Siddiqui c. Société Radio-Canada (2000), 50 O.R. (3d) 616 (C.A.)

  • Dossier :
  • Date : 2024

Siddiqui c. Société Radio-Canada et al

Cour d’appel de l’Ontario

 

Les juges Catzman, Abella et Rosenberg

Le 4 octobre 2000

Délits Diffamation – Prescription – Libelle – Avis – La partie demanderesse doit donner un avis écrit précisant le fait diffamatoire dont elle se plaint avant d’engager une action – L’omission de donner l’avis exigé constitue un empêchement absolu – La demanderesse ayant omis de donner un avis « précisant le fait diffamatoire dont [elle] se plaint », son action est rejetée – Loi sur la diffamation, L.R.O. 1990, ch. L.12, par. 5(1).

Le 30 mai 1995, la SRC a diffusé un documentaire concernant la mauvaise gestion des fonds d’un organisme de bienfaisance. Au cours de l’émission, des allégations ont été formulées au sujet de la demanderesse S et de l’agence de voyage qu’elle exploitait. Les allégations concernaient des incongruités touchant les frais exigés à l’égard des billets d’avion. Le 9 juin 1995, l’avocat de S a fait parvenir une lettre à TD, qui a produit l’émission, et à PVD, qui l’a animée. Dans cette lettre, l’avocat soutenait que le documentaire était diffamatoire. Le 30 juin 1995, au moyen d’une déclaration, S a poursuivi TD et PVD ainsi que la SRC, M et A, qui étaient des employés de l’organisme de bienfaisance, BT Ltd., une autre agence de voyage, et D, qui en était la directrice. Le 3 juillet 1995, l’avocat de la SRC a reçu la déclaration ainsi qu’une lettre plus détaillée de l’avocat de S. Entre le 4 juillet et le 7 juillet, PVD, A, D et M ont reçu la déclaration et une lettre très détaillée décrivant le libelle. TD a reçu une copie de la déclaration d’un avocat représentant la SRC.

 Les défendeurs ont présenté une motion afin d’obtenir une ordonnance portant rejet de l’action intentée contre eux au motif que les avis écrits n’étaient pas conformes aux exigences du paragraphe 5(1) de la Loi sur la diffamation, qui énonce qu’aucune action découlant d’un libelle diffamatoire radiodiffusé ou télédiffusé n’est recevable à moins que le demandeur, dans les six semaines après que le fait diffamatoire a été porté à sa connaissance, n’ait donné au défendeur un avis écrit « précisant le fait diffamatoire dont il se plaint ». Le juge Panet a rejeté l’action intentée contre PVD, M, A, D et BT Ltd., parce que l’avis écrit qu’ils avaient reçu avait été signifié après la délivrance de la déclaration. Le juge Panet a statué que l’action intentée contre la SRC et TD pourrait se poursuivre, parce que la lettre datée du 9 juin 1995 constituait un avis écrit qui respectait les exigences du paragraphe 5(1), étant donné qu’elle avait été reçue avant la délivrance de la déclaration. La SRC et TD ont interjeté appel et S a déposé un appel incident à l’égard du rejet de l’action contre les cinq autres défendeurs.

 L’appel est accueilli et l’appel incident est rejeté.

 Le juge Panet a eu raison de conclure que, selon le paragraphe 5(1) de laLoi sur la diffamation, l’action en libelle diffamatoire doit être précédée d’un avis écrit et que l’omission de respecter les exigences du paragraphe 5(1) constitue un empêchement absolu et non une simple irrégularité. Par conséquent, l’appel incident de S devrait être rejeté en ce qui concerne les cinq défendeurs qui ont reçu leur avis après la délivrance de la déclaration. Aucune action en libelle diffamatoire ne peut être intentée à moins qu’un avis écrit précisant le fait diffamatoire dont la partie demanderesse se plaint n’ait été signifié en bonne et due forme à la partie défenderesse. Le préavis donne à celle-ci la possibilité de corriger, rétracter ou justifier une déclaration antérieure, de s’excuser ou de déterminer les mesures d’atténuation indiquées. L’avis doit indiquer clairement à la partie défenderesse l’essentiel des allégations formulées contre elle et la partie défenderesse en question doit avoir la possibilité de réfuter lesdites allégations avant l’introduction d’une action en libelle diffamatoire. Dans tous les cas, la question qui se pose est celle de savoir si l’avis écrit fournit des renseignements suffisamment clairs pour permettre à la partie concernée de déterminer et de prendre les mesures indiquées en réaction. La lettre de la demanderesse en date du 9 juin 1995 était trop générale pour respecter les exigences du paragraphe 5(1). Compte tenu de la condamnation générale qui ressort de cette lettre, la SRC et TD auraient pu penser à tort que la plainte portait sur tous les commentaires formulés au sujet de S au cours de l’émission, alors que la lettre détaillée envoyée subséquemment a révélé que tel n’était pas le cas. Étant donné que les exigences énoncées au paragraphe 5(1) n’ont pas été respectées quant à la remise d’un avis écrit avant l’introduction de l’action, l’action intentée contre la SRC et TD aurait dû être rejetée. Par conséquent, leur appel devrait être accueilli.

