Hall, R. c. (2000), 50 O.R. (3d) 257 (C.A.)

  • Dossier : C33149
  • Date : 2024

COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

Le juge en chef adjoint OSBORNE et les juges FINLAYSON et LABROSSE

 

ENTRE : )

) John Norris

SA MAJESTÉ LA REINE ) pour l’appelant

)

Intimée )

) Eric Siebenmorgen

– et – ) pour l’intimée

)

DAVID SCOTT HALL )

) Peter DeFreitas pour

Appelant ) le procureur général du Canada,

) intervenant

– et – )

) Louis P. Strezos pour la Criminal

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU ) Lawyers’ Assn. of Ontario,

CANADA et ONTARIO CRIMINAL ) intervenante

LAWYERS’ ASSOCIATION )

)

Intervenants ) Audience tenue le 14 mars 2000

)

 

 

 

Appel interjeté de l’ordonnance du juge Frank R. Caputo datée du 19 octobre 1999

 

Le juge OSBORNE, juge en chef adjoint de l’Ontario :

 

VUE D’ENSEMBLE

 

 

[1] L’appelant a été accusé de meurtre au premier degré[1] et a demandé d’être mis en liberté dans l’attente de son procès. Sa demande de cautionnement a été entendue par le juge Bolan, lequel s’est dit convaincu que la détention de l’appelant n’était pas nécessaire pour assurer sa présence au tribunal ou pour la protection ou la sécurité du public. Malgré cette conclusion, s’appuyant sur l’al. 515(10)c) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, le juge Bolan a conclu que la détention de l’appelant était nécessaire pour empêcher que ne soit minée la confiance du public envers l’administration de la justice. En conséquence, je juge Bolan a rejeté la demande de cautionnement de l’appelant. Le juge Bolan a tenu compte du fait que l’accusation paraissait fondée ainsi que de la gravité de l’infraction, y compris les circonstances entourant sa perpétration. Il a aussi fait mention des craintes qu’avait exprimées la communauté de Sault Ste. Marie dans son ensemble.

 

[2] Sa mise en liberté sous caution ayant été refusée par le juge Bolan, l’appelant a introduit une demande en habeas corpus et une demande de mise en liberté aux termes du par. 24(1) de la Charte et de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle. Dans cette dernière demande, l’appelant a demandé que l’al. 515(10)c) du Code criminel soit déclaré inconstitutionnel. Le juge Caputo a rejeté la demande de l’appelant. Il a conclu que l’al. 515(10)c) n’enfreignait pas l’al. 11e) de la Charte et n’était ni imprécis ni d’une portée excessive. Le présent appel est interjeté à l’encontre de l’ordonnance du juge Caputo. L’appel conteste la constitutionnalité d’une disposition de l’al. 515(10)c). Cette disposition est celle qui prévoit la détention d’un prévenu lorsque le juge qui entend la demande de cautionnement conclut que la détention est nécessaire * pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice +(al. 515(10)c)).

 

LES FAITS

 

[3] Le matin du 3 mai 1999, on a retrouvé le corps de Peggy Jo Barkley-Dube dans sa maison, qui était située dans un quartier résidentiel de Sault Ste. Marie. Le corps de la victime gisait sur le plancher de la cuisine. Le décès de Mme Dube a été constaté sur les lieux où elle a été trouvée. Il a été établi que son décès résultait d’une hémorragie massive causée par un certain nombre de lacérations. Le pathologiste judiciaire qui a effectué l’autopsie a constaté 37 plaies différentes, ayant l’aspect d’entailles allongées. Ces plaies se situaient sur les avant-bras, l’épaule, le cou et le visage de Mme Dube. Son cou avait été tranché jusqu’aux vertèbres. Des éléments de preuve médicale tendaient à démontrer que l’agresseur de Mme Dube avait voulu lui trancher la tête.

 

[4] L’appelant, une proche connaissance et le cousin au second degré du mari de la défunte, a été arrêté le 4 juin 1999 et accusé du meurtre au premier degré de Mme Dube. Il est en détention depuis ce temps-là.

 

[5] Une preuve circonstancielle a été présentée contre l’appelant lors de l’enquête sur son cautionnement, le 16 juin 1999. Cette preuve comprenait les éléments suivants :

 

_ on a retrouvé des traces du sang de l’appelant dans certaines pièces de la maison de la défunte, y compris le sous-sol;

 

_ plusieurs traces de pas provenant toutes du même type de chaussure de course, et formées du sang de la défunte, ont été retrouvées dans la salle à manger et la cuisine de la résidence de la défunte. Selon deux experts, certaines de ces traces de pas avaient été laissées par les chaussures de l’appelant, lesquelles ont été découvertes dans la maison des parents de l’appelant, sous une table, dans le coin arrière de l’atelier du sous-sol, une partie de la maison qu’utilisait l’appelant;

 

 

_ une caméra de surveillance vidéo dans un dépanneur local a filmé l’appelant le soir de l’homicide; celui-ci y portait des chaussures de course de couleur blanche, affichant des marques noires aux niveau des orteils et aux semelles; ces marques correspondaient à celles retrouvées sur les chaussures de course saisies chez les parents de l’appelant;

 

_ l’appelant a avoué à la police qu’il s’était rendu au dépanneur le soir de l’homicide, mais il a déclaré qu’il portait alors des chaussures de course de couleur noire.

