 18. La présente loi ne s’applique pas aux poursuites pénales ni à celles qui y sont assimilées.

 [44] L’appelant fait valoir que la présente instance est assimilée à une poursuite pénale parce qu’il demande des dommages-intérêts punitifs qui sont assimilés à une amende. La juge des requêtes a rejeté cet argument, en concluant qu’un tel redressement n’est disponible que dans le cadre d’une instance civile à la suite d’une conclusion de responsabilité civile et de l’attribution de dommages-intérêts compensatoires. Elle a conclu que, bien que les dommages-intérêts punitifs aient pour but la dissuasion, ils demeurent un redressement accordé dans le cadre d’une instance civile. Je suis d’accord.

 [45] Deuxièmement, l’appelant se fonde sur l’exception relative aux délits prévue à l’art. 6 de la Loi :

 

 6. L’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions découlant :

 

 

a) des décès ou dommages corporels survenus au Canada;

 

 

b) des dommages aux biens ou perte de ceux-ci survenus au Canada.

 [46] L’appelant soutient qu’il continue à souffrir au Canada et que ses souffrances constituent un préjudice survenu au Canada. La juge des requêtes a aussi rejeté cet argument, en concluant que l’appelant continue à souffrir d’un préjudice corporel et psychologique qui lui a été causé non pas au Canada, mais en Iran, en raison des actes de torture commis là-bas.

 [47] Là encore, je suis d’accord. Un tel raisonnement est compatible avec la discussion de cette exception par le juge LeBel dans l’arrêt Schreiber, précité. Au paragraphe 80, il la décrit en précisant qu’elle correspond à « l’intention du législateur de créer une exception à l’immunité des États, exception qui est restreinte à la catégorie des actions découlant d’une atteinte à l’intégrité physique d’une personne ». Dans ce contexte, la LIE exige que l’atteinte à l’intégrité physique d’une personne donnant lieu à l’action survienne au Canada. L’appelant ne peut satisfaire à cette condition. Il a été torturé en Iran.

 [48] La troisième exception citée par l’appelant et celle sur laquelle il se fonde le plus est celle se rapportant à l’activité commerciale. Elle est prévue à l’art. 5 de la Loi :

 

 5. L’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions qui portent sur ses activités commerciales.

 [49] La Loi définit également comme suit l’expression « activité commerciale » [à l’art. 2] :

 

 « activité commerciale » Toute poursuite normale d’une activité ainsi que tout acte isolé qui revêtent un caractère commercial de par leur nature.

 [50] L’appelant soutient que l’exception ci-haut s’applique parce que les actes de torture sur lesquels sa demande est fondée portent sur son activité commerciale se rapportant au champ pétrolier et gazier de South Pars. La juge des requêtes a rejeté l’argument de l’appelant en concluant que, quel que fût leur but, les actes de torture représentaient l’exercice des pouvoirs de l’État en matière de maintien de l’ordre, de sécurité et d’emprisonnement et étaient donc intrinsèquement souverains et de nature non commerciale.

 [51] Je souscris à la conclusion de la juge des requêtes selon laquelle l’exception relative à l’activité commerciale ne s’applique pas en l’espèce. L’article 5 de la Loi exige que les actes sur lesquels porte l’instance (à savoir, les actes de torture) soient de nature commerciale. Il ne suffit pas que l’instance porte sur des actes qui, à leur tour, portent sur une activité commerciale de l’État étranger. Une telle interprétation de l’exception, proposée par l’appelant, élargirait l’exception au-delà de ce que prévoit le libellé clair de la LIE.

 [52] La question en litige est donc celle de savoir si les actes de torture pour lesquels l’appelant intente une action en justice peuvent être considérés comme des actes de nature commerciale. Re Code canadien du travail, [1992] 2 R.C.S. 50, 91 D.L.R. (4th) 449 est l’arrêt-clé sur la question. S’exprimant au nom de la majorité à la p. 69 (R.C.S.), le juge La Forest a énoncé les deux questions de base soulevées par l’art. 5 : premièrement, les actes en cause constituent-ils une activité commerciale et, deuxièmement, l’instance porte-t-elle sur cette activité?

