COUR D’APPEL DE L’ONTARIO
Les juges OSBORNE, CHARRON et MOLDAVER, de la Cour d’appel
ENTRE :
GAIL PATRICIA POPE
alias Patricia MacNeil
alias Gayle Patricia Pope
intimée
– et –
MICHAEL ROBERT POPE
appelant
)
)
) D. Smith pour l’intimée
)
)
)
)
)
)
)
) H. Hassan pour l’appelant
)
)
) Date de l’audience :
) les 26 et 27 octobre 1998
[TRADUCTION]
Le juge OSBORNE, de la Cour d’appel :
[1] M. Pope fait appel d’un jugement du 12 février 1997 du juge W.A. Jenkins. En vertu de ce jugement, M. Pope devait effectuer des versements alimentaires au conjoint de 1 400 $ par mois, ce dernier montant étant assujetti à indexation, ainsi qu’un paiement d’égalisation de 55 776,76 $. De cette dernière somme, un montant de 6 500 $ avait été payé avant le procès. Le montant net du paiement d’égalisation se chiffrait donc à 49 276,76 $.
CONTEXTE
[2] M. Pope prétend que le juge du procès a commis une erreur en ne considérant pas qu’une division égale de la différence entre les biens familiaux nets des deux parties était exorbitante. Il s’appuie particulièrement sur l’alinéa 5(6)e) de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, chap. F.3, qui prévoit que le tribunal peut ordonner une division inégale des biens familiaux nets s’il est d’avis que l’égalisation serait inadmissible, compte tenu du fait que l’un des conjoints recevrait alors un paiement d’égalisation « excessivement considérable par rapport à une période de cohabitation qui est inférieure à cinq ans. »
[3] Il est incontestable que M. et Mme Pope ont cohabité pendant moins de cinq ans après leur mariage. Si la « cohabitation » (« cohabitation ») dont il est question à l’alinéa 5(6)e) se limite, comme le soutient M. Pope, à la cohabitation qui suit le mariage, l’alinéa est pertinent et devrait être pris en compte pour déterminer si une répartition égale des biens familiaux nets est exorbitante. Par contre, comme les parties ont cohabité pendant de nombreuses années avant leur mariage, si la cohabitation dont il est question à l’alinéa 5(6)e) inclut celle qui précède le mariage, l’alinéa 5(6)e) ne peut permettre de conclure qu’un paiement d’égalisation représentant la moitié de la différence entre les biens familiaux nets de M. et de Mme Pope est exorbitant.
[4] Lorsqu’il s’agit d’interpréter l’alinéa 5(6)e) de la Loi sur le droit de la famille, les jugements se contredisent. Selon moi, dans les circonstances de l’espèce, le juge du procès a bien fait de juger que rien ne justifiait une conclusion d’exorbitance; cela dit, je me propose de réfléchir au sens qui doit être prêté au terme « cohabitation » (« cohabitation ») dans le contexte de l’alinéa 5(6)e).
[5] M. Pope allègue également que le juge du procès a commis une erreur en prononçant l’ordonnance alimentaire au conjoint en l’espèce. Il veut faire modifier la pension alimentaire de 1400 $ par mois rendue par le juge. Selon M. Pope, cette ordonnance devrait être remplacée par une ordonnance alimentaire prévoyant l’une ou l’autre des dispositions suivantes :
(a) le versement de 750 $ par mois, pour une duréeindéterminée;
(b) le versement d’un montant forfaitaire de 36 000 $;
(c) le versement d’une somme pour une durée limitée, dont l’échéance serait novembre 2000.
LA PREUVE
[6] M. et Mme Pope ont commencé à vivre ensemble en 1978 alors que M. Pope avait 26 ans et que Mme Pope en avait 32. Ils ont eu un enfant, Adam, né le 15 septembre 1979. Ils se sont mariés le 6 novembre 1992, après presque 14 ans de vie commune, et ils se sont séparés le 18 septembre 1994.
