COUR D’APPEL DE L’ONTARIO
Les juges WEILER, SHARPE et BLAIR, J.C.A.
ENTRE
SA MAJESTÉ LA REINE
Intimée
‑ et ‑
ROBERT SARRAZIN, DARLIND JEAN et WOLFSON CETOUTE
appelants
) David Finley et Feroza Bhabha,
) pour l’intimée
)
) Russell Silverstein,
) pour l’appelant Sarrazin
)
) W. Mark Wallace,
) pour l’appelant Jean
)
) Patrick F.D. McCann,
) pour l’appelant Cetoute
)
) Appel entendu les 13 et
) 14 décembre 2004
Sur appel formé contre les verdicts de culpabilité rendus le 30 juin 2000 par le juge Albert Roy et un jury, et contre l’extension de la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle, attachée à la peine prononcée
Le juge R.A. BLAIR, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
Aperçu général
[1] Il y a en l’espèce appel respectivement formé par Robert Sarrazin et Darlind Jean contre le verdict, rendu à leur égard, de culpabilité de meurtre au deuxième degré sur la personne d’Apaid Noel, et contre les verdicts de culpabilité d’infractions moins graves, savoir l’utilisation d’une arme à feu dans la perpétration d’un acte criminel et la possession d’une arme prohibée. Ils demandent aussi l’autorisation d’interjeter appel et, si l’autorisation est accordée, interjettent appel de l’extension à 18 ans de la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle, qu’a imposée le juge de première instance au moment du prononcé de la peine. Le troisième appelant, Wolfson Cetoute, interjette appel du verdict, rendu à son égard, de culpabilité d’homicide involontaire coupable.
[2] Apaid Noel a été abattu à coups de feu devant le Theatre Nightclub d’Ottawa au petit matin du 19 février 1998. Il est mort 26 jours après d’une embolie pulmonaire, après son traitement et sa sortie d’hôpital; il se trouve que cette embolie résultait de la blessure par balle. Le meurtre était un règlement de comptes entre gangs de rue.
[3] La défense n’a cité aucun témoin. Elle attaquait les failles des preuves produites par le ministère public au sujet de l’identification des appelants comme participants au crime, y compris la méthode de défilé d’identification suivie par la police, ainsi que les contradictions entre les témoignages de plusieurs témoins à charge. Essentiellement, elle soutenait que l’ensemble des preuves produites laissait planer un doute raisonnable, et que le ministère public ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombait de prouver que les appelants étaient coupables.
Les points litigieux
[4] Cet appel soulève plusieurs questions difficiles, dont la première est celle des droits linguistiques de l’accusé.
[5] Les appelants sont tous francophones. En première instance, MM. Sarrazin et Cetoute, dont l’avocat respectif était anglophone, ont demandé un procès en anglais. De son côté, M. Jean, dont l’avocat était francophone, a demandé un procès en français. Bien que le juge de première instance ait rendu des ordonnances pour faire droit à ces requêtes, il a conduit un procès bilingue.
[6] Les appelants soutiennent que ce procès bilingue portait atteinte au droit qu’ils tiennent du Code criminel de passer en jugement dans la langue officielle de leur choix. Citant les principes dégagés par la Cour suprême du Canada dans R. c. Beaulac(1999), 134 C.C.C. (3d) 481, et les dispositions des articles 530 et 530.1 du Code criminel, ils font valoir que le juge de première instance était tenu par la loi de scinder l’affaire et d’ordonner des procès séparés en anglais (pour les appelants Sarrazin et Cetoute) et en français (pour l’appelant Jean). Il ne pouvait pas conduire un procès bilingue.
[7] En outre, ils présentent divers motifs d’appel communs, soutenant que le juge de première instance s’est fourvoyé :
1) en admettant en preuve des déclarations hors norme judiciaire, faites par le défunt entre la date de l’agression et le moment de sa mort;
2) en admettant en preuve le témoignage d’experts sur les gangs de rue et sur l’affiliation des appelants Sarrazin et Jean au gang Crack Down Posse en particulier;
3) en informant le jury que même un verdict de non-culpabilité devait être exclusivement fondé sur les preuves et témoignages auxquels il ajoutait foi (« l’erreur du type Miller »); et
4) dans ses directives au jury sur :
(1) l’identification par les témoins oculaires;
(2) le mobile; et
(3) le doute raisonnable.
[8] M. Cetoute soulève encore pour sa part des questions au sujet de l’admissibilité en preuve des déclarations qu’il avait faites le 21 mai et le 5 novembre 1998. Il soutient que le juge de première instance a commis une erreur faute d’avoir conclu :
a) qu’il était en état de détention au moment de l’entrevue du 21 mai et qu’ainsi, il avait le droit d’être prévenu et informé des droits qu’il tient de l’alinéa 10b) de la Charte des droits et libertés;
b) que ses déclarations n’étaient pas volontaires;
c) qu’il y a eu atteinte à son droit de garder le silence; et,
d) ses déclarations du 5 novembre étaient viciées par le déni de son droit à l’assistance d’un avocat au moment de sa déposition du 21 mai, ou par leur caractère involontaire.
[9] À l’ouverture de l’audition de l’appel, M. Wallace a fait savoir au nom de tous les avocats de la défense qu’ils ne poursuivraient pas le motif d’appel fondé sur les témoignages au sujet des gangs. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner ce point.
[10] Enfin, les appelants Sarrazin et Jean contestent la décision du juge de première instance d’étendre à 18 ans la période de leur inadmissibilité à la libération conditionnelle.
