Rozin c. Ilitchev (2003), 66 O.R. (3d) 410 (C.A.)

  • Dossier : C37575
  • Date : 2024

COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

Les juges d’appel BORINS, SHARPE et ARMSTRONG

 

ENTRE :

 

GRIGORI ROZIN faisant affaire sous la raison sociale GRINFALL CANADA COMPANY

 

Demandeur/Intimé

 

– et –

 

IGOR ILITCHEV, MARINA ILITCHEV,

 

NORTHWEST FINANCIAL & INVESTMENT CORPORATION (CANADA)

 

Appelants

 

 

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Sandra L. Secord et Jeffrey Simpson pour l’intimé

 

 

 

 

 

Mark Joseph, pour les appelants

 

 

 

 

 

 

 

Audience : le 12 mai 2003

 

 

 

En appel du jugement du juge Romain W. M. Pitt de la Cour supérieure de justice, daté du 17 décembre 2001.

 

Le juge d’appel Sharpe :

 

[TRADUCTION]

 

[1] Le demandeur intimé a été convaincu par l’appelant Igor Ilitchev d’investir dans les actions de Thermal Conversion Ltd. (« Thermal »). M. Ilitchev a fait valoir que Thermal était une entreprise florissante qui planifiait effectuer un premier appel public à l’épargne. Thermal n’existait pas. Il n’y a pas eu de premier appel public à l’épargne. De plus, l’argent que l’intimé a versé à Northwest Financial & Investment Corporation (Canada) (« Northwest ») a été perdu. M. Ilitchev est président-directeur de Northwest. Il blâme d’autres individus pour la fraude impliquant Thermal et il prétend en avoir lui aussi été victime. En revanche, il n’a pas honoré les engagements qu’il s’est engagé à respecter en contre-interrogatoire, soit de fournir des documents au soutien de sa défense. L’intimé sollicite également le remboursement de deux prêts qu’il a consentis à M. Igor Ilitchev. Le premier de ces prêts s’élève à 7 500 $CAN, le second à 7 500 $US.

 

[2] L’intimé soutient également que Mme Marina Ilitchev, épouse d’Igor, est responsable de la fraude alléguée à titre d’administratrice principale et d’âme dirigeante de Northwest. Il n’a toutefois présenté qu’une preuve ténue de l’implication réelle de Mme Ilitchev dans la compagnie et aucun élément de preuve pour démontrer qu’elle a été impliquée dans la fraude. Mme Marina Ilitchev n’a pas déposé d’affidavit pour nier les allégations de l’intimé.

 

[3] Le juge Pitt a accordé jugement sommaire contre Igor et Marina Ilitchev d’une part et contre Northwest d’autre part tel que le demandait l’intimé. Igor et Marina Ilitchev ont porté le jugement en appel. Ils soutiennent que l’intimé n’a pas satisfait au critère donnant droit à un jugement sommaire. Pour les motifs qui suivent, je conclus que le juge des motions était bien fondé à accorder un jugement sommaire contre Igor Ilitchev pour la somme de 145 000 $, qu’avait versée l’intimé pour l’achat des actions de Thermal. En revanche, le juge des motions a commis une erreur en accordant un jugement sommaire d’une part pour cette somme contre Marina Ilitchev et d’autre part contre Igor Ilitchev pour les montants des prêts allégués.

 

1. Les demandes qui pèsent sur Igor Ilitchev

 

(a) Les actions de Thermal

 

[4] L’intimé a présenté une preuve par affidavit très détaillée pour établir le bien-fondé de la poursuite qu’il a intentée contre Igor Ilitchev. Ce dernier s’est présenté à l’intimé et à d’autres souscripteurs d’affidavits comme un conseiller financier et un promoteur de valeurs mobilières impliqué dans plusieurs projets d’affaires. Entre août 2000 et octobre de la même année, M. Ilitchev a convaincu l’intimé d’investir dans les actions de Thermal, une compagnie dont il disait qu’elle produisait des moteurs éconergétiques. M. Ilitchev a soutenu devant l’intimé que Thermal avait une situation financière saine et qu’elle planifiait faire un premier appel public à l’épargne. Selon lui, il s’agissait d’une occasion d’effectuer un investissement très intéressant et rentable. Il a fait valoir des arguments semblables à l’intention d’autres investisseurs potentiels. Rien de ce qu’a prétendu M. Ilitchev n’était vrai. Thermal n’existait pas et il n’y a pas eu de premier appel public à l’épargne. L’intimé jure qu’il a versé plusieurs avances à M. Ilitchev d’une valeur totale de 145 000 $ pour acheter des actions de Thermal. Ces avances ont fait l’objet de billets à ordre exécutés par M. Ilitchev au nom de Northwest et, tel que le spécifient les notes, [TRADUCTION] « au nom de M. Igor Ilitchev personnellement (à même ses actifs canadiens)… »

