Gertsen c. Communauté urbaine de Toronto (1973), 2 O.R. (2d) 1,41 D.L.R. (3d) 646 (extraits)
Cour supérieure de justice de l’Ontario
Le juge Lerner
Le 21 août 1973
[Traduction du CTTJ du 22 janvier 1992 __ © CICLEF, École de droit, Université de Moncton]
Délits – Responsabilité stricte – Échappement de méthane d’une décharge publique municipale – Nuisance – Négligence – Devoir de diligence –
Par convention bilatérale, la communauté urbaine de Toronto était autorisée à verser des déchets organiques putrescibles dans une décharge publique située sur le territoire de la municipalité d’York. Du méthane qui avait fini par s’échapper du terrain a envahi le garage du demandeur. Un jour que le demandeur démarrait sa voiture, le gaz a explosé. Le demandeur a poursuivi les deux parties à la convention en nuisance, négligence et responsabilité stricte.
Les deux défenderesses ont été tenues responsables aussi bien par application de la responsabilité stricte qu’en nuisance et en négligence.
Note: L’extrait cité n’aborde que la question de la responsabilité stricte.
Version française du jugement rendu par
Le juge Lerner.– [Traduction] […] Dans l’affaire Fletcher c. Rylands (1866), L.R. 1 Ex. 265, confirmé : L.R. 3 H.L. 330, le juge Blackburn, à la page 279, a énoncé la règle suivante, dont l’application a parfois connu certaines distinctions et certaines réserves :
Voici quelle est, à notre avis, la règle de droit. La personne qui, pour ses besoins personnels, apporte, rassemble et garde sur sa propriété des choses qui, si elles s’échappaient, causeraient sans doute des dégats doit, à ses risques et périls, les conserver sur sa propriété, sinon elle répondra prima facie des dommages qui arriveront en tant qu’effet naturel de la fuite.
Cette règle, si elle s’applique à l’espèce, entraîne une responsabilité absolue. Les défenderesses, par convention, ont versé des matières organiques putrescibles sur les terrains de la municipalité d’York pour s’en débarrasser. Cette matière organique a entraîné la formation de méthane, substance considérée dangereuse en soi. Le gaz s’est échappé, envahissant la propriété du demandeur et y causant un dommage. À première vue, les défenderesses devraient être tenues responsables sans preuve de négligence : Clerk and Lindsell on Torts, 13e édition, 1969, page 1481; Read c. J. Lyons & Co. (1946), [1947] A.C. 156, page 166. Cependant, il y a parfois d’autres considérations dont il faut tenir compte, qui, si elles s’appliquent, viennent jusqu’à un certain point restreindre l’application de la règle.
York prétend que les travaux relevaient de la compétence de la communauté urbaine, et qu’elle est donc exonérée de toute responsabilité. La jurisprudence, cependant, nous indique que le défendeur (York, en l’occurrence) ne peut invoquer à sa décharge l’absence de négligence de sa part et même de la part d’autres intervenants qui relèvent de son autorité. Le propriétaire du terrain (York, en l’occurrence) sera accusé d’avoir conservé une substance dangereuse à ses risques et périls : Dunn c. Birmingham Canal Co. (1872), L.R. 7 Q.B. 244, à la page 259.
York prétend aussi que le déversement des déchets était un usage normal des biens-fonds en question. Si le propriétaire utilise son bien-fonds dans l’exercice normal de ses droits, il ne s’expose à aucune responsabilité en application de la règle s’il cause un préjudice à son voisin : lord Cairns dans Rylands c. Fletcher, aux pages 338 et 339.
Dans Rickards c. Lothian, [1913] A.C. 263, le Conseil privé a soustrait un grand nombre d’activités à l’application de la règle de la responsabilité stricte, rappelant que celle-ci ne s’appliquait qu’aux dommages découlant d’un usage anormal du bien-fonds. Or comme l’usage anormal est un élément essentiel de la responsabilité, il incombe au demandeur d’en prouver l’existence : Pett c. Sims Paving & Road Construction Co. Pty. Ltd., [1928] V.L.R. 247, à la page 255.
Si la source potentielle de dégât est une chose pour laquelle il est raisonnable et normal d’utiliser le bien-fonds, il y a lieu d’écarter la règle de la responsabilité absolue comme règle s’imposant à première vue. Pour l’application de cette réserve, les tribunaux ont tenu compte non seulement de la chose prise isolément, mais également du lieu où elle est conservée, de la façon dont elle l’est et de son rapport avec son environnement. L’époque, le lieu et les circonstances, tout autant que l’usage du terrain qui est visé, sont des éléments d’une importance capitale. La distinction entre l’usage normal et l’usage anormal est à la fois relative et susceptible d’adaptation aux habitudes changeantes de la vie en société : Fleming, Law of Torts, 4e édition, 1971, page 283. La page 284 de cet ouvrage contient le passage suivant :
La distinction entre l’usage normal et l’usage anormal a surtout eu le mérite d’apporter à la règle énoncée dans l’arrêt Rylands c.Fletcher suffisamment de flexibilité pour permettre aux tribunaux de tenir compte des besoins sociaux et économiques existant à une époque et dans un lieu donnés. (…) Il faut cependant faire attention de ne pas étendre indûment la portée de cette réserve. Il n’y a pas lieu, par exemple, comme on l’entend parfois, de soustraire à la règle toutes les activités qui sont « à l’avantage général de la collectivité », telles les industries nationalisées, ou même la fabrication de munitions en temps de guerre. Non seulement n’est-il pas justifiable, sur le plan des principes, de se permettre d’invoquer le principe du souverain bien pour porter atteinte aux droits des particuliers — du moins en l’absence d’autorité législative –, il existe de nombreuses décisions judiciaires qui ont assujetti à la responsabilité stricte des entreprises de services publics et d’autres entreprises offrant des services à la collectivité.
Il me faut maintenant décider si ce projet de remblai au moyen de déchets était un usage normal ou anormal du bien-fonds. L’énoncé suivant de lord Porter, à la page 176 de l’arrêt Read c. J. Lyons & Co., me vient en aide :
Il faut peut-être aussi [pour que la règle de la responsabilité stricte s’applique] que le fait d’apporter la chose à cet endroit rende anormal l’usage des lieux. (…) Manifestement, ces conditions rendent difficile l’application de la règle dans des cas donnés, et exigent à tout le moins que l’on décide ce qui est dangereux et ce qui constitue un usage anormal. […] Pour le moment, qu’il me suffise de dire qu’il s’agit toujours d’une question de fait et qu’il appartient au juge de décider si l’objet en cause peut être dangereux ou si cet usage particulier est anormal. Pour trancher cette question, je pense qu’il faut tenir compte de l’époque, du lieu et des habitudes des gens, de sorte que ce qui est dangereux ou anormal peut varier selon les circonstances.
Dans le même arrêt, le vicomte Simon déclarait aux pages 169 et 170 :
Je pense qu’il est utile de souligner à propos de cette affaire [Rainham Chemical Works, Ltd. c. Belvedere Fish Guano Co., [1921] 2 A.C. 465], malgré le respect que je dois à l’aveu de la partie défenderesse et aux remarques incidentes du tribunal, que s’il fallait aujourd’hui répondre si la fabrication de munitions dans une usine à la demande du gouvernement en temps de guerre en vue d’aider à combattre l’ennemi constitue un usage « anormal » du bien-fonds, fait par l’occupant des lieux « pour ses besoins personnels », il ne me semble pas que la présente Chambre serait tenue à cause de ce précédent de répondre par l’affirmative. (L’italique est de moi.)
Cette affirmation paraît faire référence à l’opinion de lord Buckmaster qu’on trouve à la page 471 de l’arrêt Rainham Chemical Works, Ltd. c. Belvedere Fish Guano Co. Dans cette affaire, une inspectrice avait subi des blessures lorsqu’une explosion s’était produite dans l’usine de la défenderesse qui fabriquait des munitions. Lord Buckmaster avait déclaré que la fabrication de munitions n’était certainement pas un « usage habituel et ordinaire du bien-fonds ».
Je prends connaissance d’office — et ma constatation est appuyée par la preuve matérielle et testimoniale –, qu’il s’agissait d’un ravin assez petit situé au milieu d’une région urbaine à forte densité. Le terrain avait été loti à l’origine, sans doute pour occupation résidentielle, mais sa configuration et la présence d’un ruisseau au fond du ravin le rendaient peu propice, il me semble, à cet usage. Cela n’a pas, cependant, à mon avis, d’importance en l’espèce, et le fait que la communauté urbaine cherchait un endroit où décharger les ordures et les déchets ne change rien non plus. Je conclus qu’en décidant de remblayer le ravin de cette façon, la communauté urbaine agissait avant tout dans un but intéressé, et que c’est une bonne aubaine qu’elle a proposée à la municipalité d’York en lui faisant valoir le fait que cette « horreur » serait transfigurée en terrain plat susceptible, sans frais, d’améliorations. La théorie du « souverain bien » n’a pas d’affaire ici, à mon avis, compte tenu de l’emplacement des lieux et des problèmes, temporaires et permanents, qu’a causés ce projet de remblai. C’est la communauté urbaine qui, au départ, en a retiré les plus grands avantages, elle qui avait à se débarrasser des ordures et autres déchets, et non la collectivité directement affectée par cet usage, c’est-à-dire les propriétaires et occupants des terrains contigus. Ce sont eux qui constituent la collectivité dont il me faut tenir compte. En appliquant les critères de l’époque, du lieu et des circonstances, sans oublier le but poursuivi, je conclus qu’il s’agissait d’un usage anormal du bien-fonds et que, par conséquent, cette autre exception à la règle de la responsabilité stricte ne s’applique pas non plus.
Les deux défenderesses ont été tenues responsables aussi bien au regard de la règle issue de Rylands qu’en nuisance et en négligence.