Conclusions
[11] À mon avis, la décision du juge de première instance d’admettre en preuve les déclarations du défunt, et sa directive par laquelle il informait le jury que même un verdict de non-culpabilité devait être uniquement fondé sur les preuves et témoignages auxquels celui-ci ajoutait foi, constituent autant d’erreurs dirimantes qui imposent d’ordonner un nouveau procès. Vu l’importance de la question de la langue et étant donné que le juge qui présidera le nouveau procès aura besoin de directives à ce sujet, il faut résoudre aussi cette question. À mon avis, le juge de première instance n’a commis une erreur ni en conduisant un procès bilingue dans les circonstances de la cause, ni dans la façon dont il l’a fait. Je ne ferais donc pas droit à ce motif d’appel.
[12] Je ne suis pas d’avis qu’il ait commis une erreur dans ses directives au jury au sujet de l’identification par les témoins oculaires, du mobile ou du doute raisonnable, et je ne trouve pas fondés les arguments proposés individuellement pour M. Cetoute. Je ne ferais donc pas droit à ces motifs d’appel non plus.
[13] Puisque j’ai conclu qu’il faut ordonner la tenue d’un nouveau procès, il est inutile d’entendre l’appel formé contre la peine appliquée.
[14] Les motifs par lesquels je suis arrivé à ces conclusions sont les suivants.
B. LES FAITS DE LA CAUSE
La fusillade
[15] Le ministère public faisait valoir en première instance qu’au petit matin du 19 février 1998, les trois appelants ont coopéré pour assassiner Apaid Noel devant le cabaret en question à Ottawa, où la victime et son frère, Aschley Noel, étaient en train de distribuer des dépliants de publicité d’un événement. Selon le ministère public, les appelants Jean et Cetoute détournaient l’attention de M. Noel cependant que l’appelant Sarrazin s’est approché de celui-ci par derrière puis lui a tiré dans le bras et dans l’abdomen avec un fusil de chasse de calibre 12 à canon scié.
[16] Apaid Noel serait un membre d’un gang de rue haïtien de Montréal, appelé les Bo Gars (bien qu’il l’eût nié devant la police). Sarrazin et Jean étaient les membres d’un gang de rue rival, la Crack Down Posse (CDP) et, plus particulièrement, d’un groupe d’élite de ce gang, appelé les Kase Breeze (KB). Selon le ministère public, M. Noel a été tué à cause d’un conflit continu entre les deux gangs.
[17] Aschley Noel a témoigné qu’avant la fusillade, il y avait une confrontation entre Apaid et les trois hommes au cours de laquelle ceux-ci raillaient son frère, lui disant qu’il allait mourir cette nuit-là. L’un d’entre eux lui a dit qu’un certain Emmanuel Zephir – le chef du gang CDP – et son fils le recherchaient. Les trois hommes sont partis, puis sont revenus quelques minutes après et la fusillade a eu lieu. Apaid a été d’abord blessé au bras. Les deux autres hommes ayant encouragé le tireur à « le finir », celui-ci lui a tiré encore dessus, cette fois dans l’abdomen. Aschley a alors arraché le fusil des mains du tireur, et une empoignade s’en est suivie. Les trois hommes se sont alors enfuis dans un véhicule. À son arrivée sur le lieu du crime, la police a trouvé Aschley au bord de l’hystérie. Elle lui a pris le fusil des mains.
[18] L’identification des tueurs de la victime était le point crucial au procès de première instance. Aschley, dont le témoignage a été vigoureusement contesté au procès comme n’étant pas digne de foi, a donné une description générale des agresseurs, disant qu’il connaissait le tireur de vue mais ne connaissait pas son nom. Peu de temps après la fusillade, reprenant conscience après l’intervention chirurgicale mais toujours sous l’effet de la morphine, Apaid a identifié l’appelant Jean comme étant l’un de ses agresseurs, et l’appelant Sarrazin comme pouvant être le tireur. Quelques jours après, il l’a plus catégoriquement identifié comme étant le tireur. Le portier du cabaret Theatre disait que M. Jean et M. Sarrazin, en compagnie d’Emmanuel Zephir (et de son fils), se trouvaient au cabaret la nuit de la fusillade. M. Sarrazin s’est volontairement rendu à la police le 25 février 1998, et M. Jean, le 3 mars.
[19] Apaid Noel a aussi parlé à la police d’un troisième agresseur, dont il a donné le signalement mais dont la police n’avait pas une photographie dans ses dossiers. L’appelant Cetoute est devenu un suspect après que la petite amie d’Apaid a donné son nom à la police, qui l’a interrogé le 21 mai 1998. Cependant, la police n’a pu obtenir une identification photographique parce qu’elle n’avait pas sa photo dans ses fichiers jusqu’à ce qu’il fût arrêté en novembre, sous un chef d’inculpation n’ayant aucun rapport avec l’affaire en instance. Cette fois, huit mois après la fusillade, Aschley a identifié M. Cetoute par sa photographie mélangée avec d’autres. Celui-ci a été arrêté le 5 novembre.
Le témoignage au sujet des gangs de rue
[20] Deux agents du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal (SPCUM) ont été cités à titre d’experts sur les gangs de rue haïtiens de Montréal et sur les divers individus qui en faisaient partie. Le juge de première instance a admis leur témoignage en preuve après un voir- dire, tout en convenant qu’il nécessitait un examen approfondi. Par suite, un exposé conjoint des faits a été présenté au jury. Bien que les appelants contestent l’admission de cet élément de preuve dans leurs motifs d’appel, du fait que l’avis d’experts était en partie fondé sur des renseignements protégés par le secret garanti aux indicateurs de police et que la source des renseignements n’était pas divulguée, et en raison de la nature dommageable de certains éléments de ce témoignage, les avocats de la défense ont retiré ce motif d’appel à l’ouverture de l’audition de l’appel.