 

[5] Dans les affidavits qu’il a préparés pour répondre aux allégations formulées contre lui, M. Ilitchev a admis que l’intimé avait fait des avances de 115 000 $ à Northwest. Il a nié, cependant, que l’intimé a fait la dernière avance de 30 000 $. De même, il a nié toute responsabilité personnelle, au motif qu’il était victime de la fraude perpétrée par une autre entité corporative et qu’il n’en était pas l’auteur. En outre, il a affirmé qu’il avait lui-même investi 100 000 $ dans les actions de Thermal et qu’il les avait perdus. M. Ilitchev soutient que la responsabilité qu’il encourait en vertu des billets à ordre était limitée à ses intérêts personnels dans Northwest, une affirmation que nie l’intimé et qu’il est difficile de concilier avec le libellé des billets. M. Ilitchev a subi un contre-interrogatoire serré quant à ces affirmations. Voici un échantillon des trous et des incohérences et des contradictions relevés dans son témoignage :

 

 

(a) Il n’a pas satisfait à une longue liste d’engagements précis en vertu desquels il devait produire des documents au soutien de ses affirmations gratuites. Plus significatif encore, il n’a produit en preuve aucune documentation financière provenant de Northwest pour prouver son affirmation selon laquelle il a, lui aussi, été victime de la fraude et a soi-disant perdu 100 000 $.

 

(b) Il n’a remis de prospectus de Thermal ni à l’intimé ni à aucun des autres investisseurs, en dépit du fait qu’il en a insinué l’existence.

 

(c) Il n’était pas en mesure de fournir de détails relatifs à Thermal. À titre d’exemple, il ignorait si la compagnie était canadienne ou américaine, il n’en connaissait pas le symbole au téléscripteur ni qui en était le placeur.

 

(d) Il a fait part de sa formation de façon fort peu convaincante.

 

(e) Selon son témoignage, l’intimé a omis de lui remettre l’avance finale de 30 000 $. Or cette affirmation a été contredite par la preuve documentaire, dont le billet à ordre qu’il a signé, et par le fait qu’il n’a pas demandé que ce billet lui soit retourné ou soit détruit.

 

(f) Lorsqu’un investisseur potentiel sceptique a souhaité obtenir davantage de détails à propos de Thermal, M. Ilitchev lui a répondu qu’il ne restait plus d’actions provenant du premier appel d’offres à l’épargne. Or, deux semaines plus tard, il a tenté de vendre des actions à un autre individu.

 

[6] Dans sa brève inscription, le juge des motions a conclu :

 

Quant à la responsabilité d’Igor Ilitchev et de la compagnie défenderesse, il n’y a même pas l’ombre d’une question litigieuse. Il ressort clairement de la preuve que la compagnie défenderesse a été utilisée comme instrument de fraude de façon à inciter le demandeur à investir dans une compagnie fictive. Même en l’absence de fraude (ce qui est improbable), le défendeur a été outrageusement négligent et irresponsable. En outre, les gestes qu’il a posés ont été la cause directe de la perte du demandeur.

 

[7] Les appelants se fondent sur la règle bien établie selon laquelle un juge qui se prononce sur une motion en jugement sommaire ne doit ni évaluer la crédibilité des témoins, ni soupeser les éléments de preuve, ni même se pencher sur les faits. Le juge doit plutôt se contenter de trancher la question préliminaire, soit celle de déterminer s’il existe une question litigieuse : voir Auguonie c. Galion Solid Waste Material Inc. (1998), 38 O.R. (3d) 161 (C.A.). M. Ilitchev a nié sous serment les allégations de l’intimé. À la lumière de ce témoignage, les appelants soutiennent qu’il existe une question litigieuse et que la motion en jugement sommaire aurait dû être rejetée.

