Penner c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Niagara et autres.

  • Dossier :
  • Date : 2024

[Répertorié : Penner c. Niagara (Commission des services policiers)]

Cour d’appel de l’Ontario, les juges d’appel Laskin, Moldaver et R.P. Armstrong

Le 27 septembre 2010

Jugements et ordonnances — chose jugée — préclusion découlant d’une question déjà tranchée — le demandeur a déposé une plainte en vertu de la Loi sur les services policiers à l’encontre de deux agents de police, alléguant que son arrestation avait été illégale et que les agents avaient fait usage d’une force excessive au cours de son arrestation et après celle-ci — l’agent d’audition a conclu que le demandeur avait été arrêté de manière légale et qu’aucune force excessive n’avait été employée — le demandeur a intenté une action civile en dommages-intérêts à l’encontre des agents pour arrestation illégale, emploi d’une force excessive, détention arbitraire et poursuites abusives — la préclusion découlant d’une question déjà tranchée fait obstacle à ces demandes — l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’est ni inéquitable ni injuste.

Le demandeur a été arrêté pour avoir causé du désordre au cours d’un procès. Il a déposé une plainte à l’encontre des agents ayant procédé à son arrestation en vertu de la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, chap. P.15, alléguant que son arrestation était illégale et que les agents avaient fait usage d’une force excessive au cours de son arrestation et après celle-ci. Un agent d’audition a rejeté la plainte, en concluant que le demandeur avait été arrêté de manière légale et qu’aucune force excessive n’avait été employée. Le demandeur a porté cette décision en appel et la Commission civile des services policiers de l’Ontario a infirmé en grande partie la décision de l’agent d’audition. Cependant, la Cour divisionnaire a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par les deux agents et a rétabli la décision de l’agent d’audition. Le demandeur a intenté une action à l’encontre des deux agents et de la Commission des services policiers. Il prétend notamment qu’il a été arrêté illégalement, qu’une force excessive a été employée à son égard et qu’il a été détenu arbitrairement et poursuivi de manière abusive. Les défendeurs ont présenté avec succès une motion aux termes de la règle 21.01(1) des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, afin que ces allégations soient radiées de la déclaration sur le fondement de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Le demandeur s’est pourvu en appel.

Arrêt : l’appel est rejeté.

La décision de l’agent d’audition était une décision définitive, et le demandeur n’a pas sollicité le réexamen de la décision de la Cour divisionnaire qui l’a confirmée. La décision de l’agent d’audition était également une décision judiciaire pour les fins de la préclusion. Les parties à l’instance disciplinaire étaient les mêmes que les parties à l’action civile. Aux termes du paragraphe 69(3) de la Loi sur les services policiers, lorsque, comme en l’espèce, la plainte a été déposée par un membre du public, le plaignant est partie à l’audience disciplinaire. Même à supposer que le paragraphe 69(3) ne soit pas en lui-même suffisant pour satisfaire à la condition d’identité des parties pour les fins de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la participation active du demandeur à l’instance disciplinaire démontre que celle-ci est remplie. Les questions de l’arrestation illégale et de l’emploi d’une force excessive ont été tranchées au cours de l’instance disciplinaire. Les défendeurs ont satisfait aux trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, en ce qui a trait aux questions de l’arrestation illégale et de l’emploi d’une force excessive. Bien que les demandes fondées sur la détention arbitraire et les poursuites abusives n’aient pas été soulevées dans le cadre de l’instance disciplinaire, elles étaient vouées à l’échec si l’on faisait application des conclusions de l’instance disciplinaire dans le cadre de l’action civile. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée faisait ainsi obstacle à ces demandes, à moins que le tribunal n’ait exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’est ni inéquitable ni injuste.