 [53] Le juge La Forest a conclu qu’un examen du but des actes présente une certaine utilité, quoique restreinte, lorsqu’il s’agit de déterminer tant leur nature que les facettes des actes en cause qui « portent » véritablement sur l’instance visée. En l’espèce, exception faite de leur but, les actes de torture sur lesquels est fondée l’action de l’appelant ne peuvent être considérés comme se rapportant au commerce. Ils sont tout au plus des actes de brutalité infligés unilatéralement. L’appelant est d’avis qu’ils ont été commis dans le but de nuire à sa participation à l’activité commerciale du projet de South Pars. Même si l’on suppose que les actes comprennent une intention de viser les activités commerciales de l’Iran, cela ne suffit pas pour faire des actes de torture en eux-mêmes des activités commerciales de l’Iran. Les actes de torture ne portent que par intention sur l’activité commerciale du projet de South Pars.

 [54] De plus, l’instance en l’espèce ne « porte » pas véritablement sur cet aspect des actes de torture. Si la demande de l’appelant est instruite, le but des actes n’est guère pertinent à la capacité du demandeur de recouvrer des dommages-intérêts à cet égard. Il en résulterait des dommages-intérêts quel que soit le but des actes. Autrement dit, le seul aspect des actes de torture qui puisse être lié d’une manière quelconque aux activités commerciales de l’Iran est leur but présumé. Puisque la présente instance ne « porte » pas sur cet aspect des actes en cause, on ne peut affirmer que ces actes portent sur une activité commerciale quelconque de l’Iran pour les fins de l’art. 5 de la LIE.

 [55] Par conséquent, je conclus que l’exception relative à l’activité commerciale prévue à l’art. 5 de la Loi ne s’applique pas en l’espèce.

 [56] Le dernier argument se rapportant à la question de la LIE est soulevé par CLAIHR, intervenant en l’espèce. Celui-ci soutient que l’adoption de la LIE n’a pas supplanté la common law de l’immunité des États et qu’en vertu de cette common law, la torture ne peut être légitimée comme acte du gouvernement et ne peut donc pas bénéficier d’une immunité.

 [57] À mon avis, le libellé de la LIE doit être considéré comme une réponse complète à ce dernier argument. Le paragraphe 3(1), reproduit à nouveau ci-dessous, ne pourrait être plus clair :

 

 3(1) Sauf exceptions prévues dans la présente loi, l’État étranger bénéficie de l’immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada.

(C’est nous qui soulignons.)

 [58] Si l’on prend le sens ordinaire de cette disposition, elle codifie le droit de l’immunité de juridiction. En effet, dans Re Code canadien du travail, précité, le juge La Forest dit exactement cela, à la p. 69 (R.C.S.):

 

Le présent pourvoi soulève la question de l’immunité de juridiction codifiée dans la Loi sur l’immunité des États.

(C’est nous qui soulignons.)

 [59] Ainsi, l’appelant se retrouve avec les exceptions prévues par la Loi et, comme je l’ai souligné, aucune des trois exceptions qu’il invoque ne s’applique en l’espèce.

La question relative au droit international public

  a) Introduction

 [60] La présente question amène l’appelant au-delà des exceptions à l’immunité des États qui sont expressément prévues dans la LIE. L’appelant fait valoir que la LIE doit être interprétée en conformité avec les obligations du Canada que prévoit le droit international public. Il soutient également qu’en vertu des traités et des normes impératives du droit international coutumier, le Canada est tenu d’autoriser un recours civil contre un État étranger pour des actes de torture commis à l’étranger. Il affirme que les obligations du Canada selon le droit international exigent que la LIE soit interprétée de manière à prévoir une exception à l’immunité des États relativement à une telle action.

 [61] La juge des requêtes a rejeté cet argument. Elle a soigneusement analysé tant les obligations du Canada issues de traités que ses obligations en vertu du droit international public coutumier et a conclu que l’obligation invoquée par l’appelant n’est pas au nombre de ces obligations.

 [62] Je souscris à l’analyse de la