 

 

[8] À mon avis, le juge des motions n’a pas commis d’erreur en rendant un jugement sommaire contre M. Ilitchev et Northwest. Sur la foi de ce dossier, le juge des motions était bien fondé à conclure qu’il n’y avait pas de question litigieuse. Un juge doit éviter de trancher des questions relatives à des faits contestés lorsqu’il se prononce sur une motion en jugement sommaire. En dépit de cette règle, il doit par ailleurs évaluer le dossier afin de déterminer s’il existe une question en litige quant aux faits contestés. Des affidavits intéressés qui se limitent à énoncer des moyens de défense sans fournir ni détail ni preuve à l’appui ne sont pas suffisants pour engendrer une question litigieuse : Guarantee Co. of North America c. Gordon Capital Corp., [1999] 3 R.C.S. 423 au par. 31. Tel que l’a énoncé le juge Borins (il a été nommé juge à la Cour d’appel depuis) dans Rogers Cable TV Ltd. v. 373041 Ontario Ltd. (1994), 22 O.R. (3d) 25 (Div. Gén.) à la page 28 : [TRADUCTION] « Les parties ont l’obligation de tout mettre en oeuvre pour établir la véracité de leurs allégations. Or, cette exigence va de pair avec l’obligation qui incombe au juge des motions d’« examiner attentivement le bien-fondé de la poursuite à cette étape préliminaire » afin de déterminer que l’auteur de la motion a réussi à établir qu’il n’y a pas de question litigieuse ». Le juge Borins a ajouté aux pages 28 et 29 :

 

[TRADUCTION]

 

En fin de compte, la position du défendeur est la suivante : chaque fois qu’un défendeur affirme sous serment ne pas être débiteur d’une dette, il existe une question litigieuse en dépit de la preuve accablante présentée par le demandeur pour prouver le contraire et en dépit de l’absence d’éléments de preuve supplémentaires pour fonder son démenti. Il est vrai qu’en un sens, il se pose une question de crédibilité en supposant que le juge du procès peut croire le défendeur. J’estime qu’à la lumière du dossier en l’espèce, il ne s’agit pas d’une question litigieuse…(Le souligné figurait dans l’original).

 

[9] En l’espèce, il est particulièrement révélateur que M. Ilitchev n’ait pas satisfait aux engagements de fournir une preuve documentaire pour attester son allégation selon laquelle il a été une victime plutôt que l’auteur de la fraude. Le juge ne disposait donc que des allégations imprécises soulevées par M. Ilitchev qui, selon ses propres dires, seraient prouvées lorsque les documents pertinents seraient produits. La preuve documentaire versée au dossier, notamment les billets à ordre signés par M. Ilitchev à titre personnel, appuient la thèse de l’intimé. Cette preuve à laquelle s’ajoutent, d’une part, les incohérences surprenantes et les passages non plausibles du témoignage de M. Ilitchev, et d’autre part, le fait qu’il n’ait pas fourni d’éléments de preuve au soutien de sa défense place la présente cause dans la même catégorie que Royal Bank of Canada v. Feldman (1995), 23 O.R. (3d) 798, à la page 800 (Div. Gén.), appel annulé 27 O.R. (3d) 322 (C.A.), cause dans laquelle la Cour affirme que [TRADUCTION] « […] considérant l’ensemble de la preuve, celle présentée par le défendeur est si fourbe qu’elle ne soulève pas de question litigieuse ». Voir également 1061590 Ontario Ltd. v. Ontario Jockey Club (1995), 21 O.R. (3d) 547, à la page 557 (C.A.); Blackburn v. Lapkin (1996), 28 O.R. (3d) 292, à la page 313 (Div. Gén.); Transamerica Life Insurance Co. of Canada v. Canada Life Assurance Co. (1996), 28 O.R. 423 aux pages 434 et 435 (Div. Gén.), conf. [1997] O.J. No. 3754 (C.A.).

 

 

(b) Les autres prêts

 

[10] L’intimé demande également le remboursement de deux prêts. Un de ces prêts s’élève à 7 500 $CAN, l’autre à 7 500 $US. La preuve quant à ces prêts est contradictoire. L’intimé insiste pour dire qu’il s’agissait de prêts personnels consentis à M. Igor Ilitchev pour aider un ami en Russie. M. Ilitchev nie cela. Il nie en outre que l’intimé lui a avancé quelque argent que ce soit par le biais de ces prêts. Il se fonde sur le fait que les billets à ordre garantissant les prêts ont été exécutés au nom de Northwest uniquement et non pas à titre personnel. Il soutient que les billets à ordre visaient à garantir ses honoraires d’intermédiation pour avoir présenté Northwest à certains autres investisseurs. La responsabilité de Northwest à l’égard des billets à ordre n’est pas contestée.

 

[11] Le juge des motions n’a pas traité séparément de ces prêts ou de ces billets d’une part et de la transaction relative à Thermal d’autre part.

 

[12] À la lumière de cette preuve contradictoire et du fait que les billets ont été exécutés uniquement au nom de Northwest, et non pas au nom de M. Ilitchev personnellement, j’estime qu’il existe une question litigieuse et que le juge des motions a commis une erreur en rendant un jugement sommaire contre Igor Ilitchev et Marina Ilitchev pour la valeur de ces billets.

 

2. Les demandes qui pèsent sur Marina Ilitchev

 

[13] La motion en jugement sommaire présentée par l’intimé contre Marina Ilitchev était fondée sur une preuve très ténue. L’intimé a juré qu’il a vu une carte d’affaires où figurait le nom de Marina à titre de membre de la direction de Northwest. De plus, certains éléments de preuve démontrent qu’elle a signé une garantie personnelle pour l’investissement d’un autre investisseur. En revanche, l’intimé n’a pas eu de contact avec Marina Ilitchev. Il n’a présenté aucune preuve selon laquelle elle a personnellement agi frauduleusement, ni aucune preuve établissant un lien entre elle et le comportement fautif d’Igor Ilitchev. Ainsi, la cause de l’intimé contre Marina Ilitchev reposait essentiellement sur le fait qu’elle n’a fourni aucune preuve niant qu’elle avait une connaissance personnelle des manoeuvres frauduleuses d’Igor Ilitchev ou qu’elle en était complice.

 

[14] Le juge des motions a admis que la cause contre Marina Ilitchev n’était [TRADUCTION] « pas aussi limpide que celle contre Igor ». Il a néanmoins conclu que : [TRADUCTION] « comme elle n’a pas tout mis en oeuvre pour nier au moyen d’un affidavit l’allégation selon laquelle elle était membre de la direction d’une compagnie utilisée comme instrument d’une fraude ou de manière irresponsable au point de provoquer une perte pour le demandeur, sa position est tout aussi indéfendable que celle d’Igor ».

 

[15] Avec tout le respect que je lui dois, j’estime que le juge des motions a commis une erreur en droit en concluant de la sorte. Il n’y avait pratiquement pas assez d’éléments de preuve pour conclure qu’elle était un membre de la direction de Northwest. En outre, quoi qu’il en soit, le simple fait d’assumer une telle fonction, sans plus, dans une compagnie utilisée comme instrument d’une fraude, n’est pas suffisant pour donner ouverture à une responsabilité personnelle : voirScotiaMcLeod Inc. c. Peoples Jewellers Ltd. (1995), 26 O.R. (3d) 481 (C.A.). À mon avis, la preuve présentée par l’intimé dans le cadre de la motion en jugement sommaire n’était pas suffisamment probante pour démontrer prima facie la responsabilité personnelle de Marina Ilitchev. Il est vrai qu’une partie qui fait face à une motion en jugement sommaire a l’obligation de tout mettre en oeuvre pour démontrer que cette motion n’est pas fondée. Il n’en demeure pas moins qu’il faut qu’elle ait à répondre à une cause véritable. Selon moi, l’intimé n’a pas présenté d’éléments de preuve qui justifieraient de rendre un jugement contre Marina Ilitchev. Dans les circonstances, il ne saurait être question de conclure à la responsabilité de cette dernière uniquement parce qu’elle a omis de répondre à la motion. Ainsi, le juge des motions a commis une erreur en droit en rendant un jugement sommaire contre elle.

 

Conclusion

 

[16] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel en partie. Je modifierais le jugement en modifiant le paragraphe 2 de façon à ce qu’il prévoie que Northwest et Igor Ilitchev sont responsables pour 145 000 $ et que Northwest Financial & Investment Corporation est également responsable pour 19 000 $. Le paragraphe 3 du jugement devrait être modifié de manière à ce qu’il prévoie que l’ordonnance quant aux dépens est rendue contre Northwest et Igor Ilitchev. La motion en jugement sommaire présentée contre Marina Ilitchev devrait être rejetée. En revanche, dans les circonstances de la présente affaire, comme toutes les parties étaient représentées par le même avocat, je ne modifierais pas l’ordonnance rendue par le juge des motions quant aux dépens.

 

[17] Puisque tous les appelants étaient représentés par le même avocat et considérant le succès mitigé du présent appel, j’estime que les parties devraient chacune assumer leurs propres dépens en appel.

 

 

Jugement rendu le : 6 août 2003 « SB »

 

 

 

Le juge Robert Sharpe, de la Cour d’appel

[TRADUCTION] « Je souscris aux motifs du juge Sharpe. »

Le juge S. Borins, de la Cour d’appel

[TRADUCTION] « Je souscris aux motifs du juge Sharpe. »

Le juge Robert P. Armstrong de la Cour d’appel