 

[6] Au moment de son arrestation, l’appelant avait 27 ans, était marié et avait deux enfants. Il travaillait au comptoir de charcuterie d’une épicerie locale. Il s’apprêtait à commencer un nouveau travail à Ottawa. Lors de l’enquête en matière de cautionnement, des témoignages ont été présentés pour établir que l’appelant est un mari et un père aimant, sans antécédents de violence ni problèmes psychologiques ou de maladie mentale. Il n’a pas de casier judiciaire.

 

[7] Le meurtre a fait l’objet d’une couverture médiatique très importante à Sault Ste. Marie. D’après la preuve, cet homicide violent a suscité beaucoup d’inquiétude dans la population. Selon le témoignage du policier chargé de l’enquête, l’ensemble des résidents de Sault Ste. Marie craignaient que l’auteur d’un crime si odieux puisse être en liberté. Le père de la défunte a témoigné que son épouse et ses trois autres filles étaient terrifiées et vivaient dans la peur depuis le meurtre.

 

L’alinéa 515(10)c)

 

[8] Dans l’arrêt R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la composante * intérêt public + de ce qui était alors l’al. 515(10)b) du Code criminel. De l’avis de la Cour, cette composante ne constituait pas un motif constitutionnel susceptible de justifier la détention des prévenus avant leur procès. Comme motif de détention, l’* intérêt public + était imprécis et d’une portée excessive au point d’être inacceptable.

 

[9] Après l’arrêt Morales, et jusqu’en juin 1997, la mise en liberté sous caution ne pouvait être refusée que si la détention du prévenu était nécessaire pour assurer sa présence au tribunal, lorsque celle-ci était exigée, ou pour protéger le public.

 

[10] Le 25 avril 1997, le Parlement a réagi à l’arrêt Morales, révisant les motifs pour lesquels les tribunaux peuvent refuser la mise en liberté sous caution à un prévenu avant le procès. Le Parlement a alors adopté la Loi de 1996 visant à améliorer la législation pénale, L.C. 1997, ch. 18, une loi composite qui a modifié certaines dispositions du Code criminel et de la législation connexe. La Loi de 1996a édicté l’al. 515(10)c) afin de remplacer l’* intérêt public + comme motif de détention. Le paragraphe pertinent se lit désormais comme suit :

 

 

515. (10) Pour l’application du présent article, la détention d’un prévenu sous garde n’est justifiée que dans l’un des cas suivants :

 

a) sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal afin qu’il soit traité selon la loi;

 

b) sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public, notamment celle des victimes et des témoins de l’infraction, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice;

 

c) il est démontré une autre juste cause et, sans préjudice de ce qui précède, sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement.

 

[11] L’al. 515(10)c) dispose donc qu’un prévenu peut être détenu sur le fondement C très général C de la * juste cause + lorsque la détention est * nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice +. La nouvelle disposition exige que le juge à l’enquête sur le cautionnement tienne compte de toutes les circonstances de l’affaire, y compris celles qui suivent :

 

_ le bien-fondé apparent de l’accusation;

 

_ la gravité de l’infraction;

 

_ les circonstances entourant la perpétration de l’infraction;

 

_ le fait que le prévenu encoure, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement.

 

 

[12] S’il est vrai que l’al. 515(10)c) n’est entré en vigueur qu’environ cinq ans après le prononcé de l’arrêt Morales, ce délai ne doit pas être imputé au fait que le législateur aurait accordé peu d’importance à la question en cause. À l’origine, la disposition avait été présentée au Parlement lors de sa séance de 1994-95, par suite des propositions faites à la Conférence sur l’uniformisation des lois de 1993, moins d’un an après l’arrêt Morales. À la Conférence sur l’uniformisation des lois de 1993, les délégations de trois provinces (la Saskatchewan, le Québec et l’Ontario) ont proposé, de façon indépendante, des modifications aux dispositions du Code criminelrégissant le cautionnement. Ces modifications auraient placé la confiance du public envers l’administration de la justice au nombre des motifs justifiant le refus de la mise en liberté sous caution. La Saskatchewan et le Québec ont retiré leurs propositions en faveur de celle de l’Ontario, laquelle recommandait de modifier le Code criminel pour y ajouter le motif suivant de refus de la mise en liberté sous caution : à la lumière de la gravité de l’infraction et du bien-fondé de l’accusation, la mise en liberté du prévenu serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. En bout de ligne, cette proposition a été retirée pour être remplacée par la proposition suivante, qui a été adoptée à l’unanimité :

 

[TRADUCTION]

 

Que, de façon prompte et expéditive, le ministère fédéral de la Justice étudie le motif secondaire et son application aux décisions relatives au cautionnement, à la lumière des arrêts Pearson et Morales, afin de permettre la formulation de recommandations sur les dispositions législatives à adopter.