Porter v. York Regional Police, 2001 CarswellOnt 2030, écarté

Autres décisions citées

Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853, [1966] 2 All E.R. 536, [1966] 3 W.L.R. 125, [1967] R.P.C. 497 (H.L.); Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, [2001] A.C.S. n° 46, 2001 CSC 44, 201 D.L.R. (4th) 193, 272 N.R. 1, J.E. 2001-1439, 149 O.A.C. 1, 34 Admin. L.R. (3d) 163, 10 C.C.E.L. (3d) 1, [2001] CLLC ¶210-033, 7 C.P.C. (5th) 199, 106 A.C.W.S. (3d) 460; Minott v. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321, [1999] O.J. No. 5, 168 D.L.R. (4th) 270, 117 O.A.C. 1, 40 C.C.E.L. (2d) 1, 99 CLLC ¶210-013, 85 A.C.W.S. (3d) 351 (C.A.); Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, [1989] A.C.S. n° 86, 60 D.L.R. (4th) 609, 98 N.R. 321, J.E. 89-1206, 35 O.A.C. 161, 41 Admin. L.R. 1, 49 C.C.L.T. 217, 37 C.P.C. (2d) 1, 71 C.R. (3d) 358, 42 C.R.R. 1, 16 A.C.W.S. (3d) 318; Parker v. Niagara (Regional Municipality) Police Service, [2008] O.J. No. 122, 232 O.A.C. 317, 232 O.A.C. 317, 163 A.C.W.S. (3d) 841 (C. div.); R. c. Whitfield, [1970] R.C.S. 46, [1969] A.C.S. n° 66, 7 D.L.R. (3d) 97, [1970] 1 C.C.C. 129, 9 C.R.N.S. 59; Schweneke v. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97, [2000] O.J. No. 298, 130 O.A.C. 93, 48 C.C.E.L. (2d) 306, 41 C.P.C. (4th) 237, 94 A.C.W.S. (3d) 927 (C.A.); Trumbley c. Police de la com. urb. de Toronto, [1987] 2 R.C.S. 572, [1987] A.C.S. n° 70, 45 D.L.R. (4th) 309, 81 N.R. 207, 24 O.A.C. 367, 29 Admin. L.R. 94, 37 C.C.C. (3d) 115, 32 C.R.R. 250, 7 A.C.W.S. (3d) 75, 3 W.C.B. (2d) 129, conf. (1986), 55 O.R. (2d) 570, [1986] O.J. No. 650, 29 D.L.R. (4th) 557, 15 O.A.C. 279, 21 Admin. L.R. 232, 24 C.R.R. 333, 38 A.C.W.S. (2d) 397 (C.A.)

Lois citées

Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 175 [mod.]

Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, chap. P.15, p. 61(1), 69(3)

Loi sur les infractions provinciales, L.R.O. 1990, chap. P.33 [mod.]

Règles et règlements cités

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 21.01(1)

APPEL de l’ordonnance du juge Fedak de la Cour supérieure de justice datée du 27 octobre 2009 et radiant des demandes d’une déclaration.

James A. Scarfone, pour l’appelant.

Eugene G. Mazzuca, pour les intimés.

Le jugement de la Cour a été rendu par

Le juge d’appel Laskin : —

A. INTRODUCTION

[1] Le présent appel soulève la question vaste de savoir si les conclusions formulées dans le cadre d’une instance disciplinaire de la police empêchent d’entamer de nouvelles poursuites relativement aux mêmes questions dans le cadre d’une action civile.

[2] L’appelant, Wayne Penner, a été arrêté pour avoir causé du désordre au cours d’un procès devant la Cour de justice de l’Ontario. Il a déposé une plainte en vertu de la Loi sur les services policiers, dans laquelle il invoquait l’inconduite des deux agents qui avaient procédé à son arrestation, les intimés MM. Parker et Koscinski. Il prétendait que son arrestation avait été illégale et que les agents avaient fait usage d’une force excessive à son égard, tant au cours de son arrestation qu’après celle-ci.

[3] La plainte de M. Penner a donné lieu à des procédures disciplinaires à l’encontre des deux agents de police. Un agent d’audition a rejeté la plainte. L’agent a conclu que M. Penner avait été arrêté de manière légale et qu’aucune force excessive n’avait été employée à son encontre pendant son arrestation et après celle-ci.

[4] M. Penner a porté en appel la décision de l’agent d’audition devant la Commission civile des services policiers de l’Ontario, qui a infirmé en grande partie la décision de l’agent d’audition. Cependant, les agents Parker et Koscinski ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Cette demande a été accueillie. La Cour divisionnaire a infirmé la décision de la Commission et a rétabli la décision de l’agent d’audition.

