Gould (Succession c. Stoddart Publishing Co.) (1998), 39 O.R. 555 (C.A)

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  • Date : 2024

Posen, exécuteur et fiduciaire du testament de Glenn Gould, décédé, et al. c. Stoddart Publishing Co. Limited et al.

Posen, exécuteur et fiduciaire du testament de Glenn Gould, décédé c. Stoddart Publishing Co. Limited et al.

[Répertorié : Succession Gould c. Stoddart Publishing Co.]

Cour d’appel de l’Ontario, les juges Finlayson, Krever et Weiler.

Le 6 mai 1998

 

Propriété intellectuelle — Droit d’auteur — Photographies — Interviews — Appropriation de personnalité — Un artiste célèbre a consenti sans restriction à être photographié et interviewé aux fins d’un article de magazine — Le photographe publie un livre renfermant des photos qui avaient été prises à l’occasion des interviews — La succession de l’artiste actionne le photographe et l’éditeur du livre pour rupture de contrat, appropriation illicite de personnalité et violation de droit d’auteur — Un sujet photographié et interviewé n’a aucun droit de propriété sur ces oeuvres, si ce n’est aux termes d’un contrat exprès ou d’un accord implicite conclu avec l’auteur — Action rejetée.

Au printemps 1956, WH, l’agent de Glenn Gould, pianiste de renommée internationale, entre en contact avec JC, qui est photographe et journaliste, et lui demande s’il est intéressé à interviewer et à photographier Gould aux fins d’un article de magazine. Après avoir consulté les responsables de la revue visée, JC accepte. Il a ensuite rencontré Gould à plusieurs reprises et à divers endroits. JC a pris environ 400 photos ainsi que des notes et il a enregistré les interviews sur bande magnétique. Plusieurs années plus tard, après le décès de Gould, SPC Ltd. publie, sans le consentement de la succession de Gould, un livre écrit par JC et intitulé « Glenn Gould: Some Portraits of the Artist as a Young Man ». Le livre renferme des photos prises à l’occasion des interviews, accompagnées de légendes et d’une narration rédigées par JC. Deux actions ont été intentées, par la succession de Gould et Glenn Gould Ltd., qui détenait les droits d’utilisation du nom de Gould, contre la maison d’édition et les exécuteurs de la succession de JC. Les demanderesses prétendent que la publication du livre constituait une rupture de contrat, une appropriation illicite à caractère délictueux de la personnalité de Gould, et une violation de droit d’auteur. Deux motions en vue d’obtenir un jugement sommaire ont été présentées et les actions des demanderesses ont été rejetées. La succession de Gould et Glenn Gould Ltd. ont interjeté appel de la décision.

Arrêt : Les appels devraient être rejetés.

Le juge des motions a abordé cette cause comme si le litige portait sur l’appropriation illicite de la personnalité, mais la cause pouvait être tranchée selon les principes conventionnels en matière de droit d’auteur et, conformément à ces principes, la décision rendue à l’égard des motions et le rejet des actions étaient fondés. Les appels devraient être rejetés.

Gould avait consenti à ce que JC l’interviewe et le prenne en photo. Ils n’avaient pas conclu de contrat et, selon le dossier de la Cour, il n’y avait aucun élément de preuve établissant que Gould ou son agent aient imposé des restrictions au consentement. On n’a pas laissé entendre que les documents ne devaient être utilisés qu’une seule fois, ni qu’ils devaient être remis à Gould. On a admis que le droit d’auteur appartenait à JC; JC était aussi titulaire du droit d’auteur sur les légendes et la narration, puisqu’il en était l’auteur. Il ressort du dossier de la Cour que Gould n’avait aucun droit d’auteur relativement aux paroles qu’il avait prononcées ou au texte qui en a été tiré. La conclusion selon laquelle le droit d’auteur sur les photos et le texte figurant dans le livre appartenait exclusivement à JC a été déterminante. La personne faisant l’objet de photos et de textes n’a aucun droit de propriété, si ce n’est aux termes d’un contrat exprès ou d’un accord implicite conclu avec l’auteur. Après avoir consenti, sans imposer de restriction, à faire l’objet d’un article écrit par un journaliste, Gould ne pouvait faire valoir ce droit de propriété sur le produit final, s’opposer à la reproduction ultérieure des photos, ni empêcher l’auteur de l’article d’écrire d’autres textes à son sujet.