 

[13] Le processus a mené à l’adoption de l’al. 515(10)c), dans le cadre d’un projet de loi omnibus (C-118). Le projet de loi a franchi la première lecture, mais le Parlement a été prorogé, de sorte que le projet de loi est mort au Feuilleton. Et lorsque le Parlement a recommencé à siéger, la disposition a été présentée de nouveau, dans le cadre du projet de loi C-17. C’est alors que, ainsi que je l’ai mentionné, le texte visé a été dûment édicté dans le cadre de la Loi de 1996 visant à améliorer la législation pénale.

 

La demande de cautionnement de l’appelant

 

[14] Le juge Bolan a décidé que la détention de l’appelant n’était pas nécessaire pour assurer sa présence au tribunal ni pour la protection et la sécurité du public. Il a toutefois conclu que la détention de l’appelant était nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, et il a rejeté la demande de l’appelant en se fondant sur l’al. 515(10)c). Comme je l’ai fait remarquer, le juge a expressément fait mention des craintes et des préoccupations exprimées par des membres de la collectivité de Sault Ste. Marie, de la gravité de l’infraction, du fait que l’accusation paraissait fondée ainsi que des circonstances effroyables de l’homicide. Le juge a précisé ce qui, selon lui, constituait l’élément de preuve le plus compromettant pour la victime. Il s’agissait du témoignage d’un expert selon lequel les traces de pas formées du sang de la victime provenaient de chaussures appartenant à l’appelant et retrouvées chez le père de ce dernier.

 

La demande en habeas corpus de l’appelant et la réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte

 

[15] Le 31 août 1999, l’appelant a présenté une demande en habeas corpus et une demande de réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte. Il a également demandé un acte déclaratoire précisant que l’al. 515(10)c) du Code criminel enfreignait l’al. 11e) de la Charteet que, en conséquence, il était inopérant. Les prétentions de l’appelant soulèvent deux questions. Selon l’appelant : premièrement, l’al. 515(10)c) autorise le refus sans * juste cause + de la mise en liberté sous caution, contrairement à l’al. 11e) de la Charte et au droit constitutionnel qu’il édicte, compte tenu de la définition donnée à ce droit par la Cour suprême du Canada; deuxièmement, l’al. 515(10)c) est imprécis et d’une portée excessive, à un degré qui n’est pas tolérable, et que, en conséquence, il autorise le refus sans juste cause de la mise en liberté sous caution, là encore, contrairement à l’al. 11e) de la Charte.

 

 

[16] Le juge Caputo a décidé ([1999] O.J. No. 4565) que l’al. 515(10)c) du Code criminel n’est ni imprécis ni d’une portée excessive et que, en conséquence, il respecte l’exigence de la * juste cause + qui, aux termes du l’al. 11e) de la Charte, est applicable au refus de la mise en liberté assortie d’un cautionnement. Le juge s’est fondé sur les arrêts R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, et R. c. Morales, supra, dans lesquels le juge en chef Lamer a décidé que la dérogation au droit fondamental de la mise en liberté sous caution est constitutionnelle si les conditions suivantes sont réunies :

 

_ la mise en liberté sous caution n’est refusée que dans certains cas bien précis;

 

_ le refus est nécessaire pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et il n’y est pas recouru à des fins extérieures à ce système.

 

Le juge Caputo a conclu que l’al. 515(10)c) satisfait aux deux volets du critère établi par les arrêts Pearson et Morales en matière de juste cause.

 

[17] Dans l’analyse qui l’a mené à cette conclusion, le juge Caputo s’est fondé sur la décision rendue par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans R. c. MacDougal (1999), 138 C.C.C. (3d) 38, 67 C.R.R. (2d) 1. Il s’agissait de la première contestation directe de la mesure prise par le Parlement, en 1997, face aux arrêts de la Cour suprême du Canada dans Pearson et Morales. DansMacDougal, le juge Hall, de la Cour d’appel, a conclu que l’al. 515(10)c) n’était ni imprécis ni d’une portée excessive. L’al. 515(10)c) énumérant les facteurs pertinents à examiner, le Parlement avait, selon le juge, fourni des principes directeurs suffisants pour que puisse se tenir un débat judiciaire éclairé.