[5] Le présent appel a été formé dans le cadre d’une action civile intentée par M. Penner peu après le dépôt de sa plainte en vertu de la Loi sur les services policiers. Dans cette action, M. Penner poursuit les agents qui ont pris part à son arrestation ainsi que la Commission des services policiers de la Municipalité régionale de Niagara. Il prétend notamment qu’il a été arrêté illégalement, qu’une force excessive a été employée à son égard et qu’il a été détenu arbitrairement et poursuivi de manière abusive.

[6] À la suite de la décision rendue par Cour divisionnaire dans le cadre de l’instance en vertu de la Loi sur les services policiers, les intimés ont présenté une motion aux termes de la règle 21.01(1) des Règles de procédure civile visant à ce que ces allégations soient radiées de la déclaration de M. Penner, sur le fondement de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Le juge Fedak a fait droit à la motion.

[7] M. Penner invoque trois moyens d’appel à l’encontre de la décision du juge ayant entendu la motion :

(i) Il fait valoir que le juge ayant entendu la motion a commis une erreur en concluant que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée faisait obstacle à sa demande, parce que les questions tranchées dans le cadre de l’instance disciplinaire ne sont pas les mêmes que celles qui doivent être examinées dans le cadre de l’action civile;(i)

(ii) Il fait également valoir que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne fait pas obstacle à l’action civile, dès lors qu’il n’était pas « partie » à l’instance disciplinaire;

(iii) Enfin, M. Penner prétend que le juge ayant entendu la motion a commis une erreur en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas faire application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

B. LES PROCÉDURES QUI ONT DONNÉ LIEU AU PRÉSENT APPEL

(1) L’arrestation de M. Penner[8] Le 28 janvier 2003, M. Penner a comparu à son procès devant un juge de paix de St. Catharines. La défenderesse était son épouse. Elle était accusée d’avoir conduit un véhicule à moteur non muni de deux plaques d’immatriculation, en vertu de la Loi sur les infractions provinciales. Les agents Parker et Koscinski étaient également présents dans la salle d’audience ce jour-là. L’agent Parker a témoigné au procès de Mme Penner, tandis que l’agent Koscinski était présent pour une affaire sans rapport avec celui-ci.

[9] Les deux agents prétendent que M. Penner a causé du désordre dans la salle d’audience au cours du procès de son épouse. Ils l’ont arrêté sur le fondement de l’article 175 du Code criminel et l’ont amené au poste de police afin de le mettre en détention.

(2) L’audience en vertu de la Loi sur les services policiers

[10] L’audience disciplinaire à l’encontre des deux agents de police s’est déroulée sous la conduite d’un surintendant de police à la retraite. L’audience a été tenue sur plusieurs jours.

[11] M. Penner, en tant que plaignant, avait qualité pour comparaître à l’audience. Il avait droit de faire appel aux services d’un avocat, mais il a choisi de ne pas le faire. Cependant, il a témoigné de vive voix, il a contre-interrogé les autres témoins et il a présenté des observations écrites sur des points de droit.

[12] Treize témoins au total ont témoigné à l’audience. De nombreuses pièces ont été produites, y compris un enregistrement vidéo de M. Penner réalisé au poste de police durant la période au cours de laquelle il prétend avoir subi des voies de fait, ainsi que treize photographies de M. Penner prises à la suite de son arrestation. Ces photographies montrent des éraflures et des contusions sur le visage de M. Penner, un œil poché, des éraflures aux poignets, une enflure et des contusions au coude gauche, ainsi que des éraflures et des contusions au genou gauche.

[13] Une question juridique importante soulevée lors de l’audience consistait à déterminer si les agents de police avaient été habilités par la loi à arrêter une personne dans la salle d’audience. L’agent d’audition a conclu que le droit n’était pas clair sur ce point. Il a réglé cette question en déclarant qu’il incombait à la poursuite de démontrer que l’arrestation n’était pas autorisée par la loi et que la poursuite ne s’était pas acquittée de son fardeau.