[7] M. et Mme Pope ont chacun un enfant né d’une relation précédente. La fille de M. Pope, Lisa, est née le 30 septembre 1972. Au moment du procès, elle n’était à la charge ni de M. Pope, ni de Mme Pope. La fille de Mme Pope, Tara, est née le 3 janvier 1974 et n’était pas non plus enfant à charge au moment du procès.
[8] Le fils de M. et Mme Pope, Adam, a vécu avec Mme Popeaprès la séparation des parties, en septembre 1994. Avant le procès, il a été reconnu coupable de voies de fait contre Mme Popeet de possession de stupéfiants. Au moment du procès, il demeurait chez M. Pope.
[9] Lorsque les parties ont commencé à cohabiter en 1978, M. Pope travaillait comme plombier pour l’entreprise de sa famille. Il occupait toujours cet emploi au moment du procès. Pour sa part,Mme Pope était, au début de la cohabitation, réceptionniste à la Banque fédérale de développement.
[10] Parce que M. et Mme Pope ont choisi de ne pas faire garder leurs enfants hors du domicile, ils ont convenu que Mme Pope ne retournerait pas au travail après la naissance d’Adam. Lorsqu’ils se sont séparés en 1994, elle n’avait ni revenu, ni actifs .
[11] Au moment de la séparation, M. Pope était propriétaire du foyer conjugal, dont la valeur nette était de 100 000 $. Il en avait fait l’acquisition en 1978, avant que lui et Mme Pope fassent vie commune. La valeur de ses économies et de ses placements était d’environ 50 000 $ et il n’avait pas de dettes.
[12] Durant toute la relation, Mme Pope a souffert de maladie mentale. D’après moi, il n’est pas nécessaire d’examiner en détail ses problèmes médicaux. Son psychiatre, le Dr Mountain, a établi qu’elle souffrait d’un [TRADUCTION] « trouble affectif grave ». Ses symptômes altéraient toutes ses aptitudes à la vie quotidienne. D’après lui, il est impossible de faire de pronostic quant au moment probable de son rétablissement. Au procès, M. Pope a admis qu’il ne croyait pas que Mme Pope pourrait un jour recommencer à travailler.
[13] Le juge du procès a conclu que Mme Pope avait contribué à la gestion et à l’exploitation de quatre immeubles à revenu dont M. Pope était propriétaire. Elle avait, entre autres, accompli des travaux de nettoyage, de peinture et d’entretien du jardin, en plus de percevoir des chèques et de s’occuper de la comptabilité. Dans son témoignage, M. Pope a affirmé que, 90 % du temps, c’est lui qui était responsable de recueillir les chèques.
[14] En 1985, M. Pope a ouvert Lamberth Sports, un petit commerce spécialisé dans les articles de sport. Mme Pope a contribué au fonctionnement de l’entreprise pendant environ trois ans et demi. Après le départ soudain du gérant, c’est elle qui a assumé la gérance de Lamberth Sports. Elle gagnait environ 250 $ par semaine. Cette somme était dépensée pour la famille.
[15] Mme Pope a aussi assisté son mari dans une entreprise qu’il a fondée vers 1993. Il s’agissait de C.A.F. Marketing Inc. Elle affirme avoir aidé M. Pope en planifiant ses voyages et ses réunions, en s’occupant de la facturation et en répondant au téléphone.
[16] Après la séparation des parties, en septembre 1994, MmePope a fait une demande d’aide sociale. Mme Pope a bénéficié de cette aide à partir de décembre 1994. En janvier 1995, le jugeBrowne a rendu une ordonnance alimentaire provisoire au profit de l’enfant ainsi qu’une ordonnance alimentaire provisoire au profit du conjoint. La première accordait 500 $ par mois à Adam, et la deuxième, 500 $ par mois à Mme Pope. Le juge Browne a également accordé la garde provisoire d’Adam à Mme Pope. En 1995, le juge Flinn a augmenté la somme de ces pensions pour l’enfant et pour le conjoint à 1 500 $ par mois. Il s’agissait d’un montant global, couvrant tant l’obligation alimentaire à l’égard de l’enfant que l’obligation alimentaire à l’égard de la conjointe. Ce dernier montant a été réduit à 1 000 $ par mois en janvier 1996,lorsque Adam a quitté le domicile de Mme Pope pour vivre avec M. Pope. Dans sa décision, le juge du procès a effacé 5 500 $ d’arriérés accumulés des aliments provisoires. Mme Pope n’a pas fait appel de cette partie du jugement de première instance.