 Jurisprudence mentionnée

 Grossman v. CFTO-TV Ltd. (1982), 39 O.R. (2d) 498, 139 D.L.R. (3d) 618 (C.A.)

 Lois mentionnées

 Loi sur la diffamation, L.R.O. 1990, ch. L. 12, par. 5(1)

 Règles et règlements mentionnés

 Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règlement 194, règle 16

 Appel et appel incident relatifs à une motion portant rejet d’une action en libelle diffamatoire au motif que l’avis exigé par le paragraphe 5(1) de la Loi sur la diffamation, L.R.O. 1990, ch. L.12, n’a pas été donné.

Me Robert MacKinnon, pour les parties appelantes dans l’appel principal et les parties intimées dans l’appel incidentMe Heather J. Williams, pour la partie intimée/partie appelante dans l’appel incident 

Version française du jugement rendu par

[1] Le juge Abella, J.C.A. — Le 30 mai 1995, la SRC a présenté un documentaire concernant CARE Canada. Il s’agissait d’une enquête journalistique au sujet d’allégations de mauvaise gestion financière visant l’organisme de bienfaisance. Au cours de l’émission, des remarques ont été formulées au sujet de Salma Siddiqui et Jet Set Travel, l’agence de voyage qu’elle exploitait. Après l’émission, l’avocat de Mme Siddiqui a fait parvenir le 9 juin 1995 une lettre par messager à Trish Dyer, qui a produit l’émission, et à Peter Van Dusen, qui l’a animée, à l’attention de la Société Radio-Canada. Voici le contenu de cette lettre :

Société Radio-Canada250, chemin LanarkOttawa (Ontario) K1Z 6R5

À l’attention de Trish Dier [sic] et Peter van Dusen [sic]

Madame, Monsieur,

Objet : SRC – émission diffusée au sujet de CARE Canada

Nous agissons en qualité d’avocats représentant Salma Siddiqui. Nous avons visionné l’émission que la Société Radio-Canada a présentée le 30 mai 1995 au sujet de CARE Canada.

L’émission était diffamatoire. La réputation de notre cliente, Salma Siddiqui, a été gravement endommagée, ce qui semblait manifestement être l’objet visé par l’émission. La présente lettre a pour but d’aviser la Société Radio-Canada et vous-mêmes de l’intention de Mme Siddiqui d’intenter des poursuites judiciaires contre vous.

Veuillez demander à votre conseiller juridique de communiquer avec le soussigné.

[2] Mme Dyer a reçu la lettre par courrier interne à la SRC vers le 12 juin 1995, mais M. Van Dusen n’a jamais reçu la lettre.

[3] La question à trancher dans le présent appel est celle de savoir si le paragraphe 5(1) de la Loi sur la diffamation, LRO 1990, ch. L.12, a été respecté. Voici le libellé de cette disposition :

5(1) Nulle action découlant d’un libelle diffamatoire imprimé dans un journal, ou radiodiffusé ou télédiffusé n’est recevable à moins que le demandeur, dans les six semaines après que le fait diffamatoire allégué a été porté à sa connaissance, n’ait donné au défendeur un avis écrit précisant le fait diffamatoire dont il se plaint. L’avis est signifié de la même façon qu’une déclaration ou en le remettant à une personne adulte au bureau principal du défendeur.