[14] Dans ses motifs écrits, l’agent d’audition a ensuite tiré plusieurs conclusions qui sont pertinentes pour les fins du présent appel. En premier lieu, il a conclu que les agents avaient eu des motifs raisonnables et probables les autorisant à arrêter M. Penner pour avoir causé du désordre. Ensuite, il a estimé que les agents n’avaient pas employé de force excessive en arrêtant M. Penner. Pour parvenir à cette conclusion, l’agent d’audition s’est fondé sur le témoignage de témoins indépendants qui ont déclaré que M. Penner avait opposé une résistance lors de son arrestation. Enfin, l’agent d’audition a conclu que les agents de police n’avaient pas employé de force excessive à l’égard de M. Penner au poste de police. L’agent d’audition s’est fondé notamment sur l’enregistrement vidéo pour parvenir à une telle conclusion.

[15] Compte tenu de ces conclusions, l’agent d’audition a rejeté la plainte d’inconduite à l’encontre des deux agents.

(3) L’appel devant la Commission civile des services policiers de l’Ontario

[16] M. Penner a interjeté appel à l’encontre de la décision de l’agent d’audition devant la Commission. L’appel a été entendu par le président de la Commission et par un membre de celle-ci. La Commission a jugé que l’agent d’audition avait commis une erreur en omettant de déterminer si les agents de police avaient été habilités par la loi à arrêter M. Penner dans la salle d’audience sans avoir reçu d’instruction en ce sens du juge de paix qui présidait l’audience. Sans toutefois excuser la conduite de M. Penner, la Commission a jugé ensuite que [traduction] « son arrestation … était illégale et non nécessaire, et que tout emploi de la force était par conséquent injustifié ». La Commission a également conclu que la conclusion de l’agent d’audition sur l’absence de force excessive au poste de police était [traduction] « correcte et valable sur le plan du droit ». Néanmoins, la Commission a déclaré MM. Parker et Koscinski coupables d’avoir exercé leur pouvoir de manière excessive ou illégale.

(4) La demande de contrôle judiciaire

[17] Les deux agents ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Leur demande a été accueillie. La Cour divisionnaire a jugé que la Commission avait commis une erreur de droit en concluant que l’agent d’audition aurait dû déterminer si les agents avaient été habilités par la loi à arrêter M. Penner dans la salle d’audience. La Cour divisionnaire a estimé que les pouvoirs de la police et ceux du juge de paix pouvaient coexister. Il n’était pas nécessaire de déterminer lequel devait primer en l’espèce, puisque les actes des agents n’étaient pas entrés en conflit avec ceux du juge de paix qui présidait l’audience.

[18] Fait important pour les fins du présent appel, la Cour divisionnaire a confirmé les conclusions de fait de l’agent d’audition et a rétabli sa décision. La Cour a jugé que ces conclusions de fait reposaient sur une preuve étayée, et que les conclusions de la Commission mettant en cause les conclusions de l’agent d’audition étaient elles-mêmes déraisonnables.

[19] M. Penner a demandé l’autorisation de faire appel de l’ordonnance de la Cour divisionnaire relative aux dépens, sans toutefois solliciter un réexamen de sa décision.

C. ANALYSE

(1) Cadre juridique

(i) Les motions relevant de la règle 21.01(1)

[20] Les intimés ont présenté une motion aux termes de la règle 21.01(1) des Règles de procédure civile visant à ce que soient radiées de la déclaration de M. Penner ses allégations d’arrestation illégale, d’emploi d’une force excessive, de détention arbitraire et de poursuites abusives, sur le fondement de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. La règle 21.01(1) dispose que :

Une partie peut demander à un juge, par voie de motion :

a) soit, qu’une question de droit soulevée par un acte de procédure dans une action soit décidée avant l’instruction, si la décision de la question est susceptible de régler la totalité ou une partie de l’action, d’abréger considérablement l’instruction ou de réduire considérablement les dépens;

b) soit, qu’un acte de procédure soit radié parce qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense fondée.

[21] Les principes régissant les motions présentées aux termes de la règle 21.01(1) sont bien établis. Le tribunal présume que les faits invoqués dans la déclaration qui sont susceptibles d’être prouvés sont véridiques. Le tribunal détermine ensuite si la réclamation du demandeur est suffisante en droit, en l’examinant sous son jour le plus positif. Le tribunal n’est pas tenu d’annuler l’acte de procédure dans son intégralité et peut se contenter d’en radier certaines parties.