 

[18] Le juge Caputo a ensuite conclu que l’al. 515(10)c) satisfaisait au deuxième volet du critère de l’arrêt Morales. Il prévoyait certes le refus de la mise en liberté sous caution, mais à des fins liées à la promotion et au bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution. Le juge a conclu que le maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice est nécessaire au bon fonctionnement du système de la mise en liberté sous caution, lequel fait partie intégrante du système de justice pénale. Le juge s’est fondé sur les observations du juge Cory dans l’arrêt MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, à la p. 846. Le juge Cory y déclare que, * sans la confiance du public, il est impossible pour les tribunaux de jouer efficacement leur rôle dans la société +. Le juge Caputo s’est également fondé sur un passage des motifs du juge Le Dain dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673. À la p. 689 du recueil, le juge Le Dain déclare que, * sans cette confiance [du public], le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace +. En dernier lieu, le juge Caputo a conclu que la primauté du droit implique l’existence d’un système juridique qui jouit d’une bonne crédibilité et qui prévoit la mise en liberté sous caution.

 

 

[19] Le présent appel est fondé sur le par. 784(3) du Code criminel. L’appelant y conteste l’ordonnance rejetant sa demande enhabeas corpus et sa demande de réparation aux termes du par. 24(1) de la Charte. La question constitutionnelle sur laquelle le présent tribunal doit se prononcer concerne l’al. 515(10)c). Le juge Bolan, qui a entendu la demande de cautionnement, s’est fondé sur une partie de cet alinéa pour refuser la mise en liberté sous caution, et le présent tribunal doit déterminer si cette partie de l’al. 515(10)c)satisfait à la norme constitutionnelle régissant le refus de la mise en liberté sous caution, norme qui se trouve énoncée à l’al. 11e) de laCharte.

 

[20] La question constitutionnelle dans son ensemble possède deux composantes distinctes mais liées entre elles. Premièrement, il faut savoir si l’al. 515(10)c) satisfait à la norme constitutionnelle de la * juste cause +, qui est applicable au refus d’une mise en liberté sous caution; et deuxièmement, il faut se demander si l’al 515(10)c) est imprécis ou d’une portée excessive au point d’être inconstitutionnel.

 

a) Dispositions de la Charte

 

[21] Les dispositions applicables de la Charte sont les suivantes :

Charte canadienne des droits et libertés

 

11. Tout inculpé a le droit :

 

[Y]

 

e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable;

 

[Y]

 

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

[Y]

 

Loi constitutionnelle de 1982

 

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

 

[Y]

 

[22] Le par. 515(10) du Code criminel prévoit un système de mise en liberté avant le procès. Sous ce régime, le prévenu doit normalement obtenir la mise en liberté sous caution. Le par. 515(10) énonce trois motifs justifiant la détention d’un prévenu avant le procès. Selon le premier motif, énoncé à l’al. 515(10)a), la * détention est nécessaire pour assurer [l]a présence [du prévenu] au tribunal afin qu’il soit traité selon la loi +. D’après le deuxième motif, énoncé à l’al. 515(10)b), la * détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public, notamment celle des victimes et des témoins de l’infraction, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice +. La validité des deux motifs énoncés ci-haut et justifiant la détention n’est pas contestée dans le présent appel.

 

 

[23] Le troisième motif justifiant la détention est contesté dans le présent appel. Comme je l’ai indiqué, il autorise la détention s’il est démontré * une autre juste cause +. Au nombre des autres justes causes visées à l’al 515(10)c) peut figurer la nécessité de ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice.

 

b) La position de l’appelant, de l’intimée et des intervenants

 

[24] L’appelant a fait valoir son point de vue sur la portée de l’expression * juste cause +. Selon lui, pour qu’une cause de détention avant le procès constitue une * juste cause + et soit compatible avec l’al. 11e) de la Charte, il faut que la détention soit nécessaire pour assurer la présence du prévenu au tribunal ou pour protéger le public. L’appelant cite les arrêts Pearson et Morales à l’appui cette allégation, qui est cruciale à sa position sur la question de la * juste cause +. Selon l’appelant, les motifs de détention doivent se limiter aux motifs énoncés aux al. 515(10)a) et b). Cette restriction serait la seule façon d’assurer que le motif de la détention avant le procès puisse favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution, le premier des deux principes essentiels établis par le juge en chef Lamer dans les arrêts Pearson et Morales. L’appelant prétend également que, en adoptant l’al. 515(10)c), le législateur [TRADUCTION] * a manifestement tenté de rétablir l’intérêt public au sein du système. Ce motif faisait partie de l’ancien al. 515(10)b), qui a été déclaré inconstitutionnel dans l’arrêt Morales +. Suivant l’appelant et son interprétation de l’arrêt Morales, le maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice ne constitue pas un motif constitutionnellement valide de refus de la mise en liberté sous caution.

 

[25] L’appelant conteste une autre conclusion du juge Caputo. Suivant cette conclusion, le maintien de la confiance dans l’administration de la justice est nécessaire au bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution, un sous-système de l’ensemble du système justice pénale. L’appelant ne se limite pas à contester cette conclusion. D’autres prétentions sont formulées concernant l’al. 515(10)c). Selon l’appelant, les facteurs y fondant la détention [TRADUCTION] * vont à l’encontre non seulement du bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution mais également de la présomption d’innocence elle-même +. Mise à part la question de la juste cause, l’appelant prétend que le motif du refus d’une mise en liberté sous caution énoncé à l’al. 515(10)c)est imprécis et d’une portée excessive, ce qui le rend inconstitutionnel.

 

[26] Tentant d’établir l’imprécision de l’al. 515(10)c), l’appelant soutient C en outre C que, en permettant le refus de la mise en liberté sous caution d’un prévenu lorsqu’* il est démontré une autre juste cause +, l’alinéa contesté ne limite pas le refus à des situations définies. Face à cet argument, le tribunal note que le juge Caputo a fait une observation très juste au sujet de cette question. Selon le juge Caputo, le juge Bolan n’avait pas eu recours à l’expression * une autre juste cause +, de l’al.515(10)c), pour décider que la détention de l’appelant se fondait sur une juste cause. Au par. 56, le juge Caputo déclare ce qui suit :

 

[TRADUCTION]

 

 

Quoi qu’il en soit, dans la présente affaire, le juge n’a pas recouru à l’expression * une autre juste cause + pour conclure que la détention se fondait sur une juste cause. Si l’expression * une autre juste cause + était jugée [TRADUCTION] * trop imprécise +, l’on se demanderait si l’article visé doit recevoir une interprétation conciliatrice. Je laisse à une instance supérieure le soin de le déterminer. S’il y avait lieu de le faire, je le ferais.

 

[27] Ainsi donc, le juge Bolan ne s’est pas fondé sur la disposition * une autre juste cause + de l’al. 515(10)c) pour rejeter la demande de mise en liberté avant procès de l’appelant et pour conclure que le prévenu devait être détenu. Ceci étant, je ne considère pas que la constitutionnalité de cette partie de l’al. 515(10)c) doive être abordée dans le présent appel. Cette conclusion est en harmonie avec les propos du juge LaForest sur l’intervention des tribunaux dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480. Voici ce qu’il dit aux p. 492 et 493 :

 

Dans le passé, notre Cour s’est montrée réticente à examiner la constitutionnalité de dispositions législatives en l’absence d’un contexte factuel adéquat [Y] Accepter la prétention de l’appelante que la constitutionnalité des autres motifs doit être examinée nous obligerait à faire cet examen en l’absence d’un contexte factuel, ce qui va à l’encontre de la pratique de notre Cour. De plus, il serait dangereux de statuer sur la constitutionnalité des deux autres motifs d’exclusion prévus au par. 486(1) en extrapolant à partir de l’analyse de la validité constitutionnelle du motif de la bonne administration de la justice; les valeurs et les intérêts invoqués peuvent différer selon le contexte législatif de chaque cas. Par conséquent, il vaut mieux reporter à une autre occasion l’examen de la constitutionnalité des deux autres motifs d’exclusion et se concentrer uniquement sur le motif sur lequel s’est fondé le juge Rice, c’est-à-dire la bonne administration de la justice.

 

Voir aussi R. v. E.(B.) (1999), 139 C.C.C. (3d) 100 (C.A. Ont.), 65 C.R.R. (2d) 189, à la p. 111 des C.C.C.

 

[28] Agissant comme intervenante, la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) (* CLA +) appuie les arguments de l’appelant visant la * juste cause +, un volet de l’analyse constitutionnelle qui est requise en l’espèce. Selon la CLA, dont nous résumons la position, l’al. 515(10)c) est incompatible avec l’al. 11e) de la Charte dans la mesure où il permet le refus de la mise en liberté sous caution à des prévenus qui, tout comme l’appelant en l’espèce, satisfont aux critères énoncés aux al. 515(10)a) et b). La CLA appuie également l’appelant lorsqu’il prétend que l’al. 515(10)c) est imprécis et d’une portée excessive. L’appelant comme la CLA soutiennent que la restriction des droits d’un prévenu à la mise en liberté sous caution ne peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

 

 

[29] Selon le procureur général de l’Ontario (ci-après * l’Ontario +), l’intimé en la présente espèce, le juge Caputo a eu raison de conclure que l’al. 515(10)c) du Code criminel respecte l’al. 11e) de la Charte et son exigence que la mise en liberté sous caution ne soit refusée que pour une * juste cause +. Selon l’Ontario, l’alinéa attaqué relie le refus de la mise en liberté sous caution au bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et restreint ce refus à [TRADUCTION] * certaines situations définies +. Ni laCharte, ni la décision de la Cour suprême du Canada dans Morales, ne restreindraient la * juste cause + aux deux motifs de détention énoncés aux al. 515(10)a) et b) du Code criminel; quant à la partie de l’al. 515(10)c) sur laquelle le juge Bolan a fondé son refus de la mise en liberté sous caution, elle ne serait ni imprécise ni d’une portée excessive.

 

[30] Agissant également comme intervenant, le procureur général du Canada (ci-après, * le Canada +) affirme, à l’instar de l’Ontario, que le juge Caputo n’a pas commis d’erreur en refusant de prononcer l’inconstitutionnalité des dispositions législatives visées, une conclusion que le lui demandait l’appelant. Tout comme l’Ontario, le Canada soutient que les décisions de la Cour suprême du Canada dans Pearson et Morales ne limitent pas le Parlement aux deux motifs de détention avant procès traditionnels (al. 515(10)a) et b)). Selon le Canada, le Parlement peut adopter des dispositions législatives qui imposent une autre justification en cette matière. Le Canada allègue que l’al. 515(10)c) n’enfreint pas l’exigence de la * juste cause + énoncée à l’al. 11e) de la Charte, et qu’il reconnaît au tribunal un pouvoir discrétionnaire structuré, qui peut donner lieu à une interprétation judiciaire. Le Canada soutient que, par conséquent, la disposition n’est ni imprécise ni d’une portée excessive.

 

ANALYSE

 

(i) L’al. 515(10)c) permet-il le refus de la mise en liberté sous caution sans juste cause?

 

[31] Dans les arrêts Pearson et Morales, la Cour suprême a étudié le contexte et l’application de l’al. 11e) de la Charte. Selon la conclusion prise par la Cour dans l’arrêt Pearson, à la p. 693, et confirmée dans l’arrêt Morales, à la p. 725, * le refus de la mise en liberté sous caution ne repose sur une juste cause que s’il ne peut se produire que dans certains cas bien précis et que s’il est nécessaire pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution +. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’al. 515(10)c) restreint le refus de la mise en liberté sous caution à * certains cas bien précis + et qu’il relie ce refus au bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution. En conséquence, à mon sens, le juge Caputo n’a pas commis d’erreur en concluant que l’al. 515(10)c) du Code criminel respecte l’al. 11e) de la Charte et sa disposition sur la * juste cause + régissant le refus de la mise en liberté sous caution.

 

(1) Le sens de l’expression * juste cause +, à l’al. 11e) de la Charte

 

 

[32] L’al. 11e) de la Charte garantit le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable. À mon avis, en ayant recours à un libellé manifestement général, les rédacteurs de la Charte avaient l’intention de permettre au Parlement d’élaborer des motifs de détention autres que les premiers et seconds motifs de détention C motifs qui se trouvent présentement énoncés aux al. 515(10)a) et b) C à condition que, évidemment, tout nouveau motif de détention satisfasse à la norme constitutionnelle de la * juste cause + édictée à l’al. 11e) de la Charte. Cette conclusion est en harmonie avec la conception que laCharte est un instrument à caractère général, que l’on compare parfois à un arbre[2].

 

[33] À mon sens, si les rédacteurs de la Charte avaient voulu restreindre les motifs de détention aux premier et deuxième motifs (al. 515(10)a) et b)), ils l’auraient mentionné dans la Charte. Au lieu de cela, les rédacteurs de la Charte ont employé des termes moins restrictifs qui prévoient qu’un inculpé a le droit * de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable +.

 

[34] En outre, à mon sens, rien dans les arrêts Pearson ou Morales ne limite les motifs de refus de la mise en liberté sous caution aux premiers et deuxièmes motifs C à savoir, assurer la présence du prévenu au tribunal et la protection du public. Lorsqu’il s’est prononcé sur la portée de l’expression * juste cause + dans l’arrêt Morales, le juge en chef Lamer a eu recours _ à mon sens, intentionnellement _à des termes généraux. Un élément peut être révélateur : le juge en chef n’a pas déclaré que seuls les motifs de détention principal et secondaire pouvaient satisfaire à la norme constitutionnelle de la * juste cause +. Au lieu de nier cette possibilité, le juge en chef a fait une déclaration générale. Pour satisfaire à la norme constitutionnelle de la juste cause, a dit le juge en chef, le refus de la mise en liberté sous caution ne doit être prononcé que dans certains cas bien précis; être nécessaire pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution; et ne pas être prononcé à des fins extérieures à ce système.

 

[35] À mon avis, l’observation suivante s’impose en ce qui concerne l’arrêt Morales. Si le juge en chef Lamer y avait conclu que, par suite de l’exigence de la * juste cause + énoncée au par. 11(e) de la Charte, la mise en liberté sous caution ne pouvait être refusée à un prévenu que si ce refus était nécessaire pour assurer sa présence au tribunal (al. 515(10)a)) ou pour protéger le public (al. 515(10)b)), le juge en chef Lamer l’aurait dit ou aurait à tout le moins répondu aux motifs dissidents du juge Gonthier. Selon le juge Gonthier, il n’était pas vrai que, pour que le refus de la mise en liberté sous caution soit constitutionnellement valable, il fallait que le tribunal ait conclu que, soit la détention était nécessaire pour assurer la présence du prévenu au tribunal, soit la détention était nécessaire pour protéger le public. Examinant le motif de détention fondé sur l’* intérêt public +, le juge en chef Lamer a souligné que des motifs de refus de mise en liberté sous caution devaient pouvoir être élaborés. À la p. 748, il a fait ressortir l’importance de cette possibilité :

 

 

Il est également important que le critère de nécessité dans l’intérêt public est susceptible d’englober des situations non prévues ou même imprévisibles, et qui pourtant, lorsqu’elles se présentent, bien que rares, rendent de toute évidence la détention nécessaire et comportent sans aucun doute une juste cause au sens de l’al. 11e) de la Charte pour refuser la mise en liberté sous caution. Les tribunaux doivent être en mesure d’agir dans des circonstances de ce genre. Le bon fonctionnement de la société et la primauté du droit elle-même exigent que le Parlement puisse garantir la paix et l’ordre social même dans des situations imprévues. Le moyen adéquat pour ce faire est de recourir aux tribunaux qui administrent la justice et de leur reconnaître un pouvoir discrétionnaire qu’ils sont tenus d’exercer judicieusement, c’est-à-dire pour des raisons qui sont pertinentes, dans les limites prévues par la loi et en conformité avec la Charte.

 

[36] À mon sens, les motifs constituant une * juste cause + n’ont pas, en principe, à être restreints aux motifs principal et secondaire de refus de la mise en liberté sous caution, motifs qui se trouvent énoncés aux al. 515(10)a) et b). À mon sens, une telle ouverture est compatible tant avec la Charte qu’avec les motifs de la majorité prononcés par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Morales.

 

[37] Depuis l’adoption de la Charte, l’administration de la justice a inévitablement et, selon moi, à juste titre, été suivie de plus près publiquement. Afin de fonctionner efficacement, l’administration de la justice doit posséder la confiance d’une population raisonnablement éclairée, qui, d’une part, accepte la présomption d’innocence, et, d’autre part, croit en la nécessité de libérer les prévenus avant le procès, à moins que leur détention ne soit nécessaire. Voir l’arrêt Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, à la p. 689; l’arrêt R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la p. 1667; et l’arrêt MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, à la p. 846.

 

[38] La nécessité de maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice pénale constitue une valeur qui, à mon sens, entre dans le champ de la * juste cause + stipulée à l’al. 11e) de la Charte. La reconnaissance de cette valeur contribue au bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution. Il reste à voir si ce motif de détention est imprécis et d’une portée excessive au point d’être inacceptable. Ces questions sont connexes. Je me penche maintenant sur elles.

 

(iii) Certains cas bien précis B imprécision et portée excessive

 

[39] L’appelant allègue que l’al. 515(10)c) est défectueux parce qu’il est imprécis et d’une portée excessive. Les théories de l’imprécision et de la portée excessive ont été étudiées de façon approfondie. La Cour suprême du Canada en a traité dans plusieurs décisions. Dans l’arrêt R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, à la p. 792, le juge Cory explique la différence entre l’imprécision et la portée excessive :

 

La portée excessive et l’imprécision sont connexes en ce que ces deux notions résultent du fait qu’un législateur n’a pas été suffisamment précis dans les moyens utilisés pour atteindre un objectif. Dans le cas de l’imprécision, les moyens ne sont pas clairement précisés. Dans le cas de la portée excessive, les moyens sont trop généraux par rapport à l’objectif.

 

[40] Parlant au nom de la majorité, le juge Cory énonce ensuite le critère servant à déterminer si une loi a une portée excessive :

 

 

L’analyse de la portée excessive porte sur les moyens choisis par l’État par rapport à l’objet qu’il vise. Lorsqu’il examine si une disposition législative a une portée excessive, le tribunal doit se poser la question suivante: ces moyens sont-ils nécessaires pour atteindre l’objectif de l’État? Si, dans un but légitime, l’État utilise des moyens excessifs pour atteindre cet objectif, il y aura violation des principes de justice fondamentale parce que les droits de la personne auront été restreints sans motif. Lorsqu’une loi a une portée excessive, il s’ensuit qu’elle est arbitraire ou disproportionnée dans certaines de ses applications.

 

[41] Dans l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, le juge Gonthier a examiné la question de l’imprécision sous l’angle des exigences constitutionnelles. Il a souligné qu’une loi valide (à savoir, une loi qui n’est pas d’une imprécision inacceptable) devait fournir un fondement suffisant pour un débat judiciaire. À la p. 642, le juge Gonthier déclare ce qui suit :

 

Ce qui fait plus problème, ce ne sont pas tant des termes généraux conférant un large pouvoir discrétionnaire, que des termes qui ne donnent pas, quant au mode d’exercice de ce pouvoir, d’indications permettant de le contrôler. Encore une fois, une loi d’une imprécision inacceptable ne fournit pas un fondement suffisant pour un débat judiciaire; elle ne donne pas suffisamment d’indication quant à la manière dont les décisions doivent être prises, tels les facteurs dont il faut tenir compte ou les éléments déterminants. En donnant un pouvoir discrétionnaire qui laisse toute latitude, elle prive le pouvoir judiciaire de moyens de contrôler l’exercice du pouvoir discrétionnaire. [je souligne]

 

[42] Le juge Gonthier précise que la portée excessive n’est tout au plus qu’un outil analytique et ne possède pas d’existence indépendante. Voici comment il l’exprime, à la p. 632 :

 

Ce que l’on a appelé la * portée excessive +, qu’elle découle de l’imprécision de la loi ou d’une autre cause, reste tout au plus un outil analytique servant à établir une atteinte à un droit garanti par la Charte. La portée excessive n’a pas d’existence indépendante. Les renvois à une * théorie de la portée excessive + sont superflus.

 

[43] Le juge Gonthier a traité du contenu de la théorie de l’imprécision, expliquant que, dans son contexte constitutionnel, la théorie de l’imprécision procédait de deux principes : la nécessité de donner un avertissement raisonnable quant au caractère acceptable ou interdit d’une conduite, et la nécessité de limiter le pouvoir discrétionnaire en matière d’application de la loi. À la p. 635, il aborde la question de l’* avertissement raisonnable + en précisant ce qui suit :

 

Il se peut qu’il n’y ait pas d’avertissement raisonnable si la loi est couchée dans des termes assez généraux, de sorte qu’elle ne permet pas aux citoyens de prendre facilement connaissance de son fond, lorsqu’elle ne peut être rattachée à aucun élément du substrat de valeurs partagées par la société.

 

[Y]

 

 

Ainsi, mis à part la question de l’avis formel, lequel est souvent présumé dans notre système actuel, l’avertissement raisonnable donné aux citoyens porte aussi sur le fond, c’est-à-dire la conscience qu’une certaine conduite est assujettie à des restrictions légales.

 

[44] Comme la disposition visée du Code criminel n’interdit pas une forme précise de conduite, le principe de l’avertissement raisonnable joue un rôle de moindre importance. Le critère législatif régissant le refus de la mise en liberté sous caution ne saurait toutefois être vague ni imprécis. Suivant l’arrêt Morales, si la disposition est imprécise, elle viole la norme constitutionnelle de la * juste cause + énoncée au par. 11e) de la Charte. La loi doit munir les tribunaux d’une norme pratique; il n’est pas nécessaire que les normes fournies les placent en situation de certitude. En somme, il n’est pas nécessaire que la loi soit si précise que ses conséquences juridiques puissent être prévues d’avance avec une certitude absolue. (Voir l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, supra aux p. 639.)

 

[45] De plus, la loi visée doit fournir un guide raisonnablement structuré aux fins de l’exercice de leur rôle par les tribunaux et aux fins des débats judiciaires. Dans l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, supra, à la p. 643, le juge Gonthier résume ces principes de la façon suivante :

 

La théorie de l’imprécision peut donc se résumer par la proposition suivante : une loi sera jugée d’une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. Cet énoncé de la théorie est le plus conforme aux préceptes de la primauté du droit dans l’État moderne et il reflète l’économie actuelle du système de l’administration de la justice, qui réside dans le débat contradictoire.

 

(iv) Détention nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice

 

[46] Je reconnais que l’expression * confiance du public envers l’administration de la justice + est susceptible de diverses interprétations, mais ce seul fait ne commande pas, à lui seul, la conclusion que l’al. 515(10)c) est nul pour cause d’imprécision. En effet, la Cour suprême du Canada a conclu que * le fait qu’un terme législatif particulier soit susceptible de diverses interprétations par les tribunaux n’est pas fatal +. Voir le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, (ci-après, le * Renvoi sur la prostitution +) à la p. 1157.

 

 

[47] À mon avis, l’expression * confiance du public envers l’administration de la justice + a reçu un sens pratique des tribunaux. Ceux-ci ont interprété l’expression * administration de la justice + en fonction de divers contextes. Dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), supra, par exemple, la Cour suprême du Canada a rejeté des prétentions à l’inconstitutionnalité du par. 486(1) du Code. Le juge LaForest y a conclu que la disposition où se retrouvait l’expression* administration de la justice + n’était pas d’une portée excessive puisqu’elle présentait une norme pratique aux tribunaux. Dans l’analyse qui l’a mené à cette conclusion, le juge LaForest a examiné le sens à donner à l’expression * bonne administration de la justice +. Voici ce qu’il dit à la p. 511 :

 

L’expression l’* administration de la justice + figure dans un grand nombre de lois canadiennes, y compris la Charte. En conséquence, la notion de * bonne administration de la justice +, qui a nécessairement fait l’objet d’interprétations par les tribunaux, constitue une norme pratique pour le pouvoir judiciaire.

 

[48] Dans R. c. Farinacci (1993), 86 C.C.C. (3d) 32, 18 C.R.R. (2d) 298 (C.A. Ont), la juge Arbour, de la Cour d’appel, a analysé l’* intérêt public + en tant que norme justifiant le refus d’une mise en liberté sous caution avant résolution de l’appel. L’étude de la juge A