[4] Le 30 juin 1995, l’avocat de Mme Siddiqui a établi une déclaration désignant, en plus de Mme Dyer et de M. Van Dusen, la Société Radio-Canada, David Melvill et Hector Almendrades, deux ex-employés de CARE Canada, Bytown Travel Limited, une agence de voyage d’Ottawa, et Monique Doré, la directrice de celle-ci. M. Melvill, M. Almendrades et Mme Doré ont été interrogés au cours du documentaire.

[5] Au cours d’une conversation téléphonique tenue le 27 juin 1995 avec l’avocat de Mme Siddiqui, un avocat de la SRC a accepté de recevoir signification d’une lettre plus détaillée et d’une déclaration. L’avocat de la SRC a reçu la déclaration et la lettre le 3 juillet 1995.

[6] Entre le 4 juillet et le 7 juillet 1995, la déclaration et une lettre comportant une description détaillée du libelle diffamatoire reproché ont été signifiées aux défendeurs Hector Almendrades, Monique Doré et David Melvill. Des copies de la déclaration et d’une lettre tout aussi détaillée décrivant le contenu diffamatoire ont été signifiées à M. Van Dusen entre le 4 juillet et le 7 juillet 1995. Mme Dyer a reçu sa déclaration d’un avocat représentant la SRC.

[7] Le documentaire a été présenté par Wendy Mesley, qui l’a décrit comme [TRADUCTION] « un documentaire au sujet d’une enquête spéciale concernant le mode de fonctionnement de l’un des plus grands organismes de bienfaisance du Canada ». Mme Mesley a mentionné aux téléspectateurs qu’ils étaient sur le point d’assister à la découverte par la SRC de [TRADUCTION] « renseignements troublants au sujet de la façon dont l’organisme CARE gère des deniers publics, soit des millions de dollars par année. Certaines allégations concernent des dons utilisés à mauvais escient et des dépenses considérables ». L’essentiel de l’émission portait sur des allégations selon lesquelles la campagne de financement que CARE Canada avait lancée en 1992 afin de venir en aide aux personnes qui souffraient de famine en Somalie n’avait pas atteint l’objectif visé.

[8] Lorsqu’il a été question des allégations de mauvaise gestion, les commentaires suivants ont été formulés au sujet de Mme Siddiqui. J’ai reproduit en italique les parties de la transcription visées par les plaintes que Mme Siddiqui a formulées dans les lettres plus détaillées qu’elle a fait parvenir aux défendeurs après la délivrance de la déclaration :

[TRADUCTION]

Peter Van Dusen : …Afin de se rendre dans les zones névralgiques du globe et de participer à différentes conférences un peu partout dans le monde, CARE dépense des millions de dollars par année. Au cours des sept dernières années, malgré les plaintes répétées de ses propres employés, CARE a fait affaires uniquement avec une petite agence de voyage située au centre-ville d’Ottawa, Jet Set Travel, qui est dirigée par cette femme, Selma Sidhiki [sic]. Comme vous pourrez l’entendre, les prix que fixe Jet Set ne sont nullement plafonnés.

Hector Almondrotti [sic] : Je trouvais ça illogique, alors je …

Peter Van Dusen : Hector Almondrotti a grandi dans un bidonville de Lima, au Pérou. Il a travaillé pendant 12 ans pour le gouvernement canadien dans les régions les plus pauvres d’Amérique du Sud et il connaît la valeur d’un dollar. Almondrotti s’est joint à CARE Canada en 1988 et n’a pas tardé à se poser de sérieuses questions au sujet de Jet Set Travel.

Hector Almondrotti : À une occasion, j’ai trouvé une agence locale d’Ottawa qui m’a offert un billet d’avion, je pense que c’était pour l’Amérique centrale, à un prix nettement moins élevé que celui de Jet Set. Cependant, je me suis fait dire de ne pas utiliser les services de cette agence de voyage, parce que Jet Set était l’agence officielle. Plusieurs personnes ne se sentaient pas à l’aise avec l’agence, mais c’étaient les ordres. Nous devions faire affaires avec une seule agence. Par conséquent, malgré les plaintes répétées que vous pouviez formuler, la question était réglée.

Peter Van Dusen : Qu’est-il arrivé lorsque vous vous êtes plaint?