[17] Au moment du procès, M. Pope, un plombier âgé de 45 ans, travaillait pour R.W. Pope and Sons Plumbing, l’entreprise de plomberie de sa famille. Selon le juge du procès, son revenu annuel moyen pour les sept ans précédant le procès était d’environ 50 000 $. Comme la preuve étaye la conclusion du juge à cet égard et que la conclusion sur le revenu annuel de M. Pope n’a pas été contestée, je ne crois pas nécessaire d’examiner la preuve présentée à ce sujet.
[18] Au moment du procès, Mme Pope a déposé un état financier comprenant un budget mensuel de 1 925 $. Parce qu’elle espérait acheter un modeste condominium grâce au paiement d’égalisation, elle demandait des aliments au montant de 1 700 $ par mois. La liste de ses dépenses se chiffrait à 1 368 $ par mois, y compris 260 $ par mois pour ses médicaments. Comme je l’ai déjà mentionné, le juge lui a finalement accordé des aliments pour conjoint de 1 400 $ par mois.
[19] Après avoir examiné l’ensemble de la relation entre M. et MmePope, le juge du procès a conclu que Mme Pope avait contribué de façon significative aux [TRADUCTION] « entreprises familiales ».
LE PAIEMENT D’ÉGALISATION
[20] Selon M. Pope, le juge du procès a eu tort de ne pas diviser inégalement la différence entre la valeur de ses biens familiaux nets et de ceux de Mme Pope. Il affirme que, dans leur cas, une division égale est exorbitante. Comme je l’ai déjà précisé, M. Pope s’appuie particulièrement sur l’alinéa 5(6)e) de la Loi sur le droit de la famille. Concernant la question, de plus grande portée, de l’exorbitance, M. Pope souligne la durée restreinte du mariage et le fait qu’il acheté le foyer familial avant son mariage avec Mme Pope. Plus encore, fait-il valoir, il fait l’acquisition de ce domicile avant de cohabiter avec Mme Pope.
[21] Les passages pertinents de l’article 5 de la Loi sur le droit de la famille sont les suivants :
5. (1) Si un jugement conditionnel de divorce est prononcé, que le mariage est déclaré nul ou que les conjoints sont séparés et qu’il n’existe aucune perspective raisonnable qu’ils cohabitent de nouveau, le conjoint qui possède le moins de biens familiaux nets a droit à la moitié de la différence entre les biens familiaux nets de son conjoint et les siens.
[…]
(6) Le tribunal peut accorder à un conjoint un montant qui est inférieur ou supérieur à la moitié de la différence entre les biens familiaux nets qui appartiennent à chacun des conjoints si le tribunal est d’avis que l’égalisation des biens familiaux nets serait inadmissible, compte tenu des facteurs suivants :
a) le défaut d’un conjoint de révéler à l’autre des dettes ou d’autres éléments de passif qui existaient à la date du mariage;
b) le fait que des dettes ou d’autres éléments de passif réclamés en faveur de la réduction des biens familiaux nets d’un conjoint ont été contractés de façon inconséquente ou de mauvaise foi;
c) la partie des biens familiaux nets d’un conjoint qui se compose de dons faits par l’autre conjoint;
d) la dilapidation volontaire ou inconséquente par un conjoint de ses biens familiaux nets;
e) le fait que le montant qu’un conjoint recevrait autrement en vertu du paragraphe (1), (2) ou (3) est excessivement considérable par rapport à une période de cohabitation qui est inférieure à cinq ans;
f) le fait qu’un conjoint a contracté des dettes ou d’autres éléments de passif excessivement considérables par rapport à ceux de l’autre conjoint pour subvenir aux besoins de la famille;
g) un accord écrit entre les conjoints qui n’est pas un contrat familial;
h) n’importe quelle autre circonstance concernant l’acquisition, l’aliénation, la conservation, l’entretien ou l’amélioration des biens.
[22] M. Pope prétend que Mme Pope et lui ont [TRADUCTION] « cohabité » pendant moins de cinq ans si l’on calcule la durée de la cohabitation en partant de la date du mariage (le 6 novembre 1992) et en allant jusqu’au jour de la séparation (le 18 septembre 1994). Conséquemment, plaide-t-il, l’alinéa 5(6)e) de la Loi sur le droit de la famille s’applique, et le fait que la période de cohabitation soit de moins de deux ans devrait être pris en compte pour déterminer si une division égale de la différence entre les biens familiaux nets des parties est exorbitante. M. Pope fonde son interprétation de l’alinéa susmentionné sur le jugement du juge Fleury dans Stewart v. Stewart (1990), 39 R.F.L. (3d) 88 (Div. Gén. Ont.).
[23] Mme Pope allègue que M. Pope fait une interprétation trop étroite de l’alinéa 5(6)e). Selon elle, le terme « cohabitation » (« cohabitation ») de l’alinéa 5(6)e) devrait être interprété en conformité avec la définition du terme « cohabit » (« cohabiter ») énoncée par la Loi sur le droit de la famille. Au paragraphe 1(1), la section des définitions générales de la Loi sur le droit de la familledéfinit le terme « cohabiter » (« cohabit ») de la façon suivante :
1.(1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
[…]
« cohabiter » Vivre ensemble dans une union conjugale, qu’il y ait eu mariage ou non. (« cohabit »)
[24] Selon Mme Pope, l’alinéa 5(6)e) ne peut s’appliquer si le terme « cohabitation » (« cohabitation ») y couvre la période durant laquelle elle a vécu avec M. Pope dans une union conjugale. Dans un tel cas, la période de cohabitation visée devrait inclure les 14 années de vie commune précédant le mariage des parties, qui a eu lieu en 1992.
[25] Lorsqu’il s’agit d’interpréter l’alinéa 5(6)e) et de savoir si le terme « cohabitation » (« cohabitation ») y inclut la période qui précède le mariage, certaines décisions judiciaires se contredisent entre elles. Comme je l’ai souligné, M. Pope s’appuie sur la décision du juge Fleury dans Stewart c. Stewart. Selon le juge, la division de la valeur des biens familiaux nets établie par la partie I de la Loi sur le droit de la famille ne s’applique qu’aux conjoints au sens de la Loi sur le droit de la famille. Au paragraphe 1(1) de la Loi sur le droit de la famille, « conjoint » (« spouse ») est défini comme suit :
« conjoint » L’une ou l’autre de deux personnes qui, selon le cas :
a) sont mariées ensemble;
b) ont contracté, de bonne foi selon toute personne qui se fonde sur le présent alinéa pour faire valoir un droit quel qu’il soit, un mariage nul de nullité relative ou absolue. (« spouse »)
[26] Se fondant sur cette disposition, dont l’objet était l’admissibilité au régime, le juge conclut que seule la cohabitation après le mariage compte dans les calculs prévus à l’alinéa 5(6)e).
[27] La juge Feldman en est arrivé à une autre conclusion dansReeson v. Kowalik (1991), 36 R.F.L. (3d) 396 (Div. Gén. Ont.). Après avoir tranché entre des éléments de preuve contradictoires visant la date à laquelle les parties avaient commencé à cohabiter, la juge a conclu que la « cohabitation » (« cohabitation ») englobait la période pendant laquelle les conjoints avaient cohabité avant de se marier. Même si elle était d’avis que l’alinéa 5(6)e) s’appliquait lorsque la période de cohabitation (y compris la cohabitation avant le mariage) était inférieure à cinq ans, la juge Feldman a pris en considération la [TRADUCTION] « relation dans son entier » pour conclure qu’une division égale de la différence entre les biens des parties n’était pas exorbitante.
[28] Dans Kessel c. Kessel (1993), 1 R.F.L. (4th) 324 (Div. Gén. Ont.), le juge Dilks s’est penché sur l’analyse du juge Fleury dansStewart concernant la signification de « cohabitation » (« cohabitation ») dans l’alinéa 5(6)e). Le juge Dilks n’a vu aucune raison pour laquelle il aurait rejeté cette analyse. Pour ce qui est de la question de l’exorbitance, une question plus vaste que la question précédente, le juge Dilks a plutôt adopté l’approche prônée par la juge Feldmann dans Reeson c. Kowalik (pages 336 à 337) :
[TRADUCTION]
Je suis grandement redevable au juge Fleury d’avoir présenté une analyse rigoureuse de la question posée par l’affaireStewart c. Stewart [précitée] et je ne peux être en désaccord avec sa conclusion que « cohabitation » (« cohabitation »), au sens de l’alinéa 5(6)e) signifie cohabitation dans le mariage.
[…]
[…] Si l’on prend en considération que l’alinéa 5(6)e) n’aurait être pu être invoqué si, dans le présent litige, la cohabitation s’était prolongée pendant cinq mois et une dizaine de jours de plus, il devient difficile de conclure qu’un paiement d’égalisation d’un peu plus de 30 000 $ à l’épouse serait disproportionné compte tenu de la durée de la cohabitation.Même si c’était le cas, la division des biens ne pourrait être qualifiée d’exorbitante si, en plus, la période de cohabitation précédant le mariage était prise en compte (voir Reeson c.Kowalik [précité], où la période de cohabitation était encore inférieure à cinq ans, en incluant les années de vie commune précédant le mariage, et où la juge Feldman a tenu compte de la relation entre les parties avant leur cohabitation pour décider qu’un paiement d’égalisation de plus de 100 000 $ n’était pas inadmissible). [Soulignements ajoutés]
[29] Pour les motifs suivants, je suis en désaccord avec la conclusion du juge Fleury dans Stewart et je suis d’avis que, pour l’application de l’alinéa 5(6)e), le terme « cohabitation » (« cohabitation ») inclut la période de cohabitation qui précède le mariage. Par contre, je suis d’accord avec le juge lorsqu’il observe que, selon définition légale de « spouse » (« conjoint »), les parties doivent être mariées pour que l’un ou l’autre ait droit au paiement d’égalisation visé à l’article 5 de la Loi sur le droit de la famille. Cela dit, je ne crois pas que ce facteur d’admissibilité détermine la signification du terme « cohabitation » (« cohabitation ») dans l’alinéa 5(6)e). Je ne vois pas pourquoi la définition légale (paragraphe 1(1)) du terme « cohabit » (« cohabiter ») ne pourrait pas être importée à l’alinéa 5(6)e). De la sorte, il y aurait cohabitation sous le régime de l’alinéa 5(6)e) « qu’il y ait eu mariageou non » (« within or outside marriage »).
[30] Je ne crois pas que cette dernière partie de la définition légale de « cohabit » (« cohabiter ») — « within or outside marriage » (« qu’il y ait eu mariage ou non ») — soit superflue comme l’affirme le juge Fleury dans Stewart. En matière d’interprétation législative, un principe fondamental veut que, dans la mesure du possible, un sens soit donné à chacun des mots que le législateur a choisi d’utiliser. Dans Driedger on the Construction of Statutes (3e éd., Toronto, Butterworths, 1994), Ruth Sullivan énonce ainsi ce principe sous le titre « The Presumption Against Tautology », ([TRADUCTION] « La présomption d’absence de tautologie ») à la page 159 :
[TRADUCTION]
Il est présumé que le législateur évite les mots superflus ou dépourvus de sens, qu’il ne se répète pas inutilement ni ne parle en vain. Chaque mot d’une loi est présumé être pourvu de sens, et jouer un rôle particulier dans la promotion de la finalité législative. [non-souligné dans l’original]
[31] Le juge Estey a aussi énoncé une observation dans ce sens dans Morguard Properties Ltd. c. Ville de Winnipeg, [1983] 2 R.C.S. 493. Il dit en page 504 :
Il faut attribuer un sens au mot […], sinon il est de trop et, selon les principes d’interprétation des lois, les tribunaux donnent, autant que possible, un sens à tous les mots que le législateur a employés dans la loi.
[32] À mon avis, il n’y a aucune raison de donner au terme « cohabitation » (« cohabitation ») de l’alinéa 5(6)e) un sens différent de celui que l’on donne au verbe « cohabit » (« cohabiter ») dans la section des définitions générales de la Loi sur le droit de la Famille. Lorsqu’il a défini le terme « cohabit » (« cohabiter »), le législateur a choisi de lui faire comprendre la période de cohabitation (vivre ensemble dans une union conjugale) précédant le mariage. Je ne donnerais pas interprétation plus étroite que celle-là à l’alinéa 5(6)e).
[33] Même s’il n’est pas déterminant en l’espèce, je soumets à votre attention que l’alinéa 4(4)(b) de la Family Law Reform Act, R.S.O. 1980, chap. 152, qui prévoyait la division inégale des biens familiaux, mentionne expressément « the duration of the period of cohabitation under the marriage. » [Non souligné dans l’original] ([TRADUCTION] « la durée de la cohabitation qui a eu lieu dans le cadre du mariage ». Il me semble que si, au moment de rédiger laLoi sur le droit de la famille, le législateur avait voulu que le terme « cohabitation » (« cohabitation ») soit limité à la cohabitation dans le cadre du mariage, ou dans le mariage, pour utiliser la terminologie de la Loi sur le droit de la famille, il aurait être aussi précis que l’a été le rédacteur de l’alinéa 4(4)(b) de la Family LawReform Act.
[34] Je dois ajouter que, à mon opinion, le fait que M. Pope était déjà propriétaire du foyer conjugal au moment du mariage ne peut raisonnablement déterminer si une division égale de la différence entre les biens familiaux nets est exorbitante. Pour que l’on conclue à l’exorbitance à partir d’un tel fait, il faudrait que l’on ait aussi conclu que la disposition de la Loi sur le droit de la famille qui oblige M. Pope à inclure la valeur du foyer familial dans ses biens familiaux nets est elle-même exorbitante. M. Pope propose, encore une fois, une interprétation de la Loi sur le droit de la famille qui entre en contradiction avec l’intention que le législateur a exprimée dans le libellé de la Loi.
[35] Quoi qu’il en soit, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, y compris la très longue période de cohabitation des parties, je considère que, dans la preuve présentée, rien ne me permet de conclure qu’une division égale de la différence entre les biens familiaux nets des deux parties soit [TRADUCTION] « exorbitante ». Je suis donc d’avis que le motif d’appel relatif à cette disposition n’est pas fondé.
OBLIGATION ALIMENTAIRE ENVERS LA CONJOINTE
[36] En vertu de l’ordonnance alimentaire au conjoint prononcée par le juge de première instance, M. Pope doit verser 1 400 $ par mois à Mme Pope. Aux fins de l’appel qu’il interjette de cette ordonnance, M. Pope fait valoir de multiples arguments. Selon moi, aucun d’eux n’est fondé. Comme je l’ai dit précédemment, M. Pope ne conteste pas l’obligation alimentaire comme telle.
[37] Comme il a été dit fréquemment, la présente cour ne réexaminera aucun montant d’obligation alimentaire au conjoint qui soit dans les limites du [TRADUCTION] « cadre généreux à l’intérieur duquel un désaccord raisonnable est possible. » Voir à ce sujet : Silver v. Silver (1985), 49 R.F.L. (2d) 148 (C.A.Ont.);Campbell v. Campbell (1996), 21 R.F.L. (4th) 283 (C.A. Ont.). À mon sens, l’ordonnance alimentaire de 1 400 $ par mois est dans les limites du raisonnable eu égard aux facteurs exposés au paragraphe 33(9) de la Loi sur le droit de la famille. Mme Pope était défavorisée sur le plan économique par suite de son mariage et de la période de cohabitation prolongée qui a l’a précédé. Voir Moge c.Moge, 1992 CanLII 25 (S.C.C.), (1992), 3 R.C.S. 813 (C.S.C.). Le juge du procès a conclu que la capacité de Mme Pope d’obtenir un emploi intéressant et de le garder était limitée. Or cette conclusion est étayée par la preuve. À mon sens, rien ne justifie que nous réduisions le montant des aliments à 750 $ par mois, ni que nous remplacions ce montant par un montant forfaitaire de 36 000 $, ainsi que le demande l’appelant.
[38] Reste à décider si la juge du procès a commis une erreur en ne limitant pas la durée de l’ordonnance alimentaire. Encore une fois, je considère qu’il n’y a pas eu erreur. Mme Pope a travaillé au foyer pendant la presque totalité de sa relation avec M. Pope. À présent, ses choix de carrière sont manifestement restreints par son âge et par sa santé chancelante. En fait, comme M. Pope reconnaissait le droit à des aliments de l’intimée, les deux seules questions portées à l’attention du juge du procès étaient leur montant et la forme qu’en prendraient les versements. Dans Kraussv. Krauss (1991), 33 R.F.L. (3d) 233, la présente cour a conclu que les facteurs suivants militent contre une décision en faveur d’une ordonnance alimentaire à une durée limitée :
٠ un mariage de longue durée;
٠ le fait que, au cours de la plus grande partie du mariage, l’épouse a consacré la plus grande partie de son temps aux soins à donner aux enfants et à la gestion du ménage, ce qui l’a empêchée de travailler à l’extérieur de la maison;
٠ l’âge de parties;
٠ la santé de l’épouse, et le fait que, dans les circonstances, son état compromette sa capacité d’obtenir un emploi rémunérateur;
٠ des possibilités d’emploi limitées.
[39] En l’espèce, tous les facteurs énoncés dans Krauss sont pertinents si, pour déterminer le montant des aliments qui est approprié, on tient compte de toute la période pendant laquelle les parties ont cohabité, soit de 1978 à 1994. Pendant cette longue période, Mme Pope a consacré la plus grande partie de son temps aux soins des enfants et à la gestion du ménage. Au moment du procès, elle était dans la cinquantaine et avait une santé précaire. Si l’on pratique une appréciation raisonnable de la preuve, l’on est forcé de constater que sa capacité d’obtenir un emploi est limitée. Il n’est raisonnablement pas possible de déterminer à quel moment elle pourra subvenir à ses besoins ou, à tout le moins, percevoir un revenu qui réduira le montant des aliments à lui être versés. À mon avis, le juge du procès avait totalement raison de rendre une ordonnance alimentaire à durée indéterminée.
DÉPENS
[40] Dans son avis d’appel et son mémoire, M. Pope prétend que le juge du procès a commis une erreur en lui ordonnant d’acquitter des dépens fixés à 22 261,19 $. Il soutient que, vu les circonstances, chacune des parties devrait acquitter ses propres dépens. Ce point n’a pas été soulevé dans la plaidoirie. De toute façon, l’observation de M. Pope à ce sujet n’est, d’après moi, pas fondée. Lorsqu’il a décidé des dépens, après avoir reçu les observations des deux parties, le juge du procès a souligné, à juste titre, que Mme Pope avait obtenu gain de cause. Selon moi, le juge du procès était libre d’adjuger les dépens comme il l’a fait. Je n’accorderais pas d’autorisation d’appel en ce qui concerne les dépens.
[41] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
C. A. Osborne, juge d’appel
[TRADUCTION ] « Je souscris aux motifs ci-dessus. »
Louise Charron, juge d’appel
« Je souscris aux motifs ci-dessus. »
M. J. Moldaver, juge d’appel
Publié : le 3 février 1999