Arrêts mentionnés

Falwell v. Penthouse International Ltd. (1981), 215 U.S.P.Q. 975 (Vir. Dist. Ct.); Pollard v. Photographic Co. (1888), 40 Ch. D. 345, 58 L.J. Ch. 251, 60 L.T. 418, 32 W.R. 266, 5 T.L.R. 157; Pro Arts Inc. v. Campus Crafts Holdings Ltd. (1980), 20 O.R. (2d) 422, 50 C.P.R. (2d) 230, 110 D.L.R. (3d) 366, 50 C.P.R. (2d) 230 (H.C.J.)

Loi mentionnée

Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, par. 5(1), 13(2)

Doctrine mentionnée

Fox, The Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd. (1967), p. 238

APPEL à l’encontre de deux jugements sommaires rendus par le juge Lederman (publiés (1996), 30 O.R. (3d) 520, 31 C.C.L.T. (2d) 224, 15 E.T.R. (2d) 167, 74 C.P.R. (3d) 206 (Div. Gén.)), qui ont rejeté des actions alléguant, en outre, l’appropriation illicite à caractère délictueux de personnalité.

H. Lorne Murphy, c.r., et David P. Chernos, pour les appelantes.

Geoffrey D.E. Adair, c.r., pour les intimés.

Ordonnances rendues en conséquence.

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE FINLAYSON, de la Cour d’appel : Les appelantes interjettent appel de deux jugements sommaires rendus par le juge Lederman [publiés (1996), 30 O.R. (3d) 520, 31 C.C.L.T. (2d) 224, (Div. Gén.)], qui a rejeté les actions no 95-CQ-62384 (l’« action relative aux photographies ») et no 95-CU-92931 (l’« action relative aux textes »). Le juge des motions a statué que ni une action ni l’autre n’était fondée en droit.

Les deux actions se rapportent à un livre intitulé « Glenn Gould: Some Portraits of the Artist as a Young Man », livre qui a été publié en 1995 par l’intimée Stoddart Publishing Co. Limited ( «Stoddart ») sans le consentement des appelantes, qui sont la succession de Glenn Gould et Glenn Gould Limited, et sans versement d’une indemnité aux appelantes. Le livre renferme des photos de feu Glenn Gould prises par feu Jock Carroll, accompagnées de légendes et d’une narration rédigées par Carroll. La narration est basée sur les notes prises par Carroll et les enregistrements sur bande magnétique effectués par ce dernier lorsqu’il a interviewé Gould au printemps 1956 à l’occasion de diverses séances de photographie auxquelles Gould s’était prêté. Les photos ont été prises et les interviews menées en vue d’un article que Carroll devait écrire et soumettre à Weekend Magazine. L’article, intitulé « I Don’t Think I’m At All Eccentric » a été publié. Il renferme neuf photos de Gould et une narration comprenant plusieurs citations présentées comme des paroles de Gould.

La question en litige dans le présent appel est celle de savoir si l’intimé Carroll avait le droit, d’exploiter à des fins commerciales les photos de Gould qu’il avait prises en 1956, et d’utiliser ses notes et les enregistrements de ses interviews de l’époque, pour écrire ultérieurement d’autres articles sur Gould, et de le faire à son profit exclusif, alors que Carroll n’avait jamais abordé la question de l’utilisation subséquente des photos et des interviews avec Gould ou avec ses successeurs ou ayants droit, et alors que ceux-ci n’y avaient pas consenti.

