États-Unis d’Amérique c. The Shield Development Co. Ltd. et al., 74 O.R. (3d) 583

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  • Date : 2024

États-Unis d’Amérique c. The Shield Development Co. Ltd. et al.* [Répertorié : États-Unis d’Amérique c. Shield Development Co.] 74 O.R. (3d) 583 [2004] O.J. no 5840 No de dossier de la Cour 04-CV-266938CM2 Cour supérieure de justice de l’Ontario, le juge Herman 1er décembre 2004

*La Cour d’appel a rejeté un appel interjeté à l’encontre du présent jugement le 20 mai 2005. Voir la p. 595; afficher pour l’approbation du tribunal.

Conflit de lois — Jugements étrangers — Exécution — Moyens de défense — Manquement à la justice naturelle — Moyen de défense fondé sur l’ordre public — Jugement américain ordonnant aux défenderesses de payer les coûts engagés pour enlever des substances dangereuses d’une mine de cuivre — Motion en vue d’obtenir un jugement sommaire accordée — Défenderesses ne parvenant pas à démontrer l’existence d’une question pouvant être instruite au sujet d’un manquement à la justice naturelle ou d’un moyen de défense fondé sur l’ordre public

En vertu de la Comprehensive and Environmental Response, Compensation and Liability Act (« CERCLA »), les États-Unis d’Amérique (« É.-U. ») ont engagé des coûts pour enlever des substances dangereuses d’un site de traitement du cuivre dans l’État de l’Utah. Shield Development Co. Ltd. (« Shield ») et Anyox Metals Ltd. (« Anyox »), toutes deux des sociétés canadiennes, avaient des droits de propriété sur le site, mais prétendaient ne pas avoir causé la pollution de l’environnement. Elles soutenaient que la pollution avait été causée par une société américaine qui avait sous-loué le site et l’avait exploité de 1971 à 1974.

Les É.-U. ont introduit une instance devant la Cour de district des États-Unis dans l’État de l’Utah pour recouvrer les coûts qu’ils avaient engagés et ils ont obtenu un jugement sommaire d’un montant de 242 614,93 dollars US, majoré des dépens. Les É.‑U. ont intenté une action en Ontario pour faire exécuter le jugement qu’ils avaient obtenu dans l’État de l’Utah et ont présenté une motion en vue d’obtenir un jugement sommaire. Shield et Anyox ont contesté la motion et prétendu qu’il y avait deux questions pouvant être instruites : (1) celle de savoir si les mesures prises par les É.-U. pour obtenir un jugement dans l’État de l’Utah équivalaient à un manquement à la justice naturelle parce que plusieurs documents de procédure n’avaient pas été signifiés convenablement aux défenderesses; et (2) celle de savoir si la décision des É.-U. de poursuivre deux sociétés canadiennes, plutôt que la société américaine responsable de la pollution de l’environnement, était contraire à l’ordre public.

Arrêt : la motion en vue d’obtenir un jugement sommaire devrait être accordée.

Le jugement rendu dans l’État de l’Utah satisfaisait au critère établi par le droit canadien relativement à la reconnaissance et l’exécution d’un jugement étranger. Ni l’un ni l’autre des deux moyens de défense ne soulevaient de questions pouvant être instruites. Le moyen de défense fondé sur un manquement à la justice naturelle ne pouvait être admis. Une instance n’est pas considérée contraire à la justice naturelle du seul fait que le tribunal étranger a commis une irrégularité de procédure, à condition que la partie touchée ait obtenu la possibilité de présenter sa cause. Shield et Anyox étaient au courant de l’action en justice et avaient retenu les services d’avocats dans l’État de l’Utah. Leurs avocats avaient déposé des documents pour leur compte auprès du tribunal et avaient avisé le tribunal que l’adresse des défenderesses était l’adresse de la société, où Shield et Anyox conservaient une boîte aux lettres. Bien que deux documents aient été envoyés à la mauvaise adresse, l’avis de la date d’audience et une copie du jugement ont été envoyés à la bonne adresse.

Le moyen de défense fondé sur l’ordre public ne pouvait lui aussi pas être admis. Shield et Anyox n’ont pas contesté la loi américaine; elles ont plutôt contesté la façon dont cette loi avait été appliquée dans des circonstances où les É.-U. avaientdemandé un recouvrement auprès de deux sociétés canadiennes, qui n’avaient pas causé la pollution de l’environnement, plutôt qu’auprès de la société américaine qui avait causé le préjudice. Cette contestation dépassait les limites du moyen de défense fondé sur l’ordre public énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Beals c. Saldanha. De plus, dans l’arrêt United States of America v. Ivey, la Cour d’appel de l’Ontario avait reconnu que, pour tirer une conclusion de responsabilité en vertu de la législation américaine en matière d’environnement, il n’est pas nécessaire de prouver que les propriétaires du bien visé ont directement causé le dommage à l’environnement. Shield et Anyox n’ont fourni aucune preuve portant que les É.-U. les avaient ciblées de façon inappropriée. En conséquence, un jugement sommaire devrait être rendu en faveur des É.-U..

 

MOTION en vue d’obtenir un jugement sommaire.

H. Scott Fairley et John Archibald, pour le demandeur.

James C. Orr et Angela Yadav, pour les défenderesses.

[1] Le juge HERMAN :— Le demandeur, les États-Unis d’Amérique, demande un jugement sommaire pour faire exécuter un jugement qu’il a obtenu contre les défenderesses, The Shield Development Co. Ltd. et Anyox Metals Ltd..

[2] Le jugement vise le recouvrement des coûts que le demandeur a engagés pour enlever des substances dangereuses du site de traitement du cuivre Essex à Milford, dans le comté Beaver de l’État de l’Utah, en vertu de la Comprehensive Environment Response, Compensation and Liability Act, 42 U.S.C. (1980) (« CERCLA »). Le demandeur demande le recouvrement de ces coûts auprès de Shield et Anyox au motif que Shield détenait le titre du site et y avait exploité une installation de traitement du cuivre à un moment donné et qu’Anyox détenait un droit de propriété sur le site.

[3] Une date d’audience pour traiter de la question a été fixée au 12 avril 2000, devant la Cour de district des États-Unis. Ni Shield ni Anyox n’ont comparu à l’audience ou n’ont répondu de quelque manière que ce soit. Le juge Stewart a rendu en faveur des États-Unis et contre Shield et Anyox un jugement sommaire d’un montant de 242 614,93 dollars US, majoré des dépens encourus. Il s’agit du jugement dont les États-Unis demandent maintenant l’exécution devant notre Cour.

[4] Shield et Anyox prétendent qu’il y a des questions pouvant être instruites et qu’un jugement sommaire ne devrait donc pas être rendu. Elles fondent leur prétention sur deux motifs : il y a eu un manquement à la justice naturelle et l’exécution du jugement est contraire à l’ordre public.

Jugement sommaire

[5] Selon la règle 20.04(2) des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, règl. 194, le tribunal rend un jugement sommaire s’il est convaincu qu’il n’y a pas de question litigieuse. Les États-Unis soutiennent que la seule question litigieuse à trancher est une question de droit, soit celle de savoir si le jugement rendu aux États-Unis satisfait au critère applicable en droit canadien relativement à la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers. Les États-Unis sont d’avis qu’il n’y a aucune question de fait à trancher ni aucune question litigieuse.

[6] Shield et Anyox soutiennent qu’il y a deux questions pouvant être instruites : celle de savoir si les mesures prises par le gouvernement américain pour obtenir un jugement équivalent à un manquement à la justice naturelle en raison de l’absence d’une signification valide, et celle de savoir si la décision de poursuivre deux compagnies canadiennes qui n’étaient pas responsables de la pollution de l’environnement, plutôt que la compagnie américaine qui l’était, est contraire à l’ordre public à un point tel qu’elle ne devrait pas être reconnue au Canada.

[7] Toujours selon les défenderesses, bien qu’à l’instance, la charge d’établir l’un ou l’autre des deux moyens de défense susmentionnés puisse leur revenir, tel n’est pas le cas dans le cadre d’une motion en vue d’obtenir un jugement sommaire. Elles citent la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans Hi-Tech Group Inc. v. Sears Canada Inc. (2001), 52 O.R. (3d) 97, [2001] O.J. no 33 (C.A.), à la p. 105 (O.R.), à l’appui de la proposition selon laquelle la charge ultime d’établir qu’il n’y a pas de question litigieuse revient à l’auteur de la motion et ne se déplace pas. Toutefois, ce principe ne soustrait pas la partie qui s’oppose au jugement sommaire à l’obligation de démontrer qu’il y a « vraiment des chances de réussir » (Guarantee Co. of North America c. Gordon Capital Corp., [1999] 3 R.C.S. 423, [1999] A.C.S. no 60, au par. 27).

Reconnaissance des jugements étrangers

[8] Dans l’arrêt Beals c. Saldanha, [2003] 3 R.C.S. 416, [2003] A.C.S. no 77, la Cour suprême du Canada a confirmé qu’il faut reconnaître les jugements étrangers et procéder à leur exécution au Canada si le tribunal canadien est convaincu qu’il existe un « lien réel et substantiel » entre la compétence du tribunal étranger qui rend le jugement et l’action sur laquelle ce jugement est fondé. Le juge Major a décrit brièvement le principe applicable, à la p. 439 (R.C.S.) :

 

Le critère du « lien réel et substantiel » requiert l’existence d’un lien important entre la cause d’action et le tribunal étranger. En outre, il est raisonnable d’assujettir au droit d’un ressort étranger le défendeur qui a été un acteur ou qui a participé à quelque chose d’important dans ce ressort. Un lien éphémère ou relativement peu important ne suffit pas pour qu’un tribunal étranger soit compétent. Le lien avec le ressort étranger doit être substantiel.

[9] La compétence que possède un tribunal ontarien pour procéder à l’exécution d’un jugement obtenu aux États-Unis en vertu de la CERCLA a été reconnue par la Cour de l’Ontario (Division générale) et confirmée par la Cour d’appel de l’Ontario dans United States of America v. Ivey (1995), 26 O.R. (3d) 533, [1995] O.J. no 3579 (Div. gén.), conf. par (1996), 30 O.R. (3d) 370, [1996] O.J. no 3360 (C.A.), demande de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1996] C.S.C.R. no 582. Les faits de cette affaire sont similaires à ceux en l’espèce, en ce sens qu’il était question de l’exécution de deux jugements ordonnant le remboursement de coûts liés à un site d’élimination des déchets.

[10] Shield et Anyox ne contestent pas qu’il y a un lien réel et substantiel pour les fins de la présente motion en vue d’obtenir un jugement sommaire. Shield a exploité une installation de traitement sur le site aux termes d’un bail de 1969 à 1971. En 1971, Shield a sous-loué l’installation à Essex, qui l’a exploitée de 1971 à 1974. En 1979, la propriété du bien a été transférée àShield. En 1984, Shield a vendu le bien à Anyox en vertu d’un pouvoir de vente. Le transfert n’a pas été enregistré et Shield est demeurée la détentrice enregistrée du titre. John Patrick Sheridan est le président de Shield et d’Anyox.

Moyens de défense

[11] Dans l’arrêt Beals, à la p. 441 (R.C.S.), le juge Major a souligné qu’une fois le « lien réel et substantiel » établi par le tribunal, celui-ci doit ensuite examiner les moyens de défense disponibles. Trois moyens de défense ont été reconnus : ceux fondés sur la fraude, sur l’absence de justice naturelle et sur l’ordre public. Selon les défenderesses, les deux derniers s’appliquent en l’espèce.

(i) Justice naturelle

[12] Comme l’a fait remarquer le juge Major dans l’arrêt Beals, le tribunal doit s’assurer que les défendeurs ont eu droit à une procédure équitable. S’il s’avère que la procédure n’était pas conforme à la notion canadienne de la justice naturelle, il n’y aura pas exécution du jugement étranger. Les défenderesses soutiennent que la procédure qui a été suivie en l’espèce contrevient à la justice naturelle.

[13] Les dates et événements pertinents sont énoncés ci-dessous :

(i) En 1992, le Department of Environmental Quality, Division of Environmental Response and Remediation (« DERR ») de l’Utah a inspecté le site Essex et pris des échantillons.

(ii) Le DERR a fait rapport des résultats à M. Sheridan, le président de Shield et d’Anyox, par lettre datée du 5 avril 1993, et a demandé que Shield et Anyox concluent une entente visant la réalisation d’une évaluation complète des risques associés au site.

(iii) Shield et Anyox n’ont pas répondu à la lettre et le DERR a envoyé une deuxième lettre le 22 décembre 1993. Ni l’une ni l’autre des compagnies n’a répondu à la deuxième lettre.

(iv) Le DERR a avisé l’Environmental Protection Agency (« EPA ») des États-Unis de ses conclusions le 28 février 1994.

(v) Le 26 mai 1994, l’EPA a mené ses propres enquêtes, à la suite desquelles l’EPA a demandé des fonds pour prendre une [TRADUCTION] « mesure d’enlèvement où le temps est un facteur critique ».

(vi) Par courrier recommandé, l’EPA a envoyé à M. Sheridan, en sa qualité de président de Shield, un [TRADUCTION] « avis de responsabilité éventuelle et une demande de renseignements » datés du 6 janvier 1995. L’avis informait Shield qu’elle était éventuellement responsable des coûts d’épuration. L’EPA a envoyé à M. Sheridan, en sa qualité de président d’Anyox, un [TRADUCTION] « avis de responsabilité éventuelle » daté du 28 février 1995.

(vii) L’EPA a commencé à prendre sa mesure d’enlèvement le 3 mars 1995. Elle a épuré et éliminé de grandes quantités de contaminants.

(viii) L’EPA a envoyé à M. Sheridan, en sa qualité de président d’Anyox, une [TRADUCTION] « deuxième délivrance de l’avis général et de la demande de renseignements » datée du 22 mars 1995.

(ix) M. Sheridan a répondu à la demande de renseignements le 19 avril 1995 et le 2 mai 1995, au nom d’Anyox et de Shieldrespectivement.

(x) L’EPA a envoyé à M. Sheridan une [TRADUCTION] « demande de paiement » d’un montant de 103 353,69 dollars US relativement aux coûts d’enlèvement. M. Sheridan n’a pas répondu à la demande. Le 1er juillet 1996, l’EPA a envoyé une deuxième demande de paiement à M. Sheridan et l’a avisé que les coûts s’élevaient désormais à 162 935 $, montant auquel s’ajoutait la somme de 14 653,78 dollars US.

(xi) Les États-Unis ont introduit une instance devant la Cour de district des États-Unis dans l’État de l’Utah le 26 mai 1999. Le 13 juillet 1998, ils ont signifié à Shield et Anyox une [TRADUCTION] « assignation dans le cadre d’une action civile » et une copie de la plainte (similaire à une déclaration en Ontario) en les signifiant à personne à M. Sheridan, à son domicile du 14, rue Parklane, à Don Mills, en Ontario.

(xii) Le 27 juillet 1998, l’avocat ontarien de Shield et Anyox a écrit au département de la Justice des États-Unis. Il a confirmé que l’huissier avait signifié les plaintes et l’assignation à M. Sheridan à son domicile du 14, rue Parklane (adresse domiciliaire). Il a précisé que les sociétés avaient quitté leur lieu d’affaires du 150, rue York (adresse de la société) et que M. Sheridan travaillait désormais à la maison.

(xiii) Shield et Anyox ont retenu les services d’avocats dans l’État de l’Utah. Elles ont déposé des réponses à la plainte (similaires à une défense) par l’intermédiaire de leurs avocats de l’Utah le 26 août 1999. Ni l’une ni l’autre des défenderesses n’a contesté la compétence de la Cour de district des É.-U..

(xiv) Le 23 novembre 1998, les États-Unis ont présenté leurs premiers documents à divulguer. Le 2 décembre 1998, les avocats des défenderesses dans l’État de l’Utah ont présenté leurs premiers documents à divulguer. Les documents à divulguer des défenderesses indiquent que l’adresse des défenderesses est le 150, rue York, à Toronto, c’est-à-dire, l’adresse de la société.

(xv) Le 3 septembre 1999, les avocats de l’Utah ont déposé une requête en vue de se retirer du dossier au motif qu’ils n’avaient reçu aucun paiement et que M. Sheridan n’avait pas communiqué avec eux. Une copie de la requête a été signifiée aux défenderesses par la poste à l’adresse de la société. Les documents de la requête indiquent que l’adresse de la défenderesse est l’adresse de la société.

(xvi) Le 9 septembre 1999, les États-Unis ont signifié leur [TRADUCTION] « première série de demandes d’aveux » à Shieldet Anyox en la signifiant à leurs avocats de l’Utah et en l’envoyant aux défenderesses par erreur au 150, rue New York, plutôt qu’au 150, rue York.

(xvii) Le 10 septembre 1999, la Cour de district des É.-U. a accueilli la requête en retrait des avocats de l’Utah, la décision de la Cour devant prendre effet le 14 septembre 1999. Une copie de l’ordonnance a été envoyée à Shield et Anyox à l’adresse de la société.

(xviii) Le 16 décembre 1999, les États-Unis ont déposé une requête en jugement sommaire. Ils demandaient un jugement sommaire au motif que Shield et Anyox avaient omis de répondre à la demande d’aveux et étaient donc réputées avoir admis le contenu des demandes. Une copie de cette requête a également été envoyée par erreur au 150, rue New York.

(xix) Ni Shield ni Anyox n’ont déposé de réponse à la requête en jugement sommaire.

(xx) Le 5 février 2000, le juge Stewart du district des É.-U. a fixé la date de l’audience au 12 avril 2000. Des copies de l’ordonnance fixant la date d’audience ont été envoyées à Shield et Anyox à la bonne adresse de la société.

(xxi) Les défenderesses n’ont pas comparu à l’audience ni répondu de quelque manière que ce soit. Le jugement a été rendu le 19 juin 2000. Une copie de l’ordonnance a été envoyée à Shield et Anyox à la bonne adresse de la société. Ni Shield ni Anyox n’ont interjeté appel de l’ordonnance ni présenté de requête en vue de son annulation.

[14] Les défenderesses soutiennent qu’il y a eu un manquement à la justice naturelle, pour les motifs suivants : (i) les documents auraient dû être signifiés à l’adresse domiciliaire de M. Sheridan à compter du 27 juillet 1999, lorsque les avocats de l’Ontario ont avisé le département de la Justice que l’adresse de la société n’était plus valide; (ii) deux séries de documents, à savoir, la première série de demandes d’aveux et la requête en jugement sommaire, accompagnée du mémoire à l’appui, ont été envoyés à une adresse qui n’existe pas, soit le 150, rue New York, à Toronto.

a) Adresse domiciliaire ou de la société?

[15] En juillet 1998, l’avocat ontarien des défenderesses a avisé le département de la Justice qu’Anyox et Shield avaient quitté leur lieu d’affaires du 150, rue York (adresse de la société) et que M. Sheridan travaillait désormais à la maison. Toutefois, les avocats de l’Utah ont par la suite fourni l’adresse de la société comme adresse des défenderesses. Même si les compagnies avaient cessé toute activité à l’adresse de la société en 1998, elles y ont conservé une boîte aux lettres jusqu’à l’été 2003. Cette adresse est également l’adresse légale d’Anyox en Ontario.

[16] Dans son affidavit, M. Sheridan déclare qu’il a vu le jugement pour la première fois lorsque la poursuite a été intentée au Canada. Selon la preuve du demandeur, aucun envoi aux défenderesses n’a été retourné avec la mention « non distribuable » ou « adresse de réexpédition inconnue ».

[17] Dans le cadre du contre-interrogatoire sur son affidavit, on a demandé à M. Homiak, avocat principal au département de la Justice des États-Unis, ce qu’il aurait fait s’il avait été au courant de la lettre de l’avocat ontarien. Il a répondu qu’il aurait probablement communiqué avec l’avocat des défenderesses pour obtenir des éclaircissements au sujet de la bonne adresse. Il a ajouté que, dans une situation où une partie n’était pas représentée par un avocat, il aurait signifié les documents aux deux endroits.

[18] La règle 5b) des Federal Rules of Civil Procedure des États-Unis prévoit que la signification à une partie représentée par un avocat est faite à l’avocat à moins d’ordonnance contraire. Selon la règle 83-1.4 des Civil Rules du district de l’Utah, si un avocat se retire du dossier, est déclaré inhabile à occuper, ou cesse d’agir comme avocat inscrit au dossier, la partie doit aviser le greffier de la nomination d’un autre avocat ou de sa décision de se représenter elle-même dans un délai de 20 jours. Si la partie retient les services d’un nouvel avocat, elle doit fournir des coordonnées au greffier. La partie qui se représente elle-même doit fournir une adresse et un numéro de téléphone. Les défenderesses ne l’ont pas fait après que leurs avocats se furent retirés du dossier.

[19] Bien qu’il eût sans doute été souhaitable de signifier les documents aux défenderesses tant à l’adresse domiciliaire qu’à l’adresse de la société, les règles ne semblent pas l’avoir exigé. Les avocats des défenderesses dans l’État de l’Utah ont fourni l’adresse de la société en estimant qu’il s’agissait de la bonne adresse. Ils auraient probablement reçu cette adresse de leurs clientes. Dès que les défenderesses ont cessé d’être représentées par leurs avocats de l’Utah, il leur incombait d’aviser le tribunal soit de l’adresse de leur nouvel avocat, soit de leur propre adresse. Elles ne l’ont pas fait.

b) La mauvaise adresse

[20] Deux séries de documents ont été envoyés à la mauvaise adresse du 150, rue New York : la première série de demandes d’aveux et la requête en jugement sommaire. L’adresse du 150, rue New York, à Toronto n’existe pas.

[21] Le premier document a également été signifié aux avocats de l’Utah, après qu’ils eurent déposé une requête en vue de se retirer du dossier, mais avant que leur requête ne fût accueillie et que l’ordonnance n’eût pris effet. Le deuxième document, à savoir, la requête en jugement sommaire, est plus pertinent, puisqu’il a eu pour effet d’engager l’instance qui, par la suite, a donné lieu au prononcé du jugement.

[22] Selon le demandeur, puisque la mauvaise adresse portait le code postal de l’adresse de la société, le document aurait été livré à l’adresse de la société. Dans son affidavit, Robert Homiak, avocat principal au département de la Justice des États-Unis, déclare qu’un messager à la station de tri du bureau de poste lui a dit que le courrier envoyé au 150, rue New York et portant le bon code postal aurait été livré au 150, rue York. Les défenderesses contestent cette preuve au motif qu’il s’agit de ouï-dire. Cependant, la règle 20 assouplit la règle générale contre l’admissibilité de la preuve par ouï-dire, en ce sens qu’un affidavit peut être fait sur la foi de renseignements tenus pour véridiques. La règle est assujettie aux conditions suivantes : un contre-interrogatoire sur l’affidavit doit être disponible (Slough Estates Canada Ltd. c. Federal Pioneer Ltd. (1994), 20 O.R. (3d) 429,[1994] O.J. no 2147 (Div. gén.)) et le fait de ne pas offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits peut donner lieu à des conclusions défavorables. Toutefois, je suis conscient que la question de savoir si les documents ont été signifiés convenablement est une question de fait clé dans le cadre du présent litige et, par conséquent, je suis d’avis d’accorder une importance relativement faible à cette preuve.

[23] À mon sens, ce qui importe, c’est que l’avis de la date d’audience a été envoyé à la bonne adresse de la société. Par conséquent, à supposer que la signification à l’adresse de la société soit une signification valide, on peut alors tenir pour acquis que les défenderesses ont été avisées qu’une requête en jugement sommaire serait présentée, bien qu’il soit possible que la requête même ne leur ait pas été signifiée.

c) Recours disponible

[24] Une copie du jugement a également été envoyée à la bonne adresse de la société. Ainsi, à supposer que cette adresse fût la bonne pour les fins de la signification et qu’il y ait eu signification, les défenderesses auraient été libres de présenter une requête en annulation du jugement au motif que la requête originale ne leur avait pas été signifiée. Elles ne l’ont pas fait, ni n’ont-elles tenté de faire annuler le jugement rendu aux États-Unis après en avoir reçu l’avis dans le cadre de la présente motion.

[25] Dans ses documents, le demandeur présente une opinion de Marge Gallegos, spécialiste juridique au département de la Justice des États-Unis. Selon Mme Gallegos, [TRADUCTION] « le jugement peut être annulé si les défenderesses peuvent établir qu’elles ont un motif valable, tel qu’une justification acceptable, l’inadvertance, une erreur ou la négligence excusable, justifiant le défaut de présenter une défense en temps utile et selon la loi, conformément à la règle 60b) des Fed. R. Civ. P. ».

[26] La règle 60b) des Federal Rules of Civil Procedure prévoit un redressement à l’égard d’un jugement définitif dans diverses situations, notamment s’il y a [TRADUCTION] « (1) erreur, inadvertance, surprise ou négligence excusable ». La règle prévoit que les requêtes en vue d’obtenir un redressement en vertu de la règle 60b)(1) doivent être présentées dans l’année qui suit l’inscription ou le prononcé du jugement. Les défenderesses soutiennent qu’elles sont donc empêchées par préclusion de présenter une requête en annulation du jugement, puisqu’elles n’ont pris connaissance du jugement qu’après l’expiration du délai d’un an.

[27] Cependant, le demandeur fait valoir que les défenderesses pourraient exercer un recours en vertu de la règle 60b)(6) pour [TRADUCTION] « tout autre motif justifiant un redressement quant à l’exécution du jugement ». La disposition prévoit que le recours peut être exercé non pas dans un délai d’un an, mais [TRADUCTION] « dans un délai raisonnable ».

d) Conclusion concernant la justice naturelle

[28] Dans l’arrêt Beals, à la p. 448 (R.C.S.), le juge Major définit la procédure équitable dans le contexte des jugements étrangers :

 

La procédure équitable est celle qui, dans le régime d’où émane le jugement, offre raisonnablement des garanties procédurales fondamentales, telles l’indépendance judiciaire et des règles de déontologie équitables régissant la conduite des participants au système judiciaire.

[29] Le juge Major ajoute (à la p. 449 R.C.S.) que la justice naturelle commande notamment de donner au défendeur un avis suffisant de l’action intentée contre lui, ainsi que la possibilité de contester cette action.

[30] Cependant, une instance n’est pas considérée contraire à la justice naturelle du seul fait que le tribunal étranger a commis une irrégularité de procédure, à condition que la partie déboutée ait obtenu la possibilité de présenter sa cause (J.G. Castel, Canadian Conflict of Laws, 5e éd., Toronto, Butterworths, 2002, aux pp. 14-27).

[31] À mon avis, l’allégation de manquement à la justice naturelle ne peut être admise en l’espèce. Les défenderesses étaient au courant de l’action en justice aux États-Unis et avaient retenu les services d’avocats de l’Utah. Leurs avocats avaient déposé des documents pour leur compte auprès du tribunal et, en même temps, avaient avisé le tribunal que l’adresse des défenderesses était l’adresse de la société. Ils auraient reçu un tel renseignement des défenderesses. Les défenderesses ont conservé une boîte aux lettres à cette adresse. Bien que deux articles aient été envoyés à la mauvaise adresse, l’avis de la date d’audience et une copie du jugement ont été envoyés à la bonne adresse de la société.

[32] Les avocats de l’Utah ont obtenu une ordonnance pour se retirer du dossier parce que les défenderesses n’avaient pas acquitté leurs factures et n’avaient pas communiqué avec eux. Les défenderesses n’ont pris aucune autre mesure même si elles savaient qu’un litige était en cours. Leurs actions donnent à penser qu’elles ont choisi d’ignorer l’instance.

[33] La question de savoir si les défenderesses parviendraient à faire annuler le jugement rendu aux États-Unis est une question que les tribunaux américains seraient en mesure de trancher. Toutefois, l’existence d’un tel recours appuie encore davantage la proposition selon laquelle il n’y a pas eu de manquement à la justice naturelle.

(ii) Ordre public

[34] Shield et Anyox soutiennent que les États-Unis n’ont pas poursuivi la compagnie qui a causé le problème environnemental, à savoir, Essex Group International (« EGI »). Le gouvernement américain a plutôt poursuivi les sociétés canadiennes qui n’ont pas causé le problème. Selon les défenderesses, s’il peut être établi à l’instance que la décision d’obtenir un jugement contre elles a été prise afin de soutirer des coûts à des sociétés étrangères plutôt qu’à une société américaine, la décision serait alors contraire à l’ordre public.

[35] Shield et Anyox citent le [TRADUCTION] « rapport sous forme de lettre pour le site de traitement du cuivre Essex » comme preuve selon laquelle Essex Group a causé le dommage. Par exemple, à la p. 13, le rapport fait état d’une personne qui a travaillé sur le site et qui a déclaré que des substances dangereuses y ont été laissées lorsqu’Essex a abandonné le site en 1975. À la p. 18 du rapport, il est précisé que [TRADUCTION] « EGI est le seul générateur de déchets dangereux ayant été éliminés sur le site » et que [TRADUCTION] « [l]es déchets enlevés par l’EPA correspondent aux déchets générés par EGI au cours des activités de lessivage du cuivre ».

[36] Il n’y a aucune preuve directe démontrant que l’EPA a décidé de poursuivre des sociétés étrangères plutôt que des sociétés américaines. La CERCLA, tout comme la Loi sur la protection de l’environnement de l’Ontario, L.R.O. 1990, chap. E.19, prévoit que le propriétaire du bien peut être responsable des coûts de l’enlèvement (CERCLA, article 9607; Loi sur la protection de l’environnement, par. 97(1)).

[37] Le moyen de défense fondé sur l’ordre public a pour effet d’empêcher l’exécution d’un jugement étranger qui est contraire à la notion canadienne de la justice. Le moyen de défense fondé sur l’ordre public a rarement été invoqué avec succès et [TRADUCTION] « a été interprété étroitement » (J.G. Castel, Canadian Conflict of Laws, 3e éd., Markham, Butterworths, 1994, à la p. 164).

[38] Le juge Carthy a traité du moyen de défense fondé sur l’ordre public dans Boardwalk Regency Corp. c. Maalouf (1992),6 O.R. (3d) 737, [1992] O.J. no 26 (C.A.), à la p. 743 (O.R.) :

 

La morale essentielle est le point commun de tous les motifs invoqués à l’appui de l’imposition de la doctrine de l’ordre public. Elle doit être plus que la morale de quelques personnes et doit être un élément de la cohésion sociale au point où la tolérance de la conduite en question n’est pas conforme à notre système judiciaire et à notre perspective morale générale, que la conduite soit ou non légale là où elle a eu lieu.

