Seaway Gas & Fuel Ltd., R. c. (2000), 47 O.R. (3d) 468 (C.A.)

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  • Date : 2024

R. c. Seaway Gas & Fuel Ltd. et al. (1)[Répertorié : R. c. Seaway Gas & Fuel Ltd.]Cour d’appel de l’Ontario, les juges Carthy, Moldaver et MacPherson J.C.A.2 février 2000 

Infractions provinciales – Moyens de défense – Diligence raisonnable – Vente de cigarettes à des personnes âgées de moins de 19 ans – La Loi sur la réglementation de l’usage du tabac prévoit un moyen de défense à l’égard de la vente de cigarettes à un client âgé de moins de 19 ans lorsque le client produit « une forme d’identification prescrite » – La juge de paix a commis une erreur lorsqu’elle a statué que la liste de cinq types de preuve d’âge prévue au Règlement ne fait qu’énumérer à titre indicatif les formes d’identification acceptables – Caractère exhaustif du Règlement – La diligence raisonnable ne peut être invoquée que lorsque l’une des formes d’identification prescrites est produite – Appel de la Couronne accueilli – Loi de 1994 sur la réglementation de l’usage du tabac, L.O. 1994, ch. 10, par. 3(3) – Règl. de l’Ontario 613/94, article premier.

La société intimée a vendu par l’entremise de sa commise, également intimée en l’espèce, des cigarettes à un garçon âgé de 16 ans après que celui-ci lui a présenté, à sa demande, une carte d’étudiant indiquant qu’il était âgé de 19 ans. Les intimées ont été accusées d’avoir vendu du tabac à une personne âgée de moins de 19 ans, contrairement au paragraphe 3(1) de la Loi de 1994 sur la réglementation de l’usage du tabac. Le paragraphe 3(3) de cette Loi prévoit un moyen de défense contre une accusation fondée sur le paragraphe 3(1) lorsque la partie défenderesse a cru que la personne qui a reçu le tabac avait au moins 19 ans parce qu’elle a produit une « forme d’identification prescrite » indiquant son âge et qu’il n’existait pas de motif apparent de douter que le document était authentique. L’article premier du Règlement de l’Ontario 613/94 pris en application de la Loi énonce que [TRADUCTION] « Les formes d’identification suivantes sont prescrites aux fins du paragraphe 3(3) de la Loi » et renferme ensuite une énumération de cinq formes d’identification. La carte d’étudiant ne fait pas partie de la liste. La juge de paix a décidé que la liste figurant à l’article premier du Règlement n’est qu’à titre indicatif et que d’autres formes d’identification peuvent être produites. Jugeant que la commise intimée avait fait preuve de diligence raisonnable, elle a rejeté les accusations. Cette décision a été confirmée en appel, d’où l’appel de la Couronne.

 

Jugement: l’appel devrait être accueilli.

La liste des cinq formes d’identification figurant à l’article premier du Règlement est une liste exhaustive des formes d’identification qu’un vendeur de produits du tabac peut examiner au moment de décider si un client éventuel a le droit d’acheter un paquet de cigarettes.

 

Décisions citées

R. c. Sault Ste-Marie (Ville), [1978] 2 R.C.S. 1299; RJR-Macdonald Inc. c. Canada (procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.

 

Lois citées

Loi sur les infractions provinciales, L.R.O. 1990, ch. P.33, art. 139

Loi de 1994 réglementant l’usage du tabac, L.O. 1994, ch. 10, art. 3(1), (3), (6)

 

Règlements cités

General Regulation, Règl. Ont. 613/94, art. premier, 13

 

Autorités citées

The New Oxford Dictionary of English (1998), « acceptable »

Appel de la Couronne au sujet d’un jugement rejetant un appel d’une décision par laquelle les accusations de vente de produits du tabac à un mineur ont été rejetées.

Me Diane M. Lahaie, pour l’appelante.

Me Leo D. Courville, pour les intimées.

Le jugement de la Cour a été rendu par le juge MacPherson, J.C.A.

 

Introduction

[1] Des milliers de propriétaires et d’exploitants de magasins de l’Ontario vendent des cigarettes aux clients. La question de droit qui se pose dans le présent appel a une incidence pratique importante pour eux. Cette question est celle de savoir quelle est la responsabilité juridique des propriétaires et exploitants de magasins relativement à la vente de cigarettes à des jeunes. Plus précisément, quelles sont les formes d’identification qu’un vendeur peut accepter pour s’assurer qu’un client éventuel est légalement autorisé à acheter des cigarettes?

 

A. Les faits à l’origine du litige

(1) Les parties et les événements

[2] Le 13 août 1997 vers 15h40, Raymond Gervais s’est rendu à l’établissement de Seaway Gas & Fuel Ltd. (« Seaway »), qui est un petit poste d’essence et dépanneur de Cornwall, afin d’acheter des cigarettes. Raymond est né le 26 mars 1981. Par conséquent, il était âgé de 16 ans et n’était pas légalement autorisé à acheter des cigarettes.

[3] Mme Param Phambri, la commise, a demandé une preuve d’identification. Raymond a produit une carte d’étudiant laminée sur la partie supérieure de laquelle figuraient les mots Conseil scolaire public de Stormont, Dundas and Glengarry Public School Board. Le logo ou l’insigne de l’école apparaissait également sur la carte, ainsi qu’une photographie récente de Raymond et la date de naissance du 26 mars 1978 (ce qui prouvait apparemment qu’il était âgé de 19 ans, soit l’âge minimal prescrit pour l’achat de cigarettes).

[4] Mme Phambri a vendu un paquet de cigarettes DuMaurier grand format à Raymond, qui est ensuite sorti du magasin et est reparti à bicyclette. Les inspecteurs Robert Gilchrist et Yves Decoste, deux agents des infractions provinciales qui surveillaient l’établissement Seaway, ont arrêté Raymond à quelques rues du magasin. Celui-ci a indiqué aux inspecteurs son nom et son adresse véritables et a répondu franchement qu’il était né le 26 mars 1981 lorsqu’il s’est fait demander sa date de naissance. Raymond a avoué aux inspecteurs qu’il avait acheté des cigarettes chez Seaway et qu’il avait présenté une carte d’étudiant comme pièce d’identité. Il avait lui-même préparé la carte sur laquelle figurait une date de naissance erronée, le 26 mars 1978, en se servant de son ordinateur.

[5] Plus tard pendant la journée, les inspecteurs Gilchrist et Decoste se sont rendus chez Seaway. Ils ont interrogé Mme Phambri et l’ont informée qu’elle était accusée, sous le régime de la Loi de 1994 réglementant l’usage du tabac, L.O. 1994, ch. 10, d’avoir vendu des produits du tabac à une personne âgée de moins de 19 ans.

[6] Mme Phambri a téléphoné à son mari Kulwant Phambri, le propriétaire et président de Seaway, qui s’est rendu au magasin. Les inspecteurs l’ont informé que des accusations seraient portées à la fois contre Seaway, l’entreprise, et contre Mme Phambri, la commise qui avait fait la vente.

 

(2) Le litige

[7] L’instruction concernant les accusations portées contre Seaway et MmePhambri a eu lieu le 18 mars 1998 devant Madame le juge de paix Louise Rozon. Seaway et Mme Phambri étaient accusées d’avoir contrevenu au paragraphe 3(1) de la Loi de 1994 réglementant l’usage du tabac, qui est ainsi libellé :

3(1) Nul ne doit vendre ni fournir du tabac à quiconque est âgé de moins de 19 ans.

[8] Le 2 juin 1998, Madame le juge de paix Rozon a rejeté les accusations portées contre Seaway et Mme Phambri. Pour en arriver à cette conclusion, elle a tenu compte du paragraphe 3(3) de la Loi de 1994 réglementant l’usage du tabac ainsi que d’un règlement portant sur les formes d’identification prescrites par la Loi.

[9] Le paragraphe 3(3) de la Loi prévoit un moyen de défense à l’encontre d’une accusation portée sous le régime du paragraphe 3(1) :

3(3) Constitue un moyen de défense contre une accusation portée aux termes du paragraphe (1) … le fait que le défendeur a cru que la personne qui a reçu le tabac avait au moins 19 ans parce qu’elle a produit une forme d’identification prescrite indiquant son âge et qu’il n’existait pas de motif apparent de douter que le document était authentique ou qu’il a été délivré à la personne qui l’a produit.

[10] Reprenant les mots de la dernière partie de cette disposition, la juge du procès a conclu que Mme Phambri a fait montre de diligence lorsqu’elle a demandé une preuve d’identification à Raymond Gervais et que la preuve semblait authentique :

[TRADUCTION] La preuve d’identification produite est une carte laminée d’une commission scolaire comportant une photographie ainsi qu’une indication du nom et de la date de naissance. La carte ne semble pas avoir été modifiée, notamment en ce qui a trait à la date de naissance.

[11] La juge du procès a reconnu que cette conclusion ne mettait pas fin à l’enquête. Raymond Gervais avait produit une carte d’étudiant lorsqu’une preuve d’âge lui a été demandée. S’agissait-il d’une « forme d’identification prescrite » au sens du paragraphe 3(3) de la Loi? Pour répondre à cette question, la juge du procès devait examiner un règlement pris en application de la Loi réglementant l’usage du tabac, soit le Règlement de l’Ontario 613/94 :

[TRADUCTION] 1. Les formes d’identification suivantes sont des formes prescrites aux fins du paragraphe 3(3) de la Loi :

1. Un permis de conduire établi par la province de l’Ontario, lequel permis comporte une photographie de la personne au nom de laquelle il est délivré.

2. Un passeport canadien.

3. Une carte de citoyenneté canadienne comportant une photographie de la personne au nom de laquelle elle est délivrée.

4. Une carte d’identité des Forces armées canadiennes.

5. Une carte avec photographie délivrée par la Commission des permis de vente d’alcool de l’Ontario.

[12] Pour interpréter cette disposition, la juge du procès a tenu compte d’un certain nombre de facteurs. Elle a examiné la définition du mot « prescribed » (« prescrit ») figurant au dictionnaire. Elle a également commenté le problème que les clients ne provenant pas de l’Ontario rencontreraient dans des endroits comme Cornwall (qui se trouve très près du Québec et de l’État de New York) s’ils devaient produire l’une ou l’autre des formes d’identification prescrites. De plus, elle a invoqué l’article 13 du Règlement, qui oblige les détaillants à afficher des enseignes informant les clients des formes d’identification [TRADUCTION] « qui peuvent… être produites en application du paragraphe 3(3) de la Loi » (souligné à l’original). Enfin, elle a fait remarquer que l’article 13 du Règlement oblige les exploitants de magasins à afficher des enseignes énumérant les cinq formes d’identification en ajoutant avant la liste les mots « acceptable I.D. » (formes d’identification acceptables); à son avis, si les cinq formes d’identification énoncées à l’article premier du Règlement avaient été les seules formes autorisées, le Règlement aurait comporté les mots [TRADUCTION] « Les formes d’identification acceptables » ou « Les seulesformes d’identification acceptables » (mots soulignés dans l’original).

[13] Tenant compte de l’ensemble de ces facteurs, la juge du procès a tiré la conclusion suivante :

[TRADUCTION] J’estime que le Règlement de l’Ontario 613/94 est un guide à suivre et que d’autres formes d’identification peuvent être présentées.

Étant donné qu’elle a jugé que Mme Phambri avait fait montre de diligence raisonnable lorsqu’elle a demandé une preuve d’identification et que la preuve d’identification produite semblait être authentique tant en ce qui a trait à la personne qu’en ce qui concerne son âge, elle a rejeté les accusations portées contre Seaway et Mme Phambri.

[14] La Couronne a interjeté appel et l’appel a été entendu par le juge B. MacPhee, de la Cour de justice de l’Ontario (Division provinciale), à Cornwall le 3 février 1999. Le 23 février de la même année, le juge d’appel a rejeté l’appel. En ce qui a trait à la question de savoir si la liste des cinq formes d’identification figurant à l’article premier du Règlement était une liste exhaustive des formes d’identification acceptables, le juge d’appel a souscrit à l’avis de la juge du procès :

[TRADUCTION] À mon avis, la juge de paix n’a pas commis d’erreur en ce qui a trait à l’application de l’article 13 du Règlement à l’article premier du même Règlement et, de ce fait, au paragraphe 3(3) de la Loi. La Loi réglementant l’usage du tabac et son Règlement permettent de présenter une preuve d’âge au moyen de documents crédibles autres que ceux qui sont énumérés dans le Règlement en question.

[15] La Couronne a demandé l’autorisation d’interjeter appel de la décision du juge MacPhee. En se fondant sur l’article 139 de la Loi sur les infractions provinciales, L.R.O. 1990, ch. P-33, le juge Rosenberg, J.C.A., a accordé l’autorisation le 4 juin 1999.

 

B. Question en litige

[16] Le présent appel porte sur une seule question de droit à trancher. Quelles sont les formes d’identification acceptables qu’un client peut présenter à l’exploitant d’un magasin qui conteste le droit du client en question d’acheter des cigarettes en raison de son âge? En d’autres termes, l’exploitant d’un magasin contre lequel des accusations sont portées sous le régime du paragraphe 3(1) de la Loi réglementant l’usage du tabac (vente de produits de tabac à une personne âgée de moins de 19 ans) peut-il invoquer comme moyen de défense le fait qu’il a examiné une forme d’identification non énumérée à l’article premier du Règlement de l’Ontario 613/94?

 

C. Analyse

[17] Mon point de départ est le même que celui des deux parties. La Loi réglementant l’usage du tabac (la « Loi ») est une loi de réglementation qui crée des infractions de responsabilité stricte; les infractions appartiennent à la catégorie d’infractions que le juge Dickson a commentées dans l’important jugement innovateur qu’il a rendu dans l’affaire R. c. Sault Ste-Marie (Ville), [1978] 2 R.C.S. 1299. Le juge Dickson a décrit cette catégorie d’infractions et les conséquences qui en découlent pour Sa Majesté et la partie accusée en ces termes à la page 1326 :

2. Les infractions dans lesquelles il n’est pas nécessaire que la poursuite prouve l’existence de la mens rea; l’accomplissement de l’acte comporte une présomption d’infraction, laissant à l’accusé la possibilité d’écarter sa responsabilité en prouvant qu’il a pris toutes les précautions nécessaires. Ceci comporte l’examen de ce qu’une personne raisonnable aurait fait dans les circonstances. La défense sera recevable si l’accusé croyait pour des motifs raisonnables à un état de faits inexistant qui, s’il avait existé, aurait rendu l’acte ou l’omission innocent, ou si l’accusé a pris toutes les précautions raisonnables pour éviter l’événement en question. Ces infractions peuvent être à juste titre appelées des infractions de responsabilité stricte.

[18] L’infraction prévue au paragraphe 3(1) de la Loi, la vente de produits du tabac à quiconque est âgé de moins de 19 ans, est une infraction de responsabilité stricte. Par conséquent, selon les propos du juge Dickson, « l’accomplissement de l’acte comporte une présomption d’infraction ». En l’espèce, il est admis de part et d’autre que les intimées, soit l’entreprise et sa commise, ont vendu des cigarettes à une personne âgée de moins de 19 ans.

[19] Toutefois, une infraction de responsabilité stricte n’est pas une infraction de responsabilité absolue : c’est là la leçon fondamentale de l’arrêtSault Ste-Marie. Différents facteurs doivent être soupesés lors de l’examen d’infractions de responsabilité stricte. D’une part, l’absence de mens reanécessaire pour commettre l’infraction n’aide pas l’accusé. D’autre part, l’accusé peut, comme l’a dit le juge Dickson « écarter sa responsabilité en prouvant qu’il a pris toutes les précautions nécessaires ». C’est là l’énoncé de la défense de la diligence raisonnable qui s’applique en common law.

[20] Toutefois, dans la présente affaire, le législateur de l’Ontario a tenté de définir le contenu de la défense de la diligence raisonnable en ce qui a trait à l’infraction découlant de la vente de produits du tabac à des jeunes. En fait, le législateur a fourni une définition de l’expression « toutes les précautions nécessaires » à l’égard de cette infraction. Le législateur l’a fait au paragraphe 3(3) de la Loi, que je cite à nouveau afin de faciliter la lecture :

3(3) Constitue un moyen de défense contre une accusation portée aux termes du paragraphe (1) … le fait que le défendeur a cru que la personne qui a reçu le tabac avait au moins 19 ans parce qu’elle a produit une forme d’identification prescrite indiquant son âge et qu’il n’existait pas de motif apparent de douter que le document était authentique ou qu’il a été délivré à la personne qui l’a produit.

[21] Ce moyen de défense d’origine législative comporte trois éléments : le défendeur a cru que la personne qui a reçu le tabac avait au moins 19 ans parce que (1) la personne a produit une forme d’identification prescrite indiquant son âge; (2) il n’existait pas de motif apparent de douter que le document était authentique et (3) il n’existait pas de motif apparent de douter que le document a été délivré à la personne qui l’a produit. Les intimées ne contestent pas le pouvoir du législateur de créer une infraction de responsabilité stricte ainsi qu’un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable s’y rapportant. L’intimée ne sous-entend pas non plus que le moyen de défense de la diligence raisonnable prévu au paragraphe 3(3) de la Loi comporte des éléments qui ne sont pas raisonnables. Par conséquent, le sort du présent appel dépend principalement de l’interprétation de cette disposition.

[22] Dans le présent appel, les éléments (2) et (3) ne sont pas contestés. La juge du procès a conclu que la commise du magasin, Mme Phambri, avait demandé en bonne et due forme au client de présenter une preuve d’identité. Le client, Raymond Gervais, a produit une carte d’étudiant sur laquelle figuraient son nom, sa photographie et sa date de naissance. Selon la juge du procès, [TRADUCTION] « la carte ne semble pas avoir été modifiée, notamment en ce qui a trait à la date de naissance ». De plus, la photographie figurant sur la carte était une photographie de son client. Par conséquent, la juge du procès a statué qu’il n’existait pas de motif apparent de douter de l’authenticité de la carte ou de l’identité de la personne qui l’a produite. La Couronne ne conteste pas ces aspects de la décision de la juge du procès.

[23] La véritable question en litige est précisément celle que la juge du procès a formulée dans ses motifs : [TRADUCTION] « La question que la Cour doit trancher en l’espèce est celle de savoir s’il s’agissait d’une forme d’identification acceptable ». Cette question doit être tranchée en fonction de l’interprétation à donner aux mots « formes d’identification prescrites » du paragraphe 3(3) de la Loi.

[24] Dans le Règlement de l’Ontario 613/94, le gouvernement de l’Ontario a défini le contenu de la « forme d’identification prescrite ». L’article premier du Règlement énonce que [TRADUCTION] « [l]es formes d’identification suivantes sont prescrites aux fins du paragraphe 3(3) de la Loi ». Cinq formes d’identification sont ensuite énumérées : un permis de conduire de l’Ontario comportant une photographie de la personne au nom de laquelle le permis est délivré, un passeport canadien, une carte de citoyenneté canadienne comportant une photographie, une carte des Forces armées canadiennes et une carte avec photographie délivrée par la Commission des permis de vente d’alcool de l’Ontario.

[25] À mon avis, sous réserve d’une restriction mineure que je formulerai à la fin des présents motifs, cette liste des cinq documents en question constitue une liste exhaustive des formes d’identification qu’un vendeur de produits du tabac peut examiner au moment de décider si un client éventuel a le droit d’acheter un paquet de cigarettes. J’en arrive à cette conclusion pour différentes raisons.

[26] D’abord, la définition du mot « prescribed » (« prescrit ») qui figure dans les dictionnaires sous-entend l’exclusivité et l’obligation. Dans son jugement, la juge du procès s’est exprimée comme suit :

[TRADUCTION] Étant donné que le mot « prescribed » n’est pas défini dans la Loi d’interprétation, j’ai vérifié les définitions figurant dans différents dictionnaires, qui sont ainsi libellées :

1. « Établir comme directive ou règle à suivre; fixer les règles de droit » – Canadian Law Dictionary.

2. « Établir comme guide, directive ou règle de conduite » -Webster’s Collegiate Dictionary.

3. « Établir ou imposer de manière péremptoire »- Oxford English Dictionary.

 

[27] C’est là une sélection assez représentative des définitions de dictionnaire. Cependant, après les avoir citées dans ses motifs, la juge du procès n’a pas indiqué de façon explicite comment elle les interprétait. À mon sens, les mots [TRADUCTION] « règle à suivre », « règle de conduite » et « imposer de façon péremptoire » renvoient à une obligation. Dans le contexte du paragraphe 3(3) de la Loi, cela signifie qu’un vendeur doit exiger que le client produise l’une des cinq formes d’identification prévues par la Loi.

[28] En deuxième lieu, je ne crois pas qu’il y ait incompatibilité entre les mots « prescribed » (« prescrit ») du paragraphe 3(3) de la Loi et de l’article premier du Règlement et le mot « acceptable » du paragraphe 13(5) du Règlement. Selon le New Oxford Dictionary of English (1998), la principale définition du mot « acceptable » est ainsi libellée : [TRADUCTION] « pouvant être accepté; qui convient ou est… indiqué; satisfaisant » (p. 10). À mon sens, cette définition est compatible avec la définition du mot « prescrit » dans le contexte de la Loi. L’article premier du Règlement, qui énumère cinq formes d’identification « prescrites », et l’article 13 du même Règlement, qui énumère les mêmes formes d’identification à titre de formes « acceptables », renvoie à la même obligation : le vendeur doit exiger que le client éventuel produise l’une de ces formes d’identification.

[29] En troisième lieu, je ne crois pas que le mot « may » (« peut ») du paragraphe 13(1) du Règlement signifie que l’exploitant d’un magasin peut examiner d’autres formes d’identification. Dans le contexte des cinq formes d’identification prescrites à l’article premier et des cinq formes d’identification acceptables du paragraphe 13(5), le mot « may » du paragraphe 13(1) signifie simplement que le client peut produire l’une ou l’autre des cinq formes d’identification énumérées et non un document entièrement différent.

[30] En quatrième lieu, je ne crois pas que le paragraphe 3(6) de la Loi aide les intimées. Voici le libellé de cette disposition :

3(6) Nul ne doit présenter, comme preuve de son âge, une forme d’identification qui ne lui a pas été légalement délivrée.

Dans leur mémoire, les intimées soutiennent que cette disposition constitue [TRADUCTION] « une restriction logique touchant le devoir de diligence raisonnable que doit exercer le commis ou l’exploitant de magasin ». Étant donné qu’il a semblé à la commise que la carte d’étudiant avait été délivrée de façon légale au client qui l’a présentée, elle pouvait à bon droit conclure la vente.

[31] Je ne puis souscrire à cet argument. Le paragraphe 3(6) a pour objet de créer une infraction à l’égard des personnes qui produisent une fausse version de l’une des cinq formes d’identification prescrites. La disposition ne vise pas à convertir d’autres formes d’identification (p. ex., une carte d’étudiant) en formes d’identification prescrites simplement parce qu’elles sont authentiques et ont été délivrées de façon légale au titulaire par l’organisme concerné (p. ex., un conseil scolaire).

[32] En cinquième lieu, il convient de rappeler que la Loi est une loi importante en matière de santé publique. La Loi et son Règlement visent à réglementer d’une façon stricte et prudente la distribution d’un produit dangereux. Dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, la Cour suprême du Canada a examiné la loi fédérale intitulée Loi réglementant les produits du tabac, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 14, et certains des règlements pris en application de cette Loi. Citant l’objet général du Règlement, les juges Sopinka et Corey se sont exprimés comme suit à la page 353 :

Ce qui a été cité indique clairement que le gouvernement a adopté le règlement en cause dans l’intention de protéger la santé publique et donc pour promouvoir le bien public.

Plus loin dans leurs motifs, les juges ont souligné « l’importance incontestable de l’intérêt du public dans la protection de la santé et la prévention de problèmes médicaux répandus et graves, directement attribuables à la cigarette » (p. 353-354).

[33] À mon sens, ce raisonnement s’applique tout à fait à la Loi sur la réglementation de l’usage du tabac de l’Ontario et indique que les tribunaux doivent interpréter cette Loi et son Règlement en mettant l’accent sur la protection de la santé publique, soit l’objet qu’ils visent. Une des fins les plus importantes de la Loi et de son Règlement est de veiller à ce que les mineurs ne puissent acheter de cigarettes. Il importe d’interpréter les dispositions législatives en question de manière stricte afin de favoriser la réalisation de cet objet.

[34] En sixième lieu, je ne crois pas que ce soit par hasard que le gouvernement a choisi seulement cinq formes d’identification, qui sont d’ailleurs assez spécifiques. Les portefeuilles des jeunes sont remplis de cartes d’identité : cartes d’étudiants, cartes d’équipes sportives, cartes de membres de certains clubs, cartes de détaillants, cartes de location de films, pour n’en citer que quelques-unes. Il serait facile pour un mineur de modifier l’information, y compris la date de naissance, qui figure sur quelques-unes de ces cartes. C’est ce qu’a fait Raymond Gervais dans la présente affaire; comme l’a dit la juge du procès, [TRADUCTION] « M. Gervais a admis au cours de son témoignage qu’il avait préparé la carte d’identité en se servant de son ordinateur ».

[35] Les cinq formes d’identification énumérées à l’article premier du Règlement de l’Ontario 613/94 appartiennent à une catégorie différente. Elles correspondent à des documents assez officiels qu’établissent les autorités fédérales et provinciales. Ce sont des documents qu’il n’est pas facile d’obtenir et que les autorités en question délivrent seulement après avoir fait des vérifications. Il m’apparaît équitable de déduire de ce fait que le législateur de l’Ontario a choisi ces cinq formes d’identification parce qu’il savait que les autorités examinent avec soin les renseignements pertinents avant de délivrer les documents en question. En d’autres termes, il est fort probable que les renseignements figurant sur un passeport canadien, par exemple, ou sur un permis de conduire de l’Ontario, sont exacts.

[36] En septième lieu, les commerçants de l’Ontario ont à la fois des privilèges et des responsabilités. Le privilège réside dans le droit du commerçant de vendre des produits au public et, de ce fait, de toucher un profit ou même de gagner sa vie. La responsabilité découle de l’existence d’un lien direct entre le commerçant et le client. Dans le cas des produits réglementés, il est obligatoire que le commerçant comprenne et respecte les restrictions rattachées à son privilège de vendre au public. Comme l’a dit le juge Dickson dans l’arrêt Sault Ste-Marie, précité, p. 1322 :

Il est vital qu’il y ait un élément de contrôle, particulièrement dans les mains de ceux qui ont la responsabilité d’activités commerciales qui peuvent mettre le public en danger, pour promouvoir l’observation de règlements conçus pour éviter ce danger.

[37] L’application de ce message à la vente de produits du tabac en Ontario indique que les vendeurs doivent faire montre d’une grande vigilance pour s’assurer qu’ils ne vendent pas de produits du tabac à des mineurs. Un des moyens dont le vendeur peut s’acquitter de cette responsabilité consiste à s’assurer que le jeune qui demande des cigarettes a l’âge requis à cette fin, ce qui peut être établi au moyen de la production de l’une des cinq formes d’identification prescrites par le Règlement.

[38] Pour ces motifs, je ne crois pas que la juge du procès et le juge d’appel aient interprété correctement le paragraphe 3(3) de la Loi.

[39] Je dois toutefois formuler une réserve mineure au sujet de la conclusion que je viens de tirer. Je reconnais qu’il existe au moins une anomalie dans le texte législatif à cet égard. Que doit faire l’exploitant de magasin qui demande à un jeune de produire une preuve d’identification qui provient d’un autre territoire et qui est semblable à l’une des formes d’identification prescrites en Ontario? Ainsi, l’exploitant doit-il refuser de vendre des cigarettes à un jeune qui produit un permis de conduire du Québec ou un passeport américain apparemment valable? Cette situation peut survenir partout en Ontario, mais les probabilités sont évidemment plus fortes dans un endroit comme Cornwall, qui se trouve à proximité de la province de Québec et de l’État de New York.

[40] De plus, l’anomalie ne se limite pas aux visiteurs de l’Ontario. Une autre catégorie serait les résidents actuels de l’Ontario qui possèdent uniquement des documents formels établis dans un autre territoire, par exemple, un étudiant de la Colombie-Britannique qui possède un permis de conduire valable provenant de cette province et qui poursuit des études dans une université ontarienne.

[41] L’article premier du Règlement de l’Ontario 613/94 ne donne pas de réponse à l’exploitant de magasin dans ces situations. Ma réponse est partielle seulement, mais c’est la réponse traditionnelle de la common law : ces situations sont différentes de celle de la présente affaire.

[42] Le législateur de l’Ontario est préoccupé à juste titre par la consommation de produits de tabac par les jeunes. Il a donc légiféré dans ce domaine. Une partie de l’intervention législative réside dans l’adoption d’un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable, laquelle peut être prouvée par un nombre restreint de documents officiels établis par les gouvernements canadien et ontarien.

[43] Ce moyen de défense de la diligence raisonnable ne s’applique pas à toutes les situations. Il ne s’applique pas à la vente à des jeunes qui viennent d’un autre territoire et qui produisent des formes d’identification semblables à celles qui sont prescrites dans le texte législatif de l’Ontario. Il ne couvre pas non plus les ventes consenties à certains résidents actuels de l’Ontario qui pourraient posséder uniquement des preuves d’identification provenant d’un autre territoire.

[44] Dans le cas des ventes consenties à des jeunes appartenant à ces catégories, le moyen de défense habituel de la diligence raisonnable, qui découle des propos du juge Dickson dans l’arrêt Sault Ste-Marie « laissant à l’accusé la possibilité d’écarter sa responsabilité en prouvant qu’il a pris toutes les précautions nécessaires », pourrait jouer un rôle résiduel et protéger jusqu’à un certain point les exploitants de magasins. Toutefois, quels que soient les problèmes que pourrait poser un groupe relativement restreint de consommateurs de produits du tabac, ces problèmes ne devraient pas créer d’entorse au régime clair et strict que le législateur a mis en place à l’endroit des commerçants et de la majeure partie de leurs clients. En ce qui concerne ces clients, le commerçant doit exiger que le jeune dont il conteste l’âge produise l’une des cinq formes d’identification prescrites.

 

Décision

[45] J’accueillerais l’appel. Des déclarations de culpabilité devraient être inscrites à l’encontre des deux intimées, qui sont coupables de l’infraction résidant dans la vente d’un produit du tabac à un mineur, contrairement au paragraphe 3(1) de la Loi sur la réglementation de l’usage du tabac. Dans les circonstances de la présente affaire, il convient d’accorder aux deux parties intimées une libération absolue.

 

Appel accueilli.

1. Version française réalisée par le Centre de traduction et de documentation juridiques (CTDJ) à l’Université d’Ottawa.