Selon les appelantes, l’utilisation, faite par les intimées, des photos et de ce qu’elles désignent comme les « [traduction] transcriptions », dans le livre de 1995, a une fin différente de celle discutée avec Gould ou convenue par ce dernier, constituait :

a) une rupture de contrat;

b) une appropriation illicite à caractère délictueux de la personnalité de Gould; et

c) une violation de droit d’auteur.

Le juge des motions a principalement porté son attention sur le deuxième fondement de l’action des appelantes, soit l’appropriation illicite de personnalité. Comme l’ont à juste titre fait remarquer les appelantes, le juge n’a pas expressément tranché la question de savoir s’il existait ou non un contrat, et encore moins une rupture de contrat, dans la présente affaire. Bien qu’il n’ait pas accepté les conclusions que les appelantes tentaient de faire valoir, le juge des motions a adopté l’approche préconisée par les appelantes dans cette cause et il a abordé l’affaire comme si la question était de savoir s’il y avait eu atteinte à la vie privée de Gould et appropriation non autorisée de sa personnalité. Je souscris à la décision finale du juge des motions et je rejetterais l’appel; mon opinion quant à la question sur laquelle porte le litige diffère cependant de la sienne : je trancherais la cause en me fondant sur les principes conventionnels régissant le droit d’auteur. Je ne considère pas nécessaire de trancher les questions en litige sur le fondement des développements, assez récents, apportés, en responsabilité civile délictuelle, à l’appropriation illicite de la personnalité : la cause se rapporte clairement à la propriété intellectuelle. Bref, le juge des motions s’est penché sur la question du droit de Gould à la protection de sa vie privée et à l’exploitation commerciale de sa propre renommée, tandis que, pour ma part, je ferais porter mon analyse sur le droit de propriété de Carroll sur les photos et les autres documents qu’il avait créés en 1956, puis, de nouveau, en 1995.

Les faits

Feu Glenn Gould était un pianiste de concert et de studio de renommée internationale. Il est décédé en 1982. Stephen Posen est l’exécuteur de la succession de Gould. La société Glenn Gould Limited détient les droits relatifs à l’utilisation du nom de Glenn Gould depuis que le pianiste les lui a cédés en 1961. En 1956, feu Jock Carroll était un pigiste collaborant à la revue Weekend Magazine à titre d’auteur et de photographe. Il est décédé le 4 août 1995.

Au début du printemps de 1956, l’agent de Gould, Walter Homburger, est entré en contact avec Carroll et lui a demandé s’il était intéressé à interviewer et à photographier Gould en vue de publier un article dans Weekend Magazine. Après avoir consulté le rédacteur en chef de ce magazine, Carroll a accepté.

Carroll a rencontré Gould à plusieurs reprises pour l’interviewer et le photographier. Les premières rencontres ont eu lieu au Massey Hall, au bureau de Homburger, au domicile de Gould et à la promenade longeant les plages de Toronto. Ayant déjà planifié un voyage personnel à Nassau, Gould a invité Carroll à l’accompagner pour poursuivre les interviews et les séances de photographie. Carroll a accepté l’invitation et payé ses propres dépenses, lesquelles lui ont été remboursées par Weekend Magazine. Lors de ces rencontres, Carroll a pris environ 400 clichés de Gould; il a également pris des notes et enregistré nombreuses interviews sur bande magnétique. Les photos, notes et enregistrements ont tous été conservés par Carroll.

Trois personnes avaient pris part aux arrangements qui ont abouti à la publication de l’article dans Weekend Magazine : Gould, Carroll, et Homburger, le seul des trois à être encore en vie. Homburger a déclaré ce qui suit dans un affidavit rédigé aux fins des présentes instances :

[TRADUCTION] Je ne suis au courant d’aucune entente entre Glenn Gould et Jock Carroll au-delà du consentement implicite de Gould à ce que l’interview et les photos paraissent dans l’article de Weekend Magazine.

Contre-interrogé sur cet affidavit, Homburger a souligné qu’il n’avait pas pris part aux conversations entre Gould et Carroll et qu’il n’en connaissait pas la teneur. Les extraits suivants de sa déposition illustrent bien sa position :

Q. [TRADUCTION] Vous n’aviez et ne pouviez donc avoir aucune connaissance des fins auxquelles les notes et les photos avaient été prises? Vous n’étiez pas au courant de ces questions à ce moment-là?

R. Hé bien, tout ce que je savais, c’était que j’essayais de faire de la publicité à Glenn Gould.

Q. D’accord.

R. À titre d’agent, et sachant que Jock Carroll était pigiste pour Weekend Magazine, j’ai toujours tenu pour acquis, en pensant à mon travail de publicité, que ces démarches pouvaient mener à la publication d’un article dans Weekend Magazine.

Q. Mais, comme vous le dites vous-même, il était également pigiste. Qui peut donc savoir où paraîtront un article ou des photos d’un journaliste pigiste? Vous êtes d’accord?

R. Oui, mais seul Weekend Magazine m’intéressait vraiment.

Q. C’est cette revue qui vous intéressait?

R. C’est cette revue qui m’intéressait, et rien d’autre.

Carroll avait rédigé un affidavit aux fins des présentes instances. Il est décédé peu après et n’a pu être contre-interrogé sur son affidavit. Toutefois, ce qu’il a déclaré à propos des arrangements visés est peu susceptible d’être mis en doute. Son affidavit porte qu’il n’a jamais été question avec Gould ni Homburger de l’utilisation qu’il aurait pu faire des photos de Gould. Il a en outre déclaré que, lorsqu’il a quitté Weekend Magazine, le magazine lui a cédé le titre de toutes les oeuvres littéraires et photographiques qu’il avait créées au cours de son travail pour le magazine. Il a également déclaré que plusieurs des photos qu’il avait prises de Gould avaient paru dans des livres et des magazines publiés entre 1956 et le décès de Gould en 1982, sans que Gould ni qui que soit d’autre, agissant pour le compte de celui-ci, ne s’y objecte.

Le livre visé par les actions qui nous intéressent comprend 96 pages, dont 17 pages consistent en une introduction de Carroll. L’auteur y décrit les circonstances de sa première rencontre avec le pianiste, et il y donne un compte rendu des interviews ainsi que des séances de photographie qui ont suivi. Carroll exprime les impressions qu’il avait de Gould et il raconte des anecdotes cocasses à propos du pianiste et de leur séjour à Nassau. Gould et lui semblent s’être très bien entendus et sont devenus amis, du moins pour un certain temps. Carroll énonce des commentaires sur différents traits de caractère de Gould, dont certains ne lui plaisaient pas. Les commentaires citent des propos tenus par Gould, propos qui illustrent la perception que l’auteur avait de Gould et qui ajoutent de la couleur et du contenu à une oeuvre qui s’avère un portrait de son sujet.

La partie la plus volumineuse du livre est constituée des 79 autres pages, qui présentent des photos de Gould. Il y en a une par page. Pour certaines photos, Gould a pris une pose; d’autres photos montrent Gould en train de jouer du piano, de marcher, de méditer, de gouverner une embarcation ou même simplement de relaxer. Chaque photo est accompagnée d’une légende rédigée par Carroll.

Analyse

Comme je l’ai indiqué au départ, le juge des motions n’a pas précisément traité de la question de savoir s’il y avait un contrat entre Gould et Carroll ou Weekend Magazine. Bien que les appelantes soutiennent qu’il y avait un contrat entre Carroll et son employeur Weekend Magazine d’une part, et Gould d’autre part, les éléments de preuve dont disposait le juge des motions permettent difficilement de déterminer avec exactitude la teneur du contrat. Rien ne permet de contredire la déclaration de Carroll, figurant dans la narration du livre sur Gould ou dans l’affidavit qu’il a rédigé plus tard aux fins des présentes actions, selon laquelle c’était Homburger, l’agent de Gould, qui était entré en contact avec lui et qui lui avait dit que la personne de Gould constituerait un bon sujet pour un article du Weekend Magazine. Homburger cherchait à faire de la publicité à Gould, qui se trouvait aux prises avec des difficultés financières et dont les activités musicales ne rapportaient pas suffisamment, et il a suggéré à Carroll les interviews et les séances de photographie, en sachant que celui-ci travaillait pour Weekend Magazine. Même si Homburger espérait que le projet avec Carroll se concrétise par la publication d’un article favorable à Gould dans Weekend Magazine, ni Carroll ni le magazine ne s’étaient engagés à faire paraître un article. On n’a pas demandé à approuver l’article avant sa publication et, hormis la demande de Gould que Carroll taise sa situation financière, ses troubles alimentaires et ses difficultés en matière de relations interpersonnelles (demande qui a été respectée puisque l’article du Weekend Magazine n’en fait pas mention), Carroll ne s’est vu imposer aucune condition expresse quant à ce qu’il allait écrire ou au choix des photos que le magazine publierait. L’anecdote qui suit, tirée du livre de Carroll, illustre très bien le caractère informel des arrangements : peu après l’arrivée de Carroll et de Gould à Nassau, ce dernier s’est enfermé dans sa chambre pendant plusieurs jours et ne s’est aucunement senti obligé, semble-t-il, de se prêter aux interviews et aux séances de photographie de Carroll. Celui-ci, quant à lui, ne semblait pas considérer que Gould avait une telle obligation.

Pour trancher les litiges dont il était saisi, le juge des motions a porté son attention sur la question de l’appropriation illicite de personnalité. Selon le juge, il s’agissait du principal fondement juridique des actions des appelantes. Le juge a entamé son analyse sur cette question par la déclaration suivante [à la p. 523] :

[TRADUCTION] Si Gould a un droit de propriété en ce qui concerne sa personnalité, il incombe aux défendeurs de démontrer que Carroll avait la permission de faire valoir ce droit en faisant publier les photos de Gould. Au départ, le titulaire du droit ne devrait pas avoir le fardeau de prouver qu’il avait imposé des restrictions à l’exploitation de ce qui lui appartenait.

Je me concentrerai pour ma part sur la question du droit d’auteur et, d’après les faits de l’espèce, je n’imposerais pas un tel fardeau à Carroll. Gould a manifestement consenti à la prise des photos et aux nombreuses interviews de Carroll. Ils n’ont conclu entre eux aucun contrat, ni exprès ni implicite. La seule question qui se pose est celle de savoir si Gould ou son agent avait imposé des restrictions à ce consentement. D’après le dossier de la Cour, il n’y en avait aucune. De fait, tous les éléments de preuve indiquent qu’il n’a jamais été question entre eux de conditions applicables au consentement. Même si toutes les parties s’attendaient à ce que le projet se concrétise par la publication d’un article dans Weekend Magazine, personne n’a laissé entendre que les documents obtenus ne pouvaient servir à d’autres fins que cet article particulier. On n’a aucunement laissé entendre que Carroll devait remettre les clichés, les bandes magnétiques ou ses notes à Gould.