[21] L’exposé conjoint des faits établit ce qui suit :
La CDP et les Bo Gars étaient deux parmi plusieurs gangs de rue haïtiens rivaux à Montréal, connus pour le conflit violent qui les oppose.
Darlind Jean et Robert Sarrazin faisaient partie de la CDP.
Emmanuel Zephir est le chef de la CDP.
Apaid Noel faisait partie des Bo Gars.
Rien n’indique que Wolfson Cetoute ou Aschley Noel fassent partie de quelque gang de rue que ce soit.
Les membres de gangs de rue s’identifient souvent par des tatouages (MM. Sarrazin et Jean portaient l’un et l’autre un tatouage représentant une mitraillette avec l’inscription AKB Niggers@ en surimpression).
Les déclarations de Wolfson Cetoute
[22] En mars 1998, le nom de M. Cetoute a été porté à la connaissance de la police ainsi que le fait qu’il fréquentait une adresse avec laquelle les deux autres appelants avaient aussi un lien. Elle n’a cependant pas réussi à se faire délivrer un mandat d’arrêt contre lui, faute de preuve suffisante pour fonder un motif raisonnable. Cependant, M. Cetoute est demeuré un suspect et, le 21 mai, les sergents Wisker et Lachance (ce dernier faisant fonction d’interprète) se rendent chez lui pour prendre ses dépositions. M. Cetoute leur a parlé dans le couloir devant la porte de son appartement; la conversation s’est poursuivie à bord de la voiture de patrouille à la demande des policiers. Il a été ensuite amené de son plein gré à bord de ce véhicule – toujours à la demande des policiers – au poste de police, où il a été enfermé dans une pièce verrouillée et où il a fait une déposition « de norme K.G.B. », répétant plus ou moins ce qu’il avait dit aux deux policiers chez lui. M. Cetoute n’a pas été informé que la police le considérait comme un suspect, ce qu’il était à ses yeux, mais seulement qu’il était interrogé en qualité de témoin. À aucun moment il n’a été informé de son droit à l’assistance d’un avocat.
[23] En mai 1998, la police n’avait pas une photographie de M. Cetoute. Comme noté supra cependant, elle a obtenu sa photographie après qu’il eut été subséquemment arrêté en octobre 1998 sous un chef d’inculpation n’ayant aucun rapport avec l’affaire en instance. Aschley Noel l’a identifié par sa photo mélangée à d’autres, et M. Cetoute a été arrêté le 5 novembre 1998, au palais de justice d’Ottawa, où il comparut sous l’autre chef d’inculpation. Il a été informé de son droit à l’assistance d’un avocat au moment de l’arrestation, et il a parlé à un avocat avant de parler à la police. Il dit au sergent Lachance que son avocat lui avait conseillé de ne rien dire. Le sergent lui a donné lecture d’un avertissement secondaire, savoir que s’il avait parlé à qui que ce fût d’autre au rez-de-chaussée, il ne fallait pas que ces conversations l’influencent au point de dire quoi que ce fût à ce moment-là, puis lui a dit :
Si tu ne veux pas nous dire quelque chose, tu ne – tu n’a pas à le dire. Tout ce qu’ils ont dit, ça n’a rien à voir avec aujourd’hui. Comprends-tu que si tu ne veux pas parler, pas de problème. Si tu ne veux pas parler, pas de problème. C’est ton choix. Okay?
[24] Cependant, le sergent Lachance n’a pas informé M. Cetoute qu’il n’était pas obligé de répéter ce qu’il avait dit aux policiers lors de leur rencontre précédente en mai. Qui plus est, il a continué à l’interroger bien que celui-ci eût réitéré que son avocat lui avait conseillé de ne rien dire, et que le sergent Lachance eût conscience qu’il voulait exercer son droit de garder le silence.
[25] Au cours de ces entrevues, M. Cetoute a reconnu qu’il se trouvait au cabaret la nuit en question. Il buvait avec MM. Sarrazin et Jean qui ont quitté le cabaret quatre ou cinq minutes avant son propre départ. Une fois sorti dans la rue, il a vu Darlind Jean et Robert Sarrazin parler avec Apaid Noel. C’était une querelle. Il a entendu des coups de feu et a vu M. Noel par terre. Il n’a pas vu qui a tiré, et niait toute part dans la fusillade.
Les déclarations d’Apaid Noel
[26] Le ministère public a produit cinq déclarations hors norme judiciaire, faites par le défunt à la police entre la date de la fusillade et sa mort :
a) 19 février 1998 (réponse gestuelle puis réponse verbale aux questions de l’agent de police);
b) 20 février 1998 (déclaration enregistrée sur bande magnétique à l’hôpital);
c) 25 février 1998 (déclaration consignée dans les notes de l’agent de police);
d) 3 mars 1998 (déclaration consignée dans les notes de l’agent de police); et
e) 10 mars 1998 (déclaration enregistrée sur bande magnétique à l’hôpital).
L’entrevue du 19 février
[27] À 3 h 02, sur le lieu même de la fusillade, l’agent de police Ghadban a demandé au défunt s’il savait qui a tiré sur lui. Il répond par l’affirmative en hochant la tête, mais ne dit rien. Le même jour, à 18 h 13, pendant qu’il était toujours dans un état critique à l’hôpital, il a dit au sergent Lachance qu’il ne savait pas qui lui avait tiré dessus, mais qu’il connaissait ces individus de vue. L’admission en preuve de ces premières déclarations n’a guère été contestée.