(ii) La préclusion découlant d’une question déjà tranchée

[22] La préclusion découlant d’une question déjà tranchée interdit d’entamer de nouvelles poursuites sur une question tranchée par un tribunal judiciaire ou autre dans le cadre d’une instance antérieure. Elle est [traduction] « fondée sur les principes jumeaux … voulant que tout litige doive avoir une fin et que la justice exige qu’une même partie ne soit pas harcelée deux fois pour la même cause ». Voir Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853, à la p. 946. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique tant aux décisions rendues par les tribunaux judiciaires qu’à celles rendues par les tribunaux administratifs. Voir Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460; Minott v. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.).

[23] Les intimés cherchent à empêcher M. Penner d’entamer des poursuites dans le cadre de son action civile relativement aux questions tranchées lors de l’audience disciplinaire tenue en vertu de la Loi sur les services policiers. Pour ce faire, ils doivent démontrer les trois éléments suivants :

(i) La même question a été tranchée dans le cadre de la procédure disciplinaire;

(ii) La décision judiciaire censée donner lieu à la préclusion est définitive;

(iii) Les parties visées par la décision judiciaire, ou leurs ayants droit, sont les mêmes que les parties à l’instance dans le cadre de laquelle la préclusion est invoquée, ou les ayants droit de celles-ci.

[24] Même si ces trois conditions sont remplies, le tribunal se réserve la possibilité de refuser souverainement d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsque son application serait inéquitable ou créerait une injustice. Voir Danyluk, précité et Minott, précité.

[25] M. Penner convient que la deuxième condition d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est remplie. La décision de l’agent d’audition était une décision définitive. En outre, M. Penner n’a pas sollicité le réexamen de la décision de la Cour divisionnaire confirmant la décision de l’agent d’audition. La décision de ce dernier était également une décision judiciaire pour les fins de la préclusion : l’agent d’audition exerçait une fonction judiciaire et l’audience a été tenue conformément aux normes fondamentales de l’équité procédurale. Voir Minott, au paragraphe 35.

[26] Les questions soulevées par le présent appel sont par conséquent les suivantes : les conditions relatives à l’identité de question et de parties sont-elles remplies? Dans l’affirmative, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche-t-elle également les demandes de M. Penner se rapportant à la détention arbitraire et aux poursuites abusives? Enfin, si les trois conditions d’application de la préclusion sont réunies, le juge ayant entendu la motion a-t-il commis une erreur en n’exerçant pas son pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée?

(2) Une même question?

[27] Trois questions ont été soulevées dans le cadre de la procédure disciplinaire : l’arrestation était-elle légale? A-t-on employé une force excessive au cours de l’arrestation? A-t-on employé une force excessive au poste de police? L’action civile de M. Penner, par laquelle ce dernier réclame des dommages-intérêts pour arrestation illégale et emploi d’une force excessive tant au cours de son arrestation qu’après celle-ci, soulève les mêmes questions.

[28] L’agent d’audition a répondu à chacune de ces trois questions d’une manière défavorable à M. Penner. Il a conclu que les agents avaient eu des motifs raisonnables et probables les autorisant à arrêter M. Penner et que son arrestation avait été légale. Il a également conclu que les agents n’avaient pas employé de force excessive au cours de son arrestation ou après celle-ci. La Cour divisionnaire a confirmé ces conclusions. Par conséquent, je conviens avec le juge ayant entendu la motion que les intimés ont rempli la condition d’application de la préclusion relative à l’identité de question.

(3) Les mêmes parties?

[29] Je partage également l’avis du juge ayant entendu la motion suivant lequel les intimés ont rempli la condition d’application de la préclusion relative à l’identité de parties. M. Penner et les agents Parker et Koscinski étaient parties aux instances devant l’agent d’audition, devant la Commission et devant la Cour divisionnaire. Ils sont aussi parties à l’action civile intentée par M. Penner.

[30] Cependant, M. Penner prétend qu’il n’était pas partie à l’instance disciplinaire. Je n’accepte pas cet argument. M. Penner a déposé une plainte en vertu de la Loi sur les services policiers. Cette plainte a donné lieu aux procédures disciplinaires à l’encontre des deux agents. Aux termes du paragraphe 69(3) de la Loi sur les services policiers, lorsque, comme en l’espèce, la plainte a été déposée par un membre du public, le plaignant est partie à l’audience disciplinaire.