On a admis que, en 1995, Carroll était titulaire du droit d’auteur sur les 400 photos prises en 1956 et, pour les motifs que j’expliciterai ci-après, il est évident qu’il était également titulaire du droit d’auteur sur les légendes figurant sous les photos et sur le texte d’accompagnement qui figurent dans le livre visé par les actions. Par conséquent, avant de conclure des arrangements avec l’intimée Stoddart Publishing relativement à la publication du livre, Carroll avait un droit de propriété exclusif sur les photos; de plus, il était devenu titulaire exclusif du droit d’auteur sur le texte et sur les légendes accompagnant les photos puisqu’il en était l’auteur. Dans ces circonstances, il me semble que c’est à Gould et à ceux qui le représentent qu’il incombe maintenant de démontrer que Gould avait conservé le droit d’auteur sur l’ensemble des photos, des enregistrements et des notes ou, à tout le moins, que les droits d’auteur de Carroll avaient expiré aussitôt après la publication, en 1956, de l’article du Weekend Magazine. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, le dossier de la Cour ne renferme aucun élément de preuve selon lequel Gould ou son agent avait attaché quelque restriction que ce soit au consentement que le pianiste avait donné en 1956.

Malgré l’admission qui a été faite relativement au droit d’auteur sur les photos, j’estime qu’il est nécessaire de se pencher brièvement sur cette question. Celle-ci nous permettra de replacer dans son contexte l’argument que Gould avait implicitement imposé une restriction quant à l’usage que Carroll pouvait faire des photos. Aux termes de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, le droit d’auteur sur une photographie subsiste jusqu’à la fin de la cinquantième année suivant celle de la confection du cliché initial (ou de l’original s’il n’y a pas de cliché) dont la photographie a été directement ou indirectement tirée. Le propriétaire du cliché initial ou de l’original, selon le cas, est considéré comme l’auteur de la photographie et le premier titulaire du droit d’auteur : voir le par. 10(2). Il est maintenant établi que la photographie constitue un art, encore que la protection du droit d’auteur ne soit désormais plus subordonnée à la preuve que l’oeuvre possède un caractère véritablement « artistique ». Le travail technique nécessaire à la préparation de la photographie suffit à mériter la protection du droit d’auteur à son auteur : voir Pro Arts Inc. v. Campus Crafts Holdings Ltd. (1980), 20 O.R. (2d) 422, 50 C.P.R. (2d) 230 (H.C.J.).

Les appelantes se sont fortement appuyées sur le jugement Pollard v. Photographic Co. (1888), 40 Ch. D. 345, 58 L.J. Ch. 251 où la demanderesse s’était présentée dans les locaux d’un photographe professionnel pour faire prendre des photos d’elle et de sa famille moyennant un certain prix, et où le tribunal avait conclu que le photographe n’avait pas le droit d’utiliser une copie de l’une des photos de la demanderesse pour en faire une carte de Noël. Se prononçant en faveur de la demanderesse et accordant l’injonction qu’elle demandait, le juge North a statué que, lorsque le défendeur était payé pour prendre le cliché à la seule fin d’en fournir des copies à la demanderesse, il existait un contrat implicite aux termes duquel le photographe ne pouvait utiliser le cliché à quelque autre fin que ce soit, et l’on pouvait empêcher le défendeur de l’utiliser à une fin que la demanderesse qui avait retenu ses services jugeait intolérable.

Les faits de l’affaire Pollard peuvent être distingués de ceux de la présente affaire à plusieurs égards; soulignons toutefois la conclusion du juge North selon laquelle le droit à l’enregistrement du droit d’auteur appartenait à la demanderesse, bien que, sans enregistrement, ni l’une ni l’autre partie n’ait eu un droit d’auteur protégé par la loi à l’égard des photos. Cette conclusion est fondée sur le fait que la demanderesse avait commandé les photos et les avait payées. Le droit relatif aux commandes de photos est maintenant bien établi au Canada. Le par. 13(2) de la Loi sur le droit d’auteur règle cette fonction comme suit :

13(2) Lorsqu’il s’agit d’une gravure, d’une photographie ou d’un portrait et que la planche ou autre production originale a été commandée par une tierce personne et confectionnée contre rémunération en vertu de cette commande, celui qui a donné la commande est, à moins de stipulation contraire, le premier titulaire du droit d’auteur.

Il m’apparaît évident, d’après les faits de l’espèce, qu’on ne peut d’aucune façon prétendre que Gould avait commandé les photos de lui qui avaient été prises. Carroll n’était pas un photographe dont on pouvait retenir les services, au sens commercial couramment attribué à ce terme, et, quoi qu’il en soit, Carroll n’a reçu de rémunération ni de Gould ni de Weekend Magazine pour les séances de prise de photos. Il est également évident qu’il n’a pas lui-même abordé Gould. Comme l’indique la narration du livre de Carroll, bien que Gould fût en 1956 bien connu dans les cercles musicaux, Carroll n’avait jamais entendu parler du pianiste avant de se faire « appréhender » par Homburger pour le compte de Gould.

Le juge des motions a abordé la question du droit d’auteur lorsqu’il a traité des conversations orales entre Gould et Carroll. Les appelantes ont soutenu que ce qu’elles appelaient des « transcriptions » de ces conversations dans le texte du livre de Carroll faisaient l’objet d’un droit d’auteur, et que Gould était demeuré titulaire de ce droit. Le juge des motions a rejeté cet argument, se reportant à un certain nombre de décisions et citant un long extrait du jugement Falwell v. Penthouse International Ltd. (1981), 215 U.S.P.Q. 975 (Vir. Dist. Ct.), à la p. 977. Dans cette affaire, le tribunal avait statué que le révérend Jerry Falwell ne possédait pas de droit d’auteur sur les remarques spontanées qu’il avait faites au cours d’une interview accordée à des journalistes. Une telle assertion présupposait que toute parole prononcée par le révérend faisait l’objet d’un droit de propriété précieux. Invoquant ce jugement, le juge des motions a conclu [à la p. 530] :

[TRADUCTION] Ici aussi, l’interview, effectuée en des lieux peu empreints de formalisme — le Massey Hall désert ou le domicile de la mère de Gould et les Bahamas, pendant des vacances — était tenue de façon libre, en vue de saisir la spontanéité de Gould dans ses moments de détente. La conversation qu’ont eue les deux hommes était du genre de celles que Gould auraient eues avec des amis. De fait, Gould et Carroll sont par la suite restés amis pendant une courte période. Gould ne prononçait pas une allocution formelle ni ne dictait à Carroll ce qu’il voulait que celui-ci écrive. Carroll a tenue une conversation à bâtons rompus avec Gould et l’interview a mené à la publication d’un article donnant un aperçu de la personnalité de Gould et de sa vie personnelle. Gould faisait des commentaires spontanément, tout en sachant que ceux-ci étaient susceptibles d’être publiés. Il ne s’agit pas là du genre de communication que la Loi sur le droit d’auteur visait à protéger.

Je souscris à cette conclusion, mais je m’interroge quant à ses limites. Il ressort du dossier de la Cour que Gould ne possédait pas de droit d’auteur sur les paroles qu’il prononçait ni sur les « [TRADUCTION] transcriptions » de ces paroles, pour reprendre le terme utilisé par les appelantes. Au contraire, Carroll, en tant qu’auteur du texte et des légendes apparaissant dans le livre, était le titulaire du droit d’auteur sur les textes mêmes que les appelantes cherchent à faire interdire.

Une fois qu’il a été établi que l’intégralité du droit d’auteur sur les photos et les textes figurant dans le livre appartenait à Carroll, il n’y a plus rien à décider. Le paragraphe 5(1) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit que « le droit d’auteur existe au Canada, pendant la durée mentionnée ci-après, sur toute oeuvre originale littéraire, dramatique, musicale ou artistique ». Carroll a réalisé les photos qui constituent la matière artistique du livre en question et il était l’auteur des légendes et du texte qui accompagnaient et qui expliquaient les photos. Au moment de la publication du livre, Carroll avait obtenu cession de tous les droits que Weekend Magazine possédait, à titre d’éditeur, sur l’article initial de 1956. Par conséquent, c’était Carroll, et seulement Carroll, qui était titulaire de tous les droits d’auteur pertinents; lui seul avait le droit de faire publier le livre que les appelantes cherchent à faire interdire.