Hector Almondrotti : Une personne du service des finances est venue me voir pour me dire que je ne suis pas autorisé à utiliser les services d’une autre agence, que nous devions faire affaires uniquement avec cette agence et que la question était réglée.

Peter Van Dusen : En novembre 1992, vous vous prépariez à aller à quel endroit?

David Melville [sic] : … En novembre 1992, avec ma famille …

Peter Van Dusen : Vous souvenez-vous de David Melville, un ex-employé de CARE? Il avait lui aussi des préoccupations au sujet des prix de Jet Set. En fait, Melville était tellement étonné du coût du billet d’avion pour l’Afrique qu’il a conservé les billets d’avion fournis par Jet Set, des billets qui coûtaient près de 6 000 $ chacun.

David Melville : Plusieurs semaines auparavant, j’avais demandé à la même agente de voyage de m’indiquer le prix d’un billet d’avion personnel pour l’Afrique du Sud et elle m’a proposé un prix d’environ 1 500 $ par personne.

Peter Van Dusen : Nous avons demandé à d’autres agents de voyages d’examiner les billets de Melville et leur réaction nous a incités à nous poser de sérieuses questions au sujet de la façon dont Jet Set Travel poursuit ses activités. La lettre « M » figurant sur le billet de Melville signifie que l’agent de voyage a acheté et payé un billet au tarif excursion ou un billet à prix réduit. Cependant, la lettre « S » indique que l’agent a facturé le plein tarif applicable. Prix total : 5 974 $. Est-ce que cela signifie que le client a payé davantage que ce qu’il aurait dû payer?

Agent de voyage : Il semble … cela m’incite à croire que c’est ce qui s’est produit.

Peter Van Dusen : Est-ce qu’il pourrait s’agir simplement d’une erreur?

Agent de voyage : Non. Une personne a donné l’explication suivante. Vous modifiez tout simplement les renseignements que vous donne l’ordinateur au sujet du tarif qui devrait s’appliquer. Vous écrivez ce que vous voulez écrire.

Peter Van Dusen : En réalité, nous nous sommes fait dire que le siège de David Melville valait moins de la moitié du prix qui figurait sur le billet correspondant. Pourquoi CARE Canada paie-t-il des prix gonflés pour ses billets d’avion et fait-il affaires avec une seule agence de voyage malgré les plaintes formulées par ses propres employés au sujet des prix?

David Melville : Ma plus grande crainte, c’est qu’une personne n’utilise à son profit des sommes d’argent qui constituent en réalité des deniers publics.

Peter Van Dusen : Cet employé craint la même chose et soutient qu’il est presque impossible de déterminer le prix que CARE Canada paie à l’égard des billets d’avion qu’il achète.

Voix d’un employé de CARE : Seule l’agence Jet Set sait ce que les gens de CARE demandent et ce qu’ils obtiennent. Nous obtenons une réduction de Jet Set sur le prix des billets et ces réductions ne sont pas inscrites de la bonne façon. Nous ignorons où va l’argent.

Peter Van Dusen : Air Canada a également des problèmes au sujet des prix de Jet Set. Le transporteur aérien s’apprête à poursuivre Selma Sidhiki. Il accuse Jet Set et Sidhiki d’offrir des réductions non autorisées sur le prix des vols offerts par Air Canada. Le transporteur aérien a également révoqué l’autorisation de Jet Set de vendre des billets d’avion d’Air Canada. N’ayant plus la possibilité de réserver des sièges pour les vols du plus grand transporteur aérien du pays, Selma Sidhiki a mis fin aux activités de Jet Set Travel le 13 mars, mais elle est toujours dans le domaine. Elle est allée travailler pour une autre agence de voyage, qui est encore autorisée à vendre des billets d’Air Canada, et elle continue à faire affaires comme par le passé avec CARE Canada.

[9] Les défendeurs ont présenté une motion afin d’obtenir une ordonnance portant rejet de l’action intentée contre eux au motif que les avis écrits n’étaient pas conformes aux exigences du paragraphe 5(1) de la Loi sur la diffamation. Plus précisément, Mme Dyer et la SRC ont soutenu que les renseignements figurant dans la lettre du 9 juin 1995 étaient insuffisants et tous les défendeