Hamilton (Ville de) c. Svedas Koyanagi Architects Inc., 2010 ONCA 887

  • Dossier : C52050
  • Date : 2024

DATE : 20101222

COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

Les juges d’appel Laskin, Armstrong and Juriansz

ENTRE

La corporation de la Ville de Hamiltonz

Demanderesse (Appelante)

Et

 Svedas Koyanagi Architects Inc.  et  Bradscot Construction Limited

 Défenderesses (Intimées)

 Et

 Peto McCallum Ltd., Philips Engineering Ltd.  et  Group EightEngineering Ltd.

Tierces parties mises en cause (Intimées)

Paul R. Sweeny et Shane Van Engen  pour l’appelante

Charles Simco et Megan Marrie pour l’intimée Svedas Koyanagi Architects Inc.

Sharon C. Vogel et Daniel A. Boan pour l’intimée Bradscot Construction Limited

David Waterhouse pour l’intimée Group Eight Engineering Ltd.

Appel entendu le 27 octobre 2010.

Appel d’une ordonnance datée du 30 mars 2010 du juge R. A. Lococo, de la Cour supérieure de justice.

Version française du jugement rendu par le juge d’appel Laskin :

A. Aperçu

[1] La présente cause s’inscrit dans une série d’appels où la cour a à décider s’il convient d’infirmer une ordonnance du greffier rejetant l’action de la demanderesse pour cause de retard.

[2] La Ville de Hamilton poursuivait en justice les défenderesses Svedas Koyanagi Architects et Bradscot Construction pour cause de vices de conception et de construction d’un stade appelé Chedoke Twin Pad Arena.  Svedas était l’architecte et Bradscot l’entrepreneur général du projet.

[3] La construction du stade était en grande partie terminée en mars 1994.  La Ville prétend que des vices majeurs ont commencé à apparaître peu après l’inauguration du stade, à savoir des fissures dans la chape soutenant la glace.  Malgré cela, la Ville n’a intenté de poursuites qu’au printemps 2000, soit à la limite, ou presque, du délai de prescription.  À partir de l’introduction de l’instante, la Ville n’a pratiquement rien fait pour faire avancer le dossier d’instance, outre des demandes d’exposés de la défense (effectivement communiquées aux défenderesses) et une motion rejetée visant à joindre Honeywell comme défenderesse.

[4] Au bout du compte, le greffier a émis un avis sur l’état de l’instance.  La Ville a fait inscrire au rôle une audience sur l’état de l’instance, fixée dans le courant du mois de février 2009.  Toutefois, son avocat commis au dossier a oublié de se présenter à l’audience.  Le 9 juillet 2009, le greffier a rendu une ordonnance rejetant l’action de la Ville pour cause de retard.  Le 30 mars 2010, le juge Lococo a rejeté une motion de la Ville visant à infirmer l’ordonnance du greffier.  À l’appui du rejet de la motion, le juge indique principalement que les retards cumulatifs étaient, à son avis, mal expliqués en plus d’être préjudiciables aux défenderesses.

[5] La Ville en appelle maintenant de l’ordonnance du juge.  Le point principal porté en appel consiste à déterminer si le juge saisi de la motion a exercé sa discrétion judiciaire de façon déraisonnable en refusant d’infirmer l’ordonnance de rejet.  La Ville soutient que la décision du juge saisi de la motion est déraisonnable pour deux raisons : primo, le juge a commis une erreur en déclarant que la Ville avait mal expliqué les causes du retard et, secundo, le juge a commis une erreur en déclarant que le retard avait causé un préjudice aux défenderesses.

[6] Le second point en litige porté en appel consiste à savoir si le juge saisi de la motion a commis une erreur en accordant les dépens de la motion à la compagnie Group Eight Engineering mise en cause par Svedas.  La Ville soutient que la compagnie Group Eight n’avait pas droit d’audience relativement à la motion et, par conséquent, aucun droit à l’octroi de dépens du fait de son propre choix de ne pas agir en qualité de défenderesse dans l’action principale.

[7] En ce qui concerne le point principal, je ne souscris pas entièrement à l’analyse faite par le juge saisi de la motion.  Toutefois, sa conclusion portant que la Ville n’avait pas établi ses raisons de faire rejeter l’ordonnance du greffier est raisonnable.  Quant au second point en litige, l’octroi de dépens à la compagnie Group Eight relativement à la motion constitue de la part du juge saisi de la motion un exercice raisonnable de son pouvoir discrétionnaire.  À ces causes, l’appel de la Ville est rejeté.

B. Bref historique de l’instance

[8] Le temps écoulé entre la découverte initiale des vices de construction (fin 1994) et l’ordonnance de rejet du greffier (juillet 2009) est d’environ 15 ans.  Cette période se découpe en trois segments :

  • De la fin 1994 (apparition des vices) à mars 2000 (introduction de l’instance par la Ville)
  • De mars 2000 à novembre 2005 (demande par la Ville d’exposés de défense)
  • De novembre 2005 à juillet 2009 (ordonnance de rejet)

(i) De la fin 1994 à mars 2000

[9] Le mémoire de la ville indique que [TRADUCTION] « nous avons constaté, après l’inauguration du stade, l’apparition de vices de construction graves, y compris des fissures dans la chape de support de la glace ainsi que des problèmes d’infiltration d’eau ».  Le juge saisi de la motion a, pour sa part, conclu que les vices de construction ont fait leur apparition vers la fin 1994.  Malgré cela, la Ville n’a rien fait au cours des années suivantes.  En janvier 1999, elle a obtenu trois rapports d’expertise appuyant sa déclaration selon laquelle « la cause probable des vices était l’application d’une conception inappropriée, de l’utilisation de matériaux défectueux et d’inspections fautives par les défenderesses ».  La ville a fait parvenir les rapports à la compagnie Svedas mais non à Bradscot.  En mars 2000, la Ville a déposé un avis d’introduction d’instance et, en avril 2000, elle a remis sa déclaration.

(ii) De mars 2000 à novembre 2005

[10] Au cours de la période critique de cinq ans, la Ville n’a pris aucune mesure pour faire avancer sa cause.

[11] Les défenderesses, quant à elles, ne sont pas restées muettes au cours de la même période.  Svedas a demandé à la Ville de patienter un peu, le temps de bien examiner la déclaration et de préparer sa défense.  La compagnie Bradscot a demandé à inspecter certains documents et a présenté également une demande de précisions.  La Ville n’a pas réagi.  Ensuite, au cours de la période de mars 2000 à mai 2001, l’avocat de Bradscot a envoyé cinq lettres au sujet de l’instance.  L’avocat à demeure de la Ville n’a répondu à aucune d’elles.  La dernière lettre envoyée par Bradscot le 16 mai 2001, indique non sans raison : « il semblerait que la Ville ait délaissé sa déclaration ».

[12] Finalement, vers la fin novembre 2005, la Ville a remis à Bradscot les trois rapports d’expertise qu’elle avait en sa possession depuis le début 1999.  Par la même occasion, la Ville a demandé à Bradscot et Svedas de déposer leurs défenses respectives.  Les demanderesses ont chacune fait droit à la demande : Bradscot en décembre 2005 et Svedas en avril 2006.

(iii) De novembre 2005 à juillet 2009

[13] Au mois de mars 2006, la Ville a engagé un avocat à l’externe pour s’occuper du dossier.  Le cabinet d’avocats en question était commis au dossier jusqu’après l’ordonnance rendue par le juge saisi de la motion.  La Ville a ensuite engagé les services d’un autre avocat afin de la représenter en appel de l’ordonnance.

[14] En avril 2006, la Ville a démoli et enlevé la chape de ciment soutenant la glace du stade.  Elle a ensuite engagé un ingénieur-conseil dans le but de déterminer l’origine des fissures.  L’ingénieur-conseil a présenté son rapport en décembre 2006.  Dans son rapport, il en vient à la conclusion que le système de régulation de la température fabriqué et installé par la compagnie Honeywell était défectueux.  Selon l’ingénieur-conseil, donc, le mauvais fonctionnement du système de régulation de la température était à l’origine des fissures.

[15] Par conséquent, la Ville a cherché à joindre Honeywell comme défenderesse dans l’instance.  Notons, toutefois, qu’elle a attendu jusqu’au mois de juin 2008 pour introduire une motion en ce sens.  La motion a été entendue en mars 2009 et rejetée au motif que la Ville n’avait pas réussi à expliquer son retard à prendre cette mesure et que la compagnie Honeywell s’en trouvait lésée.

[16] D’autre part, vers la fin décembre 2007, deux ans s’étaient écoulés depuis le dépôt par Bradscot de sa défense.  Comme la Ville n’avait pas encore, dans l’intervalle, fait inscrire la cause pour instruction, le greffier a signifié un avis d’état de l’instance conformément à la règle 48 des Règles de procédure civile.

[17] La Ville a fait fixer une date d’audience sur l’état de l’instance au 12 février 2008.  Seule la Ville s’est présentée à l’audience le 12 février 2008.  Elle a fait reporter l’audience au 19 août 2008.  Ce jour-là, du fait que sa motion visant à joindre Honeywell comme défenderesse était toujours en instance, la Ville a de nouveau fait reporter l’audience, mais cette fois-ci au 10 février 2009.  Elle n’a, cependant, informé ni Bradscot ni Svedas de la nouvelle date.  Le 10 février 2009, aucune partie ne s’est présentée à l’audience sur l’état de l’instance.  Le juge saisi de l’appel a opiné – et sa décision n’est pas contestée en appel – que l’omission de l’avocat de la Ville de se présenter à l’audience était involontaire.  Le 9 juillet 2009, le greffier a rendu une ordonnance de rejet de l’instance lancée par la Ville pour cause de retard.

C. Motifs de la décision du juge saisi de la motion

[18] En décidant, dans les limites de son ressort, de ne pas rejeter l’ordonnance du greffier, le juge saisi de la motion a énoncé un certain nombre de constats de premier ordre, que je résumerais comme suit :

  • La Ville n’avait pas à justifier son retard à introduire l’instance tant que le délai n’était pas échu.  Par contre, l’effet des retards cumulatifs, notamment le premier retard, est pertinent car il a une incidence sur la question du préjudice.
  • La Ville n’a pas suffisamment expliqué sa lenteur à faire progresser l’instance du printemps 2000 au mois de novembre 2005.
  • La Ville n’a pas suffisamment expliqué son manque de tentatives de cerner les causes probables des dégâts subis par la chape de ciment soutenant la glace, avant d’engager les services d’un expert au début 2006.
  • Le temps excessif que la Ville a mis à joindre Honeywell comme défenderesse par voie de motion n’est pas en soi un motif suffisant pour conclure qu’il y a eu [traduction] « un retard injustifié à obtenir une résolution du litige ».  Par contre, si l’on tient compte aussi des retards antérieurs, [traduction] « leur effet cumulatif (…) constitue un retard mal expliqué ».
  • On peut donc présumer que les défenderesses ont subi un préjudice du fait que [traduction] « leur mémoire des événements faiblira avec le temps et des éléments de preuve utiles risquent d’être perdus ».
  • La lenteur de la Ville à agir a effectivement occasionné un préjudice considérable aux défenderesses, et ceci de deux façons.  D’une part, bon nombre de leurs témoins ne sont plus disponibles ou n’ont qu’un vague souvenir du projet de construction de l’aréna.  D’autre part, le défaut de la Ville de joindre Honeywell comme défenderesse a également causé du tort aux autres défenderesses.
  • Le défaut de comparution de la Ville à l’audience sur l’état de la cause en février 2009 était involontaire.
  • [TRADUCTION]  « Au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, y compris l’absence d’une explication suffisante de la part de la Ville quant aux retards répétitifs à agir dans l’instance, et vu le préjudice important causé aux défenderesses par la même occasion, la Ville n’a pas réussi à faire valoir ses arguments visant à faire infirmer l’ordonnance de rejet de l’instance rendue par le greffier ».

D. Analyse

(1) Le juge saisi de la motion a-t-il exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable en refusant d’infirmer l’ordonnance du greffier ?

[19] Les juges peuvent, à leur discrétion, confirmer ou infirmer l’ordonnance rendue par un greffier portant rejet d’une action pour cause de retard.  Les principes généraux, de même que les facteurs particuliers d’application de ce pouvoir discrétionnaire, sont bien établis.  Voir, à cet effet, les arrêts Scaini v. Prochnicki (2007), 85 O.R. (3d) 179 (C.A.); Marché d’Alimentation Denis Thériault Ltée v. Giant Tiger Stores Ltd. (2007), 87 O.R. (3d) 660 (C.A.); Finlay v. Van Paassen (2010), 266 O.A.C. 239 (C.A.).

[20] Il convient de tenir compte de deux principes à la base de notre système de justice civile et exprimés dans les Règles de procédure civile.  Selon le premier, énoncé à la règle 1.04(1), chaque instance est résolue sur le fond.  Comme l’a indiqué le juge saisi de la motion au paragraphe 31 de ses motifs de jugement : [TRADUCTION] « la cour penche en faveur de la résolution des instances sur le fond au lieu d’éteindre des droits pour des raisons de procédure ».

[21] L’autre principe ressortant des différents délais fixés par nos règles et souligné par le juge saisi de la motion, relativement à l’avis d’audience sur l’état de l’instance et à l’audience même, veut que la résolution d’instances civiles s’effectue dans des délais raisonnables.  Dans l’arrêt Marché, visé au paragraphe 25, mon collègue, le juge d’appel Sharpe, a insisté sur le fait que la résolution expéditive des litiges relève de l’intérêt public.  Or, cet intérêt vaut autant pour les parties à un litige que pour le public en général, car il y va de confiance envers l’administration de notre système de justice civile.

[22] Dans le cas de motions visant à infirmer une ordonnance de rejet d’une instance pour cause de retard, ces deux principes sont inévitablement en opposition.  Par respect envers chacun d’eux, les juges de motions tiennent compte des facteurs suivants en les appréciant comme il se doit.  D’ordinaire, on compte entre autres les facteurs suivants :

  • la durée du retard;
  • le bien-fondé de la justification fournie par la demanderesse;
  • la question de savoir si le retard était préjudiciable aux défenderesses;
  • la question de savoir si l’ordonnance de rejet découlait de l’inadvertance d’un  avocat;
  • la question de savoir si, après avoir pris connaissance de l’ordonnance de rejet, la demanderesse a cherché à la faire infirmer raisonnablement vite.

[23] Il s’agit là d’une liste incomplète.  De plus, il faut distinguer les facteurs pertinents des autres et accorder à chaque facteur pertinent sa valeur respective, tout en traitant chacun d’eux comme un cas d’espèce.  L’objectif primordial de la cour est d’en arriver à un résultat équitable, en l’occurrence un résultat qui fait la part des choses entre les intérêts des différentes parties, tout en tenant compte de l’intérêt du public envers la résolution expéditive des contentieux.

[24] Le juge saisi de la motion a appliqué le mode d’analyse décrit ci-dessus.  Néanmoins, la Ville affirme que le juge a commis deux erreurs importantes, tout d’abord qu’elle n’aurait pas suffisamment justifié son retard.  Deuxièmement, le juge se serait trompé en déclarant que le retard a causé un préjudice aux défenderesses.  Bien que je ne souscrive pas entièrement à l’analyse du juge saisi de la motion, ses conclusions quant au manque de justification pour le retard et le préjudice subi par les défenderesses sont fondées, au vu du dossier de l’instance.  Il en découle que, dans l’ensemble, sa décision de ne pas infirmer l’ordonnance du greffier est raisonnable et ne devrait pas être modifiée en appel.

[25] J’admets que trois facteurs sont favorables à la cause de la demanderesse visant à infirmer l’ordonnance du greffier.  Premièrement, si l’ordonnance est validée, cela revient à priver la Ville d’une décision sur le fond de sa demande.  Deuxièmement, les tribunaux hésitent à empêcher les justiciables de faire entendre leur cause en raison d’un simple oubli de la part de leur avocat.  Or, en l’espèce, l’ordonnance de rejet découle du défaut involontaire de l’avocat de la Ville à se présenter à l’audience sur l’état de la cause, audience pourtant inscrite d’avance au rôle.  Les tribunaux tendent à protéger les justiciables contre des oublis de ce genre.  Troisièmement, la Ville n’a pas tardé à demander le rejet de l’ordonnance après en avoir pris connaissance.

[26] Toutefois, trois autres facteurs l’emportent sur les facteurs susmentionnés et déterminent l’issue de l’appel actuel : le retard est démesurément excessif; une partie critique du retard est soit inexpliquée ou volontaire; les retards cumulatifs ont réellement  lésé les défenderesses.

(i) Le retard est démesurément excessif

[27] Peu importe la norme appliquée, le retard est, en l’espèce, démesurément excessif.  Quinze ans après la réclamation faite par la Ville au sujet des dégâts occasionnés à la chape soutenant la glace, son action en justice n’a toujours pas franchi l’étape des actes de procédure.  Bien entendu, les défenderesses tout comme la demanderesse ont l’obligation de faire progresser l’instance.  Voir à cet effet l’arrêt Clairmonte v. Canadian Imperial Bank of Commerce (1970), 12 D.L.R. (3d) 425, p. 442 (Ont. C.A.).  Il n’en demeure pas moins, à cet égard, que la responsabilité principale revient à la demanderesse.  Voir à cet effet l’arrêt Wellwood v. Ontario (Provincial Police) (2010), 262 O.A.C. 349 (C.A.).  En outre, nous ne sommes pas en présence ici de défenderesses qui se contentaient t’attendre, sans mot dire, que la Ville se mette dans le tort.  À titre d’exemple, après avoir signifié l’avis d’examen des documents et la demande de précisions, Bradscot a fait parvenir à la Ville cinq lettres pour se renseigner sur l’état de la cause.  Sans raison valable, la Ville n’a répondu à aucune de ces lettres.

[28] Il appert, au vu du dossier de l’instance, que la Ville est entièrement responsable du retard.  Par ailleurs, après avoir lancé l’action en justice à la dernière heure, il incombait à la Ville de faire progresser l’instance en toute diligence.  Et pourtant, selon les apparences, elle n’a rien fait au cours de la période critique de cinq ans et demi, soit du mois de mars 2000 jusqu’au mois de novembre 2005.  Son inaction au cours de la période ne peut se passer d’explications.  Cela nous mène au deuxième facteur appuyant la décision du juge saisi de la motion.

(ii) L’inaction de la Ville était soit injustifiée ou volontaire

[29] Le juge saisi de la motion a conclu que la Ville n’avait pas fourni d’explications suffisantes pour justifier son défaut de faire progresser sa cause de mars 2000 à novembre 2005.  La Ville fait valoir que cette conclusion est erronée pour deux raisons : tout d’abord, le juge saisi de la motion s’est trompé en exigeant de la Ville qu’elle justifie son défaut de faire enquête, au cours de la période, sur les causes probables des dégâts causés à la chape de ciment soutenant la glace.  Deuxièmement, le juge saisi de la motion s’est trompé en refusant de faire droit à l’argument de la Ville voulant qu’il y avait une entente entre toutes les parties consistant à attendre, avant de passer à l’enquête préalable, l’enlèvement et la destruction de la chape de ciment.

[30] Je conviens avec la ville que, dans le cadre de la motion, il ne lui incombait pas de justifier son retard à faire enquête sur les dégâts causés à la chape de ciment soutenant la glace.  Néanmoins, il incombait effectivement à la Ville de justifier son retard à agir au cours de la période, ce qu’elle n’a pas fait.  Le juge saisi de la motion a, à bon droit, rejeté l’existence de l’ « entente » invoquée par la Ville.  Au paragraphe 20 des motifs de sa décision, le juge note l’absence de preuve directe quant à l’existence d’une entente.  Voici ce qu’il a écrit à ce sujet, et je souscris à ses propos :

[TRADUCTION]  La seule preuve directe de l’entente en question présentée à la cour est un affidavit « fait sur la foi de renseignements tenus pour véridiques » signé par un avocat exerçant au sein du cabinet d’avocats qui représente la Ville à l’heure actuelle mais ne la représentait pas au moment considéré.  Aucune preuve écrite démontrant l’existence de l’entente n’a été présentée.  De plus, aucune des autres parties présumées à l’entente en question n’a souvenance de celle-ci.  Vu les circonstances et en l’absence de preuve par affidavit provenant d’une personne au service de la Ville et ayant connaissance directe de l’entente en question (qui, le cas échéant, aurait été contre-interrogée sur ce point), la Ville n’a pas réussi à se libérer de son obligation d’expliquer suffisamment son inaction au cours de la période.

[31] D’autre part, aucun des conseillers juridiques internes de la Ville commis au dossier au cours de la période n’a déposé d’affidavit relativement à la motion.  Or, lorsqu’une instance marque un retard manifestement démesuré, cela constitue un sérieux défaut d’agir.  Pareille omission signifie que le retard de la Ville ne s’explique tout simplement pas ou porte à croire que la Ville n’est pas en mesure de justifier ce retard comme il se doit.

[32] Durant sa plaidoirie devant le juge saisi de la motion, la Ville a fait valoir une position tout autre : elle avait décidé, dit-elle, de laisser en place la chape de ciment soutenant la glace jusqu’à la limite de son endurance, pour ensuite d’introduire une action en justice après l’enlèvement et la destruction de la chape.  Autrement dit, son retard à agir au cours de la période, quoiqu’inexplicable, était volontaire pour des raisons sans doute financières.  La raison mise de l’avant pour justifier son retard intentionnel à prolonger davantage une instance, au demeurant déjà retardée depuis trop longtemps, est loin de constituer une explication valable.  Si sa décision de retarder son action en justice au cours de la période était effectivement volontaire, la Ville doit à présent en assumer les conséquences.  En résumé, je soutiens la décision du juge saisi de la motion, selon laquelle la Ville n’a pas réussi à justifier son retard de cinq ans et demi dans l’instance.

(iii) Préjudice réel

[33] Dans le cas de motions visant à infirmer une ordonnance de rejet d’une instance pour cause de retard, la question de savoir si le retard a lésé le défendeur ou la défenderesse représente toujours un point, voire le point principal, à régler.  Svedas et Bradscot ont déposé des affidavits portant que le retard excessif leur avait occasionné un préjudice, du fait que bon nombre de leurs témoins principaux n’étaient plus disponibles ou ne se souvenaient plus clairement du projet.  Le juge saisi de la motion s’est appuyé sur cet élément de preuve pour déclarer, au paragraphe 28 des motifs de sa décision, que la Ville avait causé un préjudice aux défenderesses :

[TRADUCTION] Les défenderesses Svedas et Bradscot ont chacune signalé deux cas où des témoins importants soit ne sont plus disponibles ou dont les témoignages manqueraient de précision en raison du retard excessif occasionné par la Ville.  Dans le cas de Svedas, le témoin principal ayant participé au projet, M. Koyanagi, est à l’heure actuelle, âgé de 80 ans et semi-retraité. Ses souvenirs du projet réalisé il y a 16 ans sont maintenant flous.  Le technicien supérieur à l’emploi de Svedas, en charge de l’avancement quotidien du projet est en mauvaise santé et non disponible pour témoigner à l’audience.  D’autres membres du personnel technique affectés au projet ont quitté le bureau d’architectes il y longtemps et Svedas ne peut plus les localiser.  Bradscot a également témoigné que des membres clés du personnel affectés au projet ne sont plus à l’emploi de la compagnie et ne peuvent pas non plus être localisés.  La défenderesse a ajouté que même si elle parvenait à les localiser, leur mémoire du projet manquerait de précision ou alors ils ne seraient plus en mesure de témoigner pour des raisons de santé.

[34] Le juge saisi de la motion a par ailleurs conclu que [TRADUCTION] « Le défaut de la Ville de joindre Honeywell comme défenderesse à temps » était préjudiciable à  Svedas et Bradscot.

[35] La Ville soutient que ces deux conclusions du juge saisi de la motion sont erronées.  D’après elle, aucun préjudice n’est attribuable à l’absence ou au manque de précision des souvenirs de témoins parce la présente cause en est une où [TRADUCTION] « les faits seront avérés par la preuve documentaire », et que presque tous les documents pertinents sont encore disponibles.  La Ville soutient par ailleurs que son défaut de joindre Honeywell à l’instance ne saurait être considéré préjudiciable, étant donné la possibilité pour les défenderesses de mener leur propre enquête en vue de décider s’il y avait lieu de joindre Honeywell comme défenderesse.

[36] Tout d’abord, j’accueille le deuxième argument présenté par la Ville.  La Ville était libre de poursuivre en justice la partie qu’elle voulait.  Son défaut de joindre Honeywell comme défenderesse en temps opportun équivalait en somme à ne pas vouloir poursuivre Honeywell en justice.  Et si la cause avait atteint l’étape du procès et qu’on s’était aperçu alors que la Ville n’avait pas poursuivi la ou les défenderesses effectivement responsables, elle aurait été déboutée de son action en justice.  De fait, rien n’empêchait Svedas ou Bradscot de chercher à mettre Honeywell en cause dans  l’instance.

[37] Reste à examiner la conclusion du juge saisi de la motion quant au préjudice occasionné par la non-disponibilité de témoins importants ou alors par l’imprécision de leurs souvenirs.  J’accepte l’argument de la Ville selon lequel certaines instances dépendent en majeure partie, voire entièrement, sur des documents ou le témoignage d’experts.  En pareils cas, le témoignage de témoins clés est sans importance.  La Ville prétend qu’il en va ainsi en l’espèce.  Malheureusement pour elle, la Ville n’a présenté aucune preuve dans le sens de cet argument.  Qui plus est, elle n’a pas contre-interrogé Svedas sur la preuve par affidavit présentée par cette dernière.  Bien que la ville ait  contre-interrogé Bradscot sur sa preuve par affidavit, elle n’a pas réussi à mettre en doute le fait que nombre de témoins importants de Bradscot ne sont plus disponibles ou n’ont plus de souvenirs précis du projet.  Par conséquent, la remise en question par la Ville de la validité de la conclusion du juge saisi de la motion au sujet du préjudice subi par la non-disponibilité des témoins ou l’imprécision de leur mémoire est sans conséquence.

(iv) Prépondérance générale des probabilités

[38] Le retard démesurément excessif et mal expliqué qui a lésé les défenderesses, justifie le refus du juge saisi de la motion d’infirmer l’ordonnance du greffier rejetant l’action en justice de la Ville pour cause de retard.  Je n’accueillerais donc pas le moyen d’appel principal de la Ville.

(2) Le juge saisi de la motion a-t-il commis une erreur en décidant, dans l’exercice de sa discrétion, d’accorder les dépens à la compagnie Group Eight ?

[39] Group Eight était la compagnie engagée par Svedas à titre de « consultants en sous-traitance » relativement aux travaux de mécanique et d’électricité.  Au moment de déposer sa défense, Svedas a mis en cause, chose normale, la compagnie Group Eight et ses autres consultants en sous-traitance.  Group Eight avait le droit de se défendre dans l’action principale mais elle a choisi de ne pas le faire.  Malgré tout, son nom figurait sur la liste des parties en cause dans la motion introduite par la Ville et elle a réussi, aux côtés de Svedas et Bradscot, à faire rejeter la motion.

[40] Group Eight a alors demandé ses dépens relativement à la motion.  La Ville s’y est opposée, arguant qu’elle n’avait pas poursuivi Group Eight et que Group Eight n’avait pas présenté de défense dans l’action principale.  À ces motifs, dit-elle, la Ville n’avait pas à prendre sur elle les dépens de Group Eight.  Le juge saisi de la motion était en désaccord sur ce point.  Il a conclu que [traduction] « Group Eight avait un intérêt direct dans l’issue de la motion puisque l’annulation de l’ordonnance de rejet du greffier aurait pour effet de relancer les procédures de mise en cause introduites par Svedas, y compris celle introduite à l’endroit de Group Eight ».  En appel, la Ville s’en tient à l’argumentation utilisée devant le juge saisi de la motion, c’est-à-dire que Group Eight ne devrait pas avoir droit d’audience dans cette affaire, et encore moins le droit de demander les dépens.

[41] Il n’y a pas lieu de trancher ici la question de savoir si, dans toute motion analogue, les demandeurs s’exposent au risque de devoir payer les dépens d’un tiers mis en cause, notamment si ce dernier n’a pas présenté de défense dans l’action principale.  La décision du juge saisi de la motion d’accorder, dans l’exercice de sa discrétion, les dépens de Group Eight est justifiable non seulement en raison du fait que Group Eight avait un intérêt dans l’issue de la motion, mais aussi parce qu’il était raisonnablement prévisible que Svedas entame des procédures de mise en cause à l’endroit de ses consultants en sous-traitance.  En conséquence, j’estime ce motif d’appel sans valeur.

E. Dispositif

[42] Vu l’insuffisance de l’explication de la Ville au sujet de son retard démesuré dans l’instance et vu le préjudice subi par les défenderesses en raison de ce retard, je m’abstiendrais d’infirmer le refus du juge saisi de la motion d’annuler l’ordonnance du greffier.  De même, je ne modifierais pas l’ordonnance du juge saisi de la motion accordant les dépens à Group Eight.

[43] À ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel porté par la Ville.  Je suis d’avis d’accorder les dépens de l’appel à Svedas, d’une part, et à Bradscot, de l’autre, au montant de 7 000 $, ainsi que le montant de 1 500 $ à Group Eight, débours et taxes applicables comprises.

 

JUGEMENT RENDU le  22 décembre 2010 Le juge d’appel John Laskin

« JL »

 

[traduction] « Je souscris aux motifs du juge Laskin ».  Le juge Robert P. Armstrong, juge d’appel

[traduction] « Je souscris aux motifs du juge Laskin ».  Le juge R.G. Juriansz, juge d’appel