L’entrevue du 20 février
[28] Le sergent Lachance n’a pu prendre une déclaration d’Apaid Noel lorsqu’il se rendit la première fois à l’hôpital, le matin du 20 février. Dans le courant de la journée cependant, le sergent Wisker et lui-même ont recueilli une déclaration enregistrée sur bande magnétique. M. Noel était encore abruti à la suite de l’intervention chirurgicale et souffrait beaucoup. Il prenait de la morphine mais a fait savoir qu’il était disposé à répondre aux questions. Au cours de l’entrevue, il a dit aux policiers qu’il y avait « trois ou même quatre » individus impliqués dans la fusillade, qu’il connaissait de vue deux des agresseurs, mais qu’il ne connaissait pas leurs noms. Les policiers lui ont montré deux séries de photographies (sans lui avoir demandé au préalable de donner un signalement des auteurs du crime, ce qui était une dérogation à la procédure normale). Il a correctement identifié « Darlind » parmi les photos, disant qu’il était l’un des individus présents, et il a reconnu la photo de M. Sarrazin, bien qu’il n’ait pu le nommer. Il a fait vaguement, juste vaguement, le lien entre cet individu et la fusillade dans le passage suivant :
[TRADUCTION]
Le sergent Wisker : Photographie numéro deux. Reconnaissez-vous cet individu?
Apaid Noel : Je l’ai vu avant.
Le sergent : Oui. Quand l’avez-vous vu, Apaid?
Apaid Noel : Je ne suis pas certain. Peut-être qu’il était là.
Le sergent Wisker : Oui.
Apaid Noel : Peut-être qu’il était là.
Le sergent Wisker : Est-ce qu’il était l’un de ceux qui étaient là cette nuit?
Apaid Noel: Peut-être. Je ne suis pas vraiment certain.
. . .
Le détective Lachance : Voulez-vous que je tienne les deux?
Le sergent Wisker : Oui, voulez-vous bien montrer les photos de nouveau? Il y a deux photos là, Apaid, numéro deux et numéro quatre (Sarrazin et Jean respectivement). Est-ce que l’un de ces deux messieurs était l’un de ceux qui vous ont tiré dessus dans la nuit du mercredi?
Apaid Noel : Celui-ci, je pense, numéro deux.
Le sergent Wisker : Très bien. Vous pensez que c’était le numéro deux qui tenait le fusil?
Apaid Noel : Je pense.
. . .
Le sergent Wisker : Savez-vous pourquoi il vous a tiré dessus? Savez-vous pour quelle raison?
Apaid Noel : Non. Je ne . . . si c’est numéro deux. Si c’est numéro deux qui m’a tiré dessus. Je ne lui ai jamais parlé avant. Si c’est lui qui m’a tiré dessus. C’est parce qu’ils sont amis.
Le sergent Wisker : À cause de l’ami? À cause de son ami?
Apaid Noel : Oui.
Le sergent Wisker : Et qui est cet ami?
Apaid Noel : C’est ce gang CDP.
Le sergent Wisker: Ils sont tous membres de la CDP? Pardon, c’est ça que vous avez dit?
Apaid Noel : Ils sont . . . ils sont membres du gang CDP.
L’entrevue du 25 février
[29] Apaid Noel a encore parlé aux policiers le 25 février. Le sergent Wisker s’est rendu à l’hôpital pour s’enquérir de son état et non pour prendre ses dépositions, mais M. Noel s’est réveillé et voyant que le policier était là, a demandé à lui parler. L’entrevue n’a pas été enregistrée sur bande magnétique. Le sergent Wisker en a pris des notes.
[30] Mr. Noel a demandé à regarder les photos de nouveau. Il a nommé « Bobby » l’individu figurant sur la photo no 2, disant : « C’est lui le type qui m’a tiré dessus deux fois », et ajoutant qu’il connaissait de vue Bobby et Darlind. Il a donné d’autres détails sur la fusillade, précisant que le troisième suspect, qui était plus jeune, plus petit et portait une cicatrice au-dessus de l’oeil droit, y participait en lui parlant pour détourner son attention. Il dit qu’il se souvient que le troisième individu a dit après la fusillade : « Allons, Bobby, filons. »
L’entrevue du 3 mars
[31] Le sergent Wisker et le détective Lachance se rendent de nouveau à l’hôpital le 3 mars pour voir comment allait M. Noel. Celui-ci était bien plus alerte et plus bavard que lors de leurs précédentes visites. Il mentionne un article paru dans le journal Ottawa Citizen avec les photos de M. Sarrazin et de M. Jean et donne cette précision : « La photo dans le Citizen, c’est celle de Bobby, non pas Robert, le type qui m’a tiré dessus. » Il ajoute que l’individu en question avait changé sa coiffure qui consistait en tresses serrées, et qu’il l’avait vu trois fois auparavant : une fois à Montréal avant la fusillade, la deuxième fois lors de la fusillade, et enfin dans la photo parue dans le journal. Le sergent Wisker a pris note des points principaux de la conversation.
L’entrevue du 10 mars
[32] La dernière déclaration a été recueillie le 10 mars. Elle était enregistrée sur bande magnétique mais n’était pas conforme à la norme « K.G.B. » puisque ce n’était pas une déclaration solennelle ou sous serment et que M. Noel n’avait été prévenu de l’importance qu’il y avait de dire la vérité qu’à la fin de l’entrevue. Il n’était pas drogué et le pronostic était qu’il survivrait à ses blessures.
[33] Dans sa déclaration du 10 mars, M. Noel était plus lucide que lors de ses entrevues précédentes avec la police. Il a donné une version plus détaillée de ce qui, d’après lui, s’était passé au moment de la fusillade. Il explique que lui-même et Aschley sont arrivés au cabaret vers 2 h 45 pour distribuer aux gens qui partaient des dépliants de promotion d’un événement qu’il organisait pour le 5 mars. Darlind est sorti du cabaret et a commencé à lui parler, de même qu’un troisième individu (qu’il n’a pas identifié). Les deux lui ont dit qu’Emmanuel Zephir et son fils “ étaient sortis + – c’est-à-dire sortis de prison – et le cherchaient. Cet avertissement se rapportait à un incident précédent au cours duquel Apaid Noel dit qu’il avait été menacé par le fils et à la suite duquel il avait porté plainte auprès de la police (ce qui était mal vu dans le milieu). L’individu surnommé « Bobby » était avec eux. M. Jean et le troisième individu continuaient à parler sans arrêt pour retenir l’attention de M. Noel. Bobby s’est approché alors avec une arme et lui a tiré dans le bras. Il est tombé par terre. Bobby a armé le fusil une seconde fois et lui a tiré dans le dos. Aschley a réussi à désarmer Bobby et après une empoignade, les agresseurs se sont enfuis. Une femme s’st approchée pour venir en aide à la victime.
[34] M. Noel a été interrogé au sujet des gangs et de ses agresseurs. Il dit qu’il n’était pas certain de ce que représentait le sigle « CDP » mais que ça devait être « Crack Down Posse ». Il niait être un membre des Bo Gars. Il a donné le signalement de chacun de ses agresseurs, mais ce signalement n’était pas exactement conforme à celui donné par d’autres témoins, en particulier par son frère Aschley. Entre autres, il dit que « Bobby » avait ses cheveux en tresses la nuit de la fusillade, alors que selon Aschley, le tireur avait « les cheveux ras ». Il dit aussi que M. Jean avait une cicatrice sur le front, ce qui n’est pas vrai.
[35] Le sergent Wisker reconnaît qu’il est manifeste que certains renseignements donnés par M. Noel venaient d’Aschley et avaient leur source dans le téléphone de brousse des milieux haïtiens.
[36] Ce fut là la dernière déclaration d’Apaid Noel. Bien qu’il fût suffisamment rétabli pour sortir de l’hôpital, il a eu chez lui une embolie pulmonaire dont il est mort le 18 mars.
C. ANALYSE
La question de la langue du procès
[37] J’examinerai en premier lieu la question de la langue du procès.
[38] L’article 530 du Code criminel, ou son équivalent, a été proclamé en vigueur en Ontario le 1er décembre 1979. Bien que le « procès bilingue » soit chose courante en nombre de localités de la province, le point soulevé dans cet appel – savoir si les dispositions des articles 530 et 530.1 du Code criminel permettent au tribunal d’ordonner la tenue d’un procès bilingue, dans lequel le juge et les avocats emploient indifféremment l’une et l’autre langues officielles, à la différence du procès tenu dans une seule langue officielle devant un juge des faits bilingue – n’a guère retenu l’attention dans la jurisprudence ontarienne. Les appelants soutiennent que pareil procès leur dénie leur droit fondamental et absolu de passer en jugement dans la langue officielle de leur choix. C’est la première fois que cette question est soumise directement à la Cour.
[39] Cette question se pose en l’espèce dans le contexte d’un procès conjoint, dans lequel les trois accusés doivent répondre du chef de meurtre commis par entreprise commune sur la personne du défunt. Elle doit donc être examinée à la lumière du principe bien établi selon lequel ceux qui sont accusés d’avoir comploté de commettre un acte criminel doivent normalement être jugés ensemble.
[40] Notons tout d’abord que le concept de « procès bilingue » ne signifie pas toujours la même chose pour tout le monde. Dans R. c. Edwards, [1998] Q.J. No. 1420 (C.S.), le juge Béliveau s’est penché sur la confusion qui caractérise l’usage de cette expression. Au paragraphe 86, il a fait la distinction entre ce qu’il appelait le « bilinguisme intégral » et le « bilinguisme passif ». Le premier de ces deux concepts, dit-il, caractérise le procès dans lequel tous les témoignages et preuves documentaires sont traduits dans les deux langues officielles; la cause R. c. Gauvin (1995), 169 N.B.R. (2d) 161 (B.R.N.-B.) en est un exemple. La seconde approche, qu’il préfère, est celle qui caractérise le procès dans lequel chacun parle sa propre langue officielle et est compris de tous les autres qui, au besoin, peuvent avoir recours aux services d’un interprète. Si ce concept signifie que l’accusé a le droit de parler, de se faire comprendre et de se faire adresser la parole dans la langue officielle de son choix, alors l’affaire en instance tombe dans cette catégorie. Tout au long des présents motifs, « procès bilingue » s’entendra du procès devant un juge et un jury qui parlent les deux langues officielles du Canada, au cours duquel le français et l’anglais s’emploient de façon interchangeable à titre de langues courantes, selon celui qui parle et selon le contexte, avec services de traduction et d’interprétation disponibles au besoin. Je pense que pareil sens s’accorde mieux avec ce qu’on entend généralement par ce concept dans la pratique courante : les juges et les poursuivants sont bilingues, mais la langue courante des autres pourrait être l’une ou l’autre des langues officielles, et les services de traduction et d’interprétation sont assurés au besoin.
[41] Ce qui s’est passé dans cette affaire, c’est que le juge de première instance a commencé par faire droit à la requête faite par M. Jean d’un procès en français et par MM. Sarrazin et Cetoute, d’un procès en anglais. Puis, après avoir considéré toutes les circonstances de la cause – y compris le fait que les accusés étaient sous le coup d’un chef d’accusation d’entreprise commune – il a rendu en fait une ordonnance sous le régime du paragraphe 530(5) du Code, pour modifier son ordonnance initiale et ordonner que les accusés passent en jugement devant un juge et un jury qui parlent les deux langues officielles du Canada. Il a conduit ce procès dans les deux langues officielles, comme noté supra. Le ministère public a adressé au jury son exposé introductif en français, mais sa péroraison en anglais. Le juge de première instance parlait anglais avec les avocats anglophones, et français avec les avocats francophones. Il passait de l’une à l’autre langue dans ses communications avec le jury et dans ses directives à celui-ci. Les avocats de M. Sarrazin et de M. Cetoute procédaient, interrogeaient et contre-interrogeaient les témoins et s’adressaient au jury, en anglais. Celui de M. Jean le faisait en français. L’interprétation simultanée d’une langue à l’autre était disponible pour tous les participants (sauf le juge et les jurés). Neuf témoins témoignaient en français et 29 autres, en anglais. Ils étaient interrogés par les avocats dans la langue officielle de leur choix.
[42] Les appelants soutiennent que le juge de première instance a commis une erreur en conduisant un tel procès, qui faisait que le juge et le poursuivant ne parlaient pas la langue officielle de leur choix (le français pour M. Jean et l’anglais pour MM. Sarrazin et Cetoute) pendant de longs intervalles, portant ainsi atteinte à leur droit fondamental à un procès dans la langue officielle de leur choix. Ils soutiennent que, à même supposer que le procès doive se dérouler devant un juge siégeant seul ou devant un juge et un jury qui parlent les deux langues officielles du Canada, la langue du procès doit demeurer la langue officielle du choix de l’accusé, et les articles 530 et 530.1 du Code criminel doivent s’interpréter en conséquence.
[43] Je ne juge pas cet argument fondé. À mon avis, le Code permet un « procès bilingue » si les circonstances le justifient. Qui plus est, le droit de l’accusé d’être jugé dans la langue officielle de son choix doit être considéré à la lumière du principe général qui prescrit le procès conjoint pour ceux qui sont poursuivis pour entreprise criminelle commune. Le juge de première instance a exercé à bon droit le pouvoir discrétionnaire qu’il tient du paragraphe 530(5) du Code pour ordonner un tel procès dans les circonstances de la cause. Tout un chacun convient que si pareil procès est permis, le processus bilingue en a été respecté de façon impeccable.
Les dispositions du Code criminel relatives à la langue de l’accusé
[44] La partie XVII du Code criminel renferme les dispositions relatives aux droits linguistiques de l’accusé. Les articles 530 et 530.1, qui sont particulièrement applicables en l’espèce, fixent le cadre légal de l’exercice du droit de l’accusé de parler et de se faire comprendre au procès dans la langue officielle qui est la sienne. Ils sont considérés comme l’illustration du principe de la promotion de l’égalité de statut et d’emploi des deux langues officielles du Canada, que prévoit le paragraphe 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés; voir R. v. Simard (1995), 27 O.R. (3d) 116, page 128 (C.A.). En voici les dispositions pertinentes pour notre propos :
Langue de l’accusé
530.(1) Sur demande d’un accusé dont la langue est l’une des langues officielles du Canada, faite au plus tard : . . . [énumération des délais selon le cas] . . .
[le tribunal] [1] rend une ordonnance à l’effet que l’accusé subisse son procès devant [un ou des juges des faits] [2], selon le cas, qui parlent la langue officielle du Canada qui est celle de l’accusé ou, si les circonstances le justifient, qui parlent les deux langues officielles du Canada.
Idem
(2) Sur demande d’un accusé dont la langue n’est pas l’une des langues officielles du Canada, faite au plus tard à celui des moments indiqués aux alinéas (1)a) à c) qui est applicable, . . . [le tribunal]. . . peut rendre une ordonnance à l’effet que l’accusé subisse son procès devant [un ou des juges des faits], selon le cas, qui parlent la langue officielle du Canada qui, de l’avis du [tribunal], permettra à l’accusé de témoigner le plus facilement ou, si les circonstances le justifient, qui parlent les deux langues officielles du Canada.
L’accusé doit être avisé de ce droit
(3) [Le tribunal] devant qui l’accusé comparaît pour la première fois avise l’accusé, s’il n’est pas représenté par procureur, de son droit de demander une ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) et des délais à l’intérieur desquels il doit faire une telle demande.
Renvoi
(4) Lorsqu’un accusé ne présente aucune demande pour une ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) et que . . . [le tribunal] devant qui l’accusé doit subir son procès . . . est convaincu qu’il est dans les meilleurs intérêts de la justice que l’accusé subisse son procès devant [un ou des juges des faits] qui parlent la langue officielle du Canada qui est celle de l’accusé ou, si la langue de l’accusé n’est pas l’une des langues officielles du Canada, la langue officielle du Canada qui, de l’avis du tribunal, permettra à l’accusé de témoigner le plus facilement, le tribunal peut, par ordonnance, s’il ne parle pas cette langue, renvoyer l’accusé pour qu’il subisse son procès devant [un ou des juges des faits] qui parlent cette langue ou, si les circonstances le justifient, qui parlent les deux langues officielles du Canada.
Modification de l’ordonnance
(5) Une ordonnance rendue en vertu du présent article, à l’effet qu’un accusé subisse son procès devant [un ou des juges des faits] qui parlent la langue officielle du Canada qui est celle de l’accusé ou la langue officielle du Canada qui permettra à l’accusé de témoigner le plus facilement peut, si les circonstances le justifient, être modifiée par le tribunal de façon à exiger que l’accusé subisse son procès devant [un ou des juges des faits] qui parlent les deux langues officielles du Canada.
Précision
530.1 Lorsqu’il est ordonné, sous le régime de l’article 530, qu’un accusé subisse son procès devant [un ou des juges des faits] qui parlent la langue officielle qui est celle de l’accusé ou la langue officielle qui permettra à l’accusé de témoigner le plus facilement :
a) l’accusé et son avocat ont le droit d’employer l’une ou l’autre langue officielle au cours de l’enquête préliminaire et du procès;
b) ils peuvent utiliser l’une ou l’autre langue officielle dans les actes de procédure ou autres documents de l’enquête préliminaire et du procès;
c) les témoins ont le droit de témoigner dans l’une ou l’autre langue officielle à l’enquête préliminaire et au procès;
d) l’accusé a droit à ce que le juge présidant l’enquête parle la même langue officielle que lui;
e) l’accusé a droit à ce que le poursuivant – quand il ne s’agit pas d’un poursuivant privé – parle la même langue officielle que lui;
f) le tribunal est tenu d’offrir des services d’interprétation à l’accusé, à son avocat et aux témoins tant à l’enquête préliminaire qu’au procès;
g) le dossier de l’enquête préliminaire et celui du procès doivent comporter
(i) la totalité des débats dans la langue officielle originale,
(ii) la transcription de l’interprétation, et
(iii) toute la preuve documentaire dans la langue officielle de sa présentation à l’audience;
h) le tribunal assure la disponibilité, dans la langue officielle qui est celle de l’>accusé, du jugement – exposé des motifs compris – rendu par écrit dans l’une ou l’autre langue officielle.
L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.), art. 94.
L’effet de ces dispositions
[45] L’article 530 prévoit ainsi trois types de procès du point de vue linguistique, savoir le procès devant un ou des juges des faits qui parlent a) la langue officielle du Canada que parle l’accusé, b) la langue officielle du Canada dans laquelle l’accusé est le plus apte à donner témoignage, ou c) si les circonstances le justifient, l’une et l’autre langues officielles du Canada. L’article 530.1 définit les droits de l’accusé et les obligations de l’État du point de vue de la procédure dans les deux premiers cas.
[46] Bien que les termes de l’article 530.1, pris tels quels, semblent indiquer qu’il ne s’applique pas aux cas où il est ordonné que le procès ait lieu devant un ou des juges des faits qui parlent les deux langues officielles – et certains tribunaux les ont interprétés en ce sens [3] – la Cour suprême du Canada a conclu que cette disposition s’applique aussi en cas d’ordonnance de tenir un procès bilingue. Dans Beaulac, le juge Bastarache a tiré la conclusion suivante au paragraphe 49 :
Aucun argument n’a été présenté concernant le pouvoir discrétionnaire du juge d’ordonner un procès devant un juge et un jury parlant les deux langues officielles du Canada, par opposition à un procès devant un juge et un jury parlant seulement la langue de l’accusé. Il n’y a donc aucune question à trancher concernant le type d’ordonnance qui aurait dû être rendue en l’espèce. Je me contenterai de dire sur ce point que le droit fondamental de l’accusé est respecté dans les deux cas. Par conséquent, l’art. 530.1 s’applique dans les deux cas. Ses dispositions fournissent un guide utile au juge du procès lorsqu’il détermine, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, si les circonstances de l’affaire justifient la désignation d’un juge seul ou d’un juge et d’un jury qui parlent les deux langues officielles du Canada. [C’est moi qui souligne.]
[47] Voir aussi Vanessa Gruben, « Bilingualism and the Judicial System », in Language Rights in Canada, sous la direction de Michel Bastarache, 2e éd. (Québec : Les Éditions Yvon Blais, 2004), page 206. Ainsi donc, si les dispositions de l’article 530 ont pour objet de reconnaître à l’accusé le droit de choisir la langue officielle qui doit être parlée et comprise par le juge ou le juge et le jury devant lesquels il passe en jugement, l’effet conjugué des articles 530 et 530.1 est de renforcer l’exercice de ce droit par une procédure fondamentalement bilingue.
[48] L’arrêt Beaulac représente l’interprétation, qui fait autorité, des articles 530 et 530.1 par la Cour suprême du Canada. Il convient d’en résumer les principes pour notre propos. M. Beaulac avait été jugé pour meurtre à trois reprises. Chaque fois, il a demandé à passer en jugement devant un juge et un jury qui parlaient les deux langues officielles. La Cour suprême et la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont rejeté cette demande, concluant que l’accusé, bien que francophone, était parfaitement capable de parler et de comprendre l’anglais et qu’en conséquence, un procès bilingue n’était pas nécessaire. Saisie de cette question après le troisième procès, la Cour suprême du Canada a ordonné la tenue d’un procès bilingue, en application des dispositions de l’article 530.1. Par motifs prononcés au nom de la majorité, composée de sept juges de la Cour [4], le juge Bastarache a évoqué trois décisions de 1986 par lesquelles la Cour était revenue sur l’approche téléologique et libérale qu’elle avait adoptée jusque là dans l’interprétation des droits linguistiques [5], et il a rétabli cette approche, tirant notamment les conclusions suivantes :
a) les droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des communautés de langue officielle au Canada (paragr. 25);
b) les droits linguistiques sont des droits à part, totalement distincts des principes de justice fondamentale et d’équité procédurale (paragr. 41);
c) les droits linguistiques ont une origine et un rôle complètement distincts. Ils visent à protéger les minorités de langue officielle du pays et à assurer l’égalité de statut du français et de l’anglais;
d) le but du paragraphe 530(1) est de prescrire le droit absolu de l’accusé à un procès dans la langue officielle de son choix, à condition que la demande soit présentée dans les délais voulus (paragr. 31);
e) lorsque la demande n’a pas été faite dans les délais prévus au paragraphe 530(1) mais subséquemment en application du paragraphe 530(4), l’ordonnance en la matière relève du pouvoir discrétionnaire du juge, compte tenu des meilleurs intérêts de la justice. Le principe fondamental est cependant qu’en général, vu l’importance des droits linguistiques et la volonté du législateur d’assurer l’égalité du français et de l’anglais au Canada, il sera dans les meilleurs intérêts de la justice d’accepter la demande faite par l’accusé d’un procès dans la langue officielle de son choix (paragr. 42);
f) le droit visé à l’article 530 est un droit substantiel et non un droit procédural; les tribunaux saisis d’affaires criminelles sont donc tenus d’être institutionnellement bilingues afin d’assurer l’emploi égal des deux langues officielles du Canada;
g) puisque la langue de l’accusé est de nature très personnelle et forme une partie importante de son identité culturelle, le concept de « langue de l’accusé » doit être interprété de façon téléologique et libérale; ce critère est observé quand le tribunal conclut que l’accusé est en mesure de donner des instructions à son avocat et de suivre le déroulement des procédures dans la langue choisie (paragr. 32-34).