Dans Fox, The Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 2e éd. (1967), l’auteur déclare ce qui suit à la p. 238 :

[TRADUCTION] Le droit exclusif de publier, de produire ou de reproduire une oeuvre appartient au titulaire du droit d’auteur, et cette personne est seule habilitée à autoriser quiconque à poser les actes que la Loi lui réserve de façon exclusive. Sous réserve de certaines exceptions, la Loi sur le droit d’auteur prescrit que l’auteur d’une oeuvre est le premier titulaire du droit d’auteur sur celle-ci. Les seules personnes que la Loi reconnaît comme titulaires du droit d’auteur sont l’auteur de l’oeuvre, la personne à qui l’auteur a cédé le droit d’auteur, l’employeur de l’auteur ou le cessionnaire d’un tel employeur, dans certaines circonstances. [Notes en bas de page supprimées.]

Il convient de noter que, dans le passage précité, qui fait autorité, Fox ne fait aucune mention de la personne qui fait l’objet d’une photo ou d’un article. Le propriétaire des clichés est l’auteur des photos et est le titulaire du droit d’auteur sur celles-ci, et l’auteur des textes figurant dans le livre est le titulaire du droit d’auteur sur ces textes. La personne photographiée et sur laquelle portent les textes n’a aucun droit de propriété que ce soit, si ce n’est aux termes d’un contrat exprès ou d’un accord implicite conclu avec l’auteur. Lorsque la question est considérée sous cet angle, le concept d’appropriation de la personnalité ne peut s’appliquer. Après avoir consenti, sans imposer de restriction, à faire l’objet de l’article d’un journaliste, Gould ne pouvait faire valoir de droit de propriété sur le produit final ni s’opposer à une reproduction ultérieure des photos, non plus qu’empêcher l’auteur de l’article d’écrire de nouveaux textes à son sujet.

Comme mon approche de la présente affaire permet clairement de le constater, je ne suis pas convaincu que je devrais analyser les faits de l’espèce en fonction des règles relatives à l’appropriation illicite de la personnalité. Je suis convaincu que l’affaire peut être tranchée d’après les règles conventionnelles de la propriété intellectuelle et qu’il n’est pas nécessaire d’explorer la question de l’équilibre entre le droit à la vie privée et l’intérêt que le public porte à une personnalité canadienne importante. Toutefois, je ne puis clore l’affaire avant d’avoir fait quelques remarques sur les efforts déployés par les appelantes pour faire valoir des motifs d’ordre moral, selon lesquels Carroll exploitait à peu de frais le génie artistique d’autrui. Cet argument présente les questions juridiques en jeu de façon erronée. La présente affaire ne porte pas sur les oeuvres musicales ou artistiques de Gould mais sur l’oeuvre littéraire et artistique de Carroll. Le livre de portraits — aux différents sens du terme — dont il est question est la création de Carroll et non celle de Gould. Carroll était propriétaire de cette création littéraire et artistique, et ses héritiers en sont maintenant propriétaires; c’est sa succession qui a droit à la protection contre les appelantes, qui n’ont aucunement contribué à la production du livre. Non seulement les appelantes n’ont-elles pas créé le livre, mais encore elles en étaient incapables. Carroll possédait les photos ainsi que les notes et les enregistrements pris lors des interviews de Gould. Lui seul pouvait faire appel à ses souvenirs et recréer les instants de sa première rencontre avec Gould. Le résultat est fascinant. Le livre permet de saisir la personnalité d’un musicien de génie. Grâce à la protection légale accordée à la création artistique de Carroll, le public peut bénéficier d’un éclairage particulier en ce qui concerne les premières années de la carrière de Gould; sans cette protection, le public serait privé d’un tel point de vue.

Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

Appel rejeté.