[39] Dans l’ouvrage intitulé Canadian Conflict of Laws, 5e éd., Castel précise, aux pp. 14-18, qu'[TRADUCTION] « il n’y aura ni reconnaissance ni exécution d’un jugement étranger au Canada dans le cas où sa reconnaissance ou son exécution serait contraire à l’ordre public ». Dans l’arrêt Beals, dans le cadre de sa discussion portant sur le moyen de défense fondé sur l’ordre public, le juge Major déclare, à la p. 452, qu’« [i]l s’agit de savoir si le droit étranger est contraire à nos valeurs morales fondamentales ». Le juge Major a souligné le mot « droit ».

[40] Shield et Anyox reconnaissent que l’affaire United States of America v. Ivey appuie la proposition selon laquelle l’exécution d’un jugement en vertu de la CERCLA n’est pas en soi contraire à l’ordre public. Dans cette affaire, le tribunal était également saisi d’une motion en vue d’obtenir un jugement sommaire visant l’exécution de jugements obtenus contre les défenderesses aux États-Unis en vertu de la CERCLA. Au moment de rejeter le moyen de défense fondé sur l’ordre public, le juge Sharpe a souligné, à la p. 554 (O.R.), la similitude entre la CERCLA et la Loi sur la protection de l’environnement de l’Ontario, pour ensuite conclure ce qui suit :

 

[TRADUCTION]

Bien que les mesures choisies par notre législature ne correspondent pas exactement à celles choisies par le Congrès des États-Unis, elles sont suffisamment similaires pour faire obstacle à toute application possible dumoyen de défense fondé sur l’ordre public.

[41] Shield et Anyox ne contestent pas la loi en soi en soutenant qu’elle est contraire à l’ordre public. Elles prétendent plutôt que la décision de demander un jugement contre des compagnies canadiennes qui n’ont pas causé le dommage, au lieu de poursuivre la compagnie américaine qui a causé le problème, peut être contraire à l’ordre public et constitue une question pouvant être instruite. Toutefois, une telle prétention n’est pas une contestation de la loi, mais plutôt une contestation de la façon dont la loi a été appliquée. À mon avis, cela dépasse la portée du moyen de défense fondé sur l’ordre public énoncé dans l’arrêt Beals.

[42] Dans l’affaire United States of America v. Ivey, les tribunaux américains avaient tenu les défenderesses responsables du dommage à l’environnement qu’elles avaient causé. Toutefois, à la p. 373 (O.R.), la Cour d’appel de l’Ontario a fait remarquer que [TRADUCTION] « cette conclusion n’est pas essentielle à la responsabilité aux États-Unis ou l’exécution au Canada, parce que la responsabilité en vertu de la législation américaine pertinente en matière d’environnement dépend de la propriété ou de l’exploitation au moment de l’élimination, et il n’est pas nécessaire de prouver que les défenderesses ont causé le préjudice ».

[43] Dans l’arrêt United States of America v. Ivey, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que le lien de causalité n’est pas une condition préalable à l’exécution au Canada. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’évaluer la preuve quant à savoir qui aurait pu causer directement le préjudice. Les défenderesses n’ont fourni aucune preuve portant que les États-Unis les ont ciblées de façon inappropriée. Bien qu’il incombe au demandeur d’établir qu’il n’y a pas de question litigieuse, les défenderesses doivent démontrer qu’il y a « vraiment des chances de réussir » À mon avis, les défenderesses n’ont pas été en mesure de le faire.

[44] Pour les motifs énoncés ci-haut, je suis d’avis que le moyen de défense fondé sur l’ordre public invoqué par Shield et Anyox ne peut être admis.

Conclusion

[45] Le jugement en cause satisfait au critère établi par le droit canadien relativement à la reconnaissance et l’exécution d’un jugement étranger. À mon avis, ni l’un ni l’autre des deux moyens de défense ne peuvent être admis en l’espèce. Ainsi, il n’y a pas de questions pouvant être instruites. Par conséquent, un jugement sommaire est rendu pour le montant, en monnaie canadienne, nécessaire pour acheter 242 614,03 dollars US, conformément à l’art. 121 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, chap. C.43, en sus de l’intérêt antérieur au jugement à compter de la date du jugement rendu par la Cour de district des États-Unis et de l’intérêt postérieur au jugement aux termes de la Loi sur les tribunaux judiciaires.

[46] Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles peuvent me présenter des observations écrites. Les observations du demandeur doivent être présentées dans les 15 jours suivant la communication de la présente décision et les observations des défenderesses doivent être présentées dans les 15 jours suivant la présentation des observations du demandeur.

Jugement en conséquence.