[49] Compte tenu de ces principes, est-il indiqué d’ordonner la tenue d’un procès bilingue alors qu’il y a demande de procès dans l’une des deux langues officielles, et plus particulièrement en l’espèce, où différents accusés demandent à être jugés dans une langue officielle différente?
[50] Notons en premier lieu qu’il n’est nulle part question de « procès bilingue » dans la partie XVII du Code. Lest termes de l’article 530, pris tels quels, pourraient donc se prêter à l’interprétation proposée par les appelants, savoir que le législateur se préoccupait de la caractéristique linguistique du ou des juges des faits, et non des modalités linguistiques du procès. Je ne ferais cependant pas droit à cette interprétation, en particulier lorsque les articles 530 et 530.1 sont pris ensemble et aussi à la lumière de l’approche téléologique prescrite par le précédent Beaulac.
[51] Tout d’abord, à supposer que l’argument des appelants soit fondé – savoir que la seule différence entre les trois types d’ordonnances susmentionnés est la différence entre un juge (des faits et du droit) unilingue et un juge (des faits et du droit) bilingue, la langue employée au procès demeurant toujours celle que choisit l’accusé – , il n’est pas nécessaire que la loi prévoie l’alternative d’un juge bilingue pour respecter les droits linguistiques de l’accusé. Le droit linguistique de l’accusé à un procès dans lequel la langue officielle employée est celle qu’il choisit, devant un juge siégeant seul ou un juge et un jury qui parlent cette langue officielle, est tout aussi bien respecté lorsque le procès se tient devant des juges qui sont bilingues (et qui, par conséquent, parlent et comprennent cette langue choisie); voir Beaulac, paragr. 49. Par définition, le juge des faits qui est bilingue s’accorde avec la description du juge « qui parle la langue officielle du Canada qui est celle de l’accusé » ou qui lui permettra de témoigner le plus facilement. Il n’est donc pas nécessaire de prévoir expressément le procès devant un juge qui parle les deux langues officielles du Canada, à moins que le législateur n’ait envisagé quelque chose d’autre lorsqu’il institua le troisième type d’ordonnance.
[52] Puisque les articles 530 et 530.1 définissent le cadre légal de l’exercice des droits linguistiques de l’accusé à son procès, le législateur doit avoir porté son attention sur quelque chose ayant un rapport avec la procédure y relative. Ce qu’il avait pour volonté de prévoir, à mon avis, est – lorsque les circonstances le justifient – une procédure dans laquelle le juge siégeant seul ou le juge et le jury sont bilingues (art. 530) et à la fois le français et l’anglais sont employés, selon la personne qui parle (alinéas 530.1a)-e)), avec services d’interprétation et de traduction assurés le cas échéant (alinéas 530.1f)-h)).
[53] Deux décision de première instance éclairent ce qui était derrière la volonté du législateur de prévoir le procès dans les deux langues officielles à la fois. Dans R. v. Gauvin, op. cit., le juge Deschênes a passé en revue les divers facteurs sous-tendant l’article 530. Mme le juge Gillese a fait de même dans R. v. Le, [2000] O.J. No. 4218 (C.S). Voici ce qu’on peut dégager de ces deux décisions :
a) le procès avec juge et jury bilingues permet aux témoins de déposer dans la langue officielle de leur choix, et de se faire comprendre sans passer par le filtrage de l’interprétation;
b) les documents et pièces peuvent être compris des juges des faits dans leur propre langue;
c) l’accusé peut retenir les services d’un avocat qui parle soit le français soit l’anglais et qui aura le droit d’employer sa langue à toutes les fins tout au long de la procédure;
d) si l’accusé décide de témoigner, il peut le faire dans l’une ou l’autre langue officielle et « déposer directement sans la barrière de l’interprétation » (Le, paragr. 53);
e) le juge qui préside parle les deux langues officielles, ce qui est conforme au droit de l’accusé à ce que le juge présidant le procès parle la langue officielle de son choix;
f) les juges des faits sont en mesure d’apprécier le témoignage des témoins à charge et à décharge dans les deux langues officielles;
g) ce qui réduit considérablement la nécessité de traduire tous les échanges entre les avocats et le juge – échanges souvent longs tout au long du procès, fréquemment compliqués, rapides et difficiles à déchiffrer;
h) ce qui est important, c’est que l’avocat de la défense peut s’adresser au jury dans la langu