[31] Même à supposer que le paragraphe 69(3) ne soit pas en lui-même suffisant pour satisfaire à la condition d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée relative à l’identité des parties, la participation active de M. Penner à l’instance disciplinaire démontre que celle-ci est remplie. Voir Minott, au paragraphe 39. Même si M. Penner n’était pas en mesure de diriger l’instruction de sa plainte, il était pour le reste un participant actif à tout point de vue.

[32] À l’audience, M. Penner a eu le droit de faire appel à un avocat et il a témoigné, contre-interrogé les témoins et présenté des observations sur des questions de droit. Il a porté en appel la décision de l’agent d’audition devant la Commission et a pris part à l’appel en qualité d’appelant. Enfin, il était intimé dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire et a comparu devant la Cour divisionnaire au sujet de celle-ci. La condition d’identité de parties est remplie.

[33] Par conséquent, les intimés ont satisfait aux trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, en ce qui a trait aux questions de l’arrestation illégale et de l’emploi d’une force excessive au cours de l’arrestation et après celle-ci.

(4) La détention arbitraire et les poursuites abusives

[34] Dans le cadre de son action civile, M. Penner réclame des dommages-intérêts pour avoir été détenu arbitrairement et poursuivi de manière abusive. Ces demandes n’ont pas été soulevées au cours de l’instance disciplinaire à l’encontre des deux agents. Néanmoins, je conviens avec le juge qui a entendu la motion que si l’on fait application des conclusions de l’instance disciplinaire dans le cadre de l’action civile, ces deux demandes sont vouées à l’échec.

[35] La demande de M. Penner pour détention arbitraire ne peut être accueillie, puisque son arrestation était légale. Il ne peut y avoir détention arbitraire lorsqu’une personne est arrêtée de manière légale. Voir R. c. Whitfield, [1970] R.C.S. 46.

[36] La demande de M. Penner pour poursuite abusive ne peut être accueillie, parce que l’un des éléments de ce délit civil est l’absence de cause raisonnable et probable. Voir Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170. Toutefois, tel que l’a conclu l’agent d’audition et comme l’a confirmé la Cour divisionnaire, les agents avaient des motifs raisonnables et probables les autorisant à arrêter M. Penner, et l’arrestation en elle-même était légale.

[37] Par conséquent, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée fait obstacle aux demandes de M. Penner fondées sur la détention arbitraire et les poursuites abusives, à moins que la Cour n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer.

(5) Le pouvoir discrétionnaire

[38] Lorsqu’il est d’avis que les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont réunies, le tribunal doit ensuite décider s’il y a lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer. L’existence de ce pouvoir s’explique par le fait que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est censée aboutir à un résultat juste pour les parties. Avant d’appliquer la préclusion, il convient que le tribunal se pose la question la suivante : [traduction] « existe-t-il, en l’espèce, une circonstance qui ferait en sorte que l’application normale de la doctrine créerait une injustice »? Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé au cas par cas et l’exercice de celui-ci [traduction] « doit tenir compte des réalités propres à chaque affaire ». Voir Schweneke v. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.).

[39] En l’espèce, le juge ayant entendu la motion a conclu, au paragraphe 26 de sa décision, [traduction] « qu’il n’existe en l’occurrence aucun motif justifiant que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de refuser de faire application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ». Malheureusement, cette conclusion péremptoire n’est appuyée par aucune analyse des considérations influant sur l’exercice de ce pouvoir. Le fait que le juge n’ait pas examiné les éléments pertinents pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire constitue une erreur de principe. Voir Danyluk, au paragraphe 66. Il s’ensuit de cette erreur que la conclusion souveraine du juge ne commande aucune déférence de la part de la Cour. Nous sommes en droit d’examiner à nouveau s’il y a lieu d’exercer notre pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[40] La liste des considérations influant sur l’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire est extensible. Cela est tout particulièrement vrai lorsque les conclusions censées donner ouverture à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont formulées, comme en l’espèce, dans le cadre d’une instance devant un tribunal administratif.

[41] Parmi les considérations qui sont pertinentes en l’espèce, deux éléments militent en faveur de l’exercice de notre pouvoir discrétionnaire de refuser de faire application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée : les deux instances ont un objet différent et M. Penner n’avait aucun intérêt financier en jeu dans le cadre de l’instance disciplinaire.

[42] La différence d’objet.  L’audience disciplinaire a été tenue afin de déterminer si les deux agents de police étaient coupables d’inconduite. Cette instance n’a pas eu de conséquences directes pour M. Penner. Dans le cadre de l’action civile, ce dernier demande réparation pour les actions des agents. Je suis d’accord avec M. Penner pour dire que l’intention du législateur n’était pas de faire obstacle à son action civile au seul motif qu’il a porté plainte en vertu de la Loi sur les services policiers.

[43] L’absence d’enjeu financier.  Une considération connexe tient au fait que M. Penner ne peut retirer aucun avantage financier de l’instance disciplinaire. La Loi sur les services policiers ne prévoit aucune indemnisation au profit du plaignant, même lorsque sa plainte aboutit à une conclusion d’inconduite. Il s’agit d’une considération importante qui milite à l’encontre de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Cependant, son poids est réduit en raison de l’avantage indirect que peut procurer l’instance disciplinaire à M. Penner. Par exemple, si l’agent d’audition avait conclu que les deux agents de police n’avaient eu aucun motif raisonnable et probable d’arrêter M. Penner ou qu’ils avaient employé une force excessive à son encontre, de telles conclusions auraient probablement empêché les agents de soutenir le contraire dans le cadre de l’action civile de M. Penner. En d’autres termes, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée joue dans les deux sens.

[44] De surcroît, ces deux considérations, à savoir la différence d’objet des deux procédures et l’incapacité (ou la capacité limitée) à demander réparation dans le cadre de l’instance administrative, sont souvent présentes lorsqu’une partie demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée relativement à des conclusions formulées à l’issue d’une audience administrative. Ces considérations ne règlent pas à elles seules la question de savoir de quelle manière le tribunal doit exercer son pouvoir. Généralement, d’autres considérations entrent en jeu. En l’espèce, quatre considérations militent en faveur de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée : l’expertise du décideur, les procédures menées dans le cadre de l’instance disciplinaire, la participation active de M. Penner dans le cadre de celle-ci et le droit d’appel.

[45] L’expertise du décideur.  L’agent d’audition n’avait pas de formation juridique. Il s’agissait d’un surintendant de police à la retraite. Si les questions censées donner lieu à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dépendaient, par exemple, de l’interprétation d’un contrat, cette absence de formation juridique militerait à l’encontre de l’application de la préclusion. Cependant, les conclusions à l’égard desquelles la préclusion est invoquée portent sur l’existence de motifs raisonnables et probables justifiant l’arrestation et l’emploi d’une force excessive ou non nécessaire. Pour parvenir à de telles conclusions, un agent de police de rang supérieur et expérimenté dispose d’une expertise plus importante que celle que peut avoir un tribunal. La seule question pour laquelle l’agent d’audition ne pouvait prétendre à aucune expertise, à savoir l’habilitation légale d’un agent pour arrêter une personne dans la salle d’audience, a été tranchée par la Cour divisionnaire.

[46] Les procédures menées dans le cadre de l’instance disciplinaire.  Dans certaines décisions dans lesquelles le tribunal a exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas faire application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’instance administrative était censée constituer un moyen rapide et économique d’obtenir une décision et l’affaire était souvent entendue de manière urgente. Dans ces affaires, bon nombre de garanties procédurales inhérentes au procès civil font défaut, pour ne pas dire toutes.  Les décisions Minott et Danyluk en sont deux illustrations. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[47] Une instance disciplinaire à l’encontre d’un agent de police est une instance administrative susceptible d’avoir des conséquences sur le plan civil, à savoir la perte d’un emploi. À cet égard, elle présente une certaine ressemblance avec la procédure de règlement des griefs entre un employeur et un employé. Voir Trumbley v. Toronto (Metro) Police Force (1986), 55 O.R. (2d) 570 (C.A.); conf. [1987] 2 R.C.S. 572.

[48] L’instance disciplinaire à l’encontre des deux agents portait toutes les marques d’un procès civil ordinaire. Les services policiers de la municipalité régionale de Niagara et les deux agents étaient représentés par avocat et M. Penner aurait pu être assisté d’un avocat s’il l’avait voulu. De nombreux témoins ont témoigné sur plusieurs journées et de nombreuses pièces ont été produites. Les témoins ont été longuement contre-interrogés. À l’issue de l’audience, les parties ont présenté des observations orales au soutien de leur position. Les prétentions de M. Penner ont donc été examinées de manière approfondie au cours de l’audience.

[49] Pourtant, M. Penner fait valoir que les procédures menées dans le cadre de l’instance disciplinaire et son action civile diffèrent sur un aspect essentiel : la norme de preuve. Il fait observer qu’aux termes du paragraphe 61(1) de la Loi sur les services policiers, l’inconduite doit être prouvée à l’encontre d’un agent de police sur la foi de « preuves claires et convaincantes ». Il s’agit d’une norme de preuve plus exigeante que celle qui s’applique à une action civile, à savoir, évidemment, la prépondérance des probabilités. M. Penner prétend que la différence entre ces deux normes justifie de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Je ne partage pas cet avis.

[50] Comme je l’ai indiqué, le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la préclusion doit être exercé au cas par cas. Dans Porter v. York Regional Police, 2001 CarswellOnt 2030, la différence entre les normes de preuve a été déterminante. Dans cette affaire, le juge Hermiston s’est fondé sur cette différence en exerçant son pouvoir discrétionnaire de ne pas faire application de la préclusion. Cependant, dans la décision Porter, la décision de l’agent d’audition [traduction] « a été rendue en appliquant une norme de preuve exigeante et aurait peut-être été différente si elle avait été prise en vertu d’une norme moins stricte ».

[51] En l’espèce, la différence entre les normes de preuve applicables aux instances disciplinaires et aux actions civiles ordinaires sont sans conséquence sur l’analyse des éléments de preuve par l’agent d’audition. Il n’a relevé [traduction] « aucun élément indiquant que l’arrestation [de M. Penner] était illégale », et il n’a pas été [traduction] « en mesure de voir une quelconque preuve » du fait que les agents aient employé une force excessive ou non nécessaire à l’encontre de celui-ci. Au contraire, il a conclu que la force employée était [traduction] « totalement justifiée ». Ces commentaires sur la preuve montrent que l’agent d’audition serait parvenu aux mêmes conclusions de fait si la norme de preuve applicable avait été la prépondérance des probabilités.

[52] La participation active de M. Penner.  Même s’il n’était pas tenu de le faire, M. Penner a pleinement tiré parti de sa qualité de partie à l’instance disciplinaire. Il y a participé d’un bout à l’autre, en témoignant, en contre-interrogeant les autres témoins et en présentant des observations orales au soutien de sa plainte.

[53] Le droit d’appel.  La Loi sur les services policiers confère à la partie lésée le droit de faire appel devant la Commission. M. Penner a exercé ce droit et a eu en partie gain de cause en appel. La décision de la Commission a ensuite fait l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour divisionnaire. Ainsi, les demandes de M. Penner ont été examinées dans leur intégralité lors de l’audience, en appel et devant la Cour divisionnaire.

[54] Après avoir exposé les différentes considérations qui militent en faveur de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou à l’encontre de celle-ci, je reviens à la dernière question : l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée serait-elle inéquitable ou injuste? La réponse à cette question suppose une évaluation qualitative des considérations pertinentes, et non un calcul mathématique. Le fait qu’il y ait quatre facteurs qui militent dans le sens de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et seulement deux qui militent à l’encontre de celle-ci ne règle pas la question. La Cour doit examiner l’importance de chaque facteur et sa force. Il peut se trouver des situations dans lesquelles un facteur unique est tellement important qu’il détermine le résultat.

[55] Dans l’affaire dont nous sommes saisis, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne serait ni inéquitable ni injuste. Le poids cumulé des facteurs en faveur de son application l’emporte sur celui des facteurs qui militent à l’encontre de celle-ci.

[56] Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel. Les intimés ont droit aux dépens en appel à concurrence du montant convenu de 7 500 $, plus les taxes applicables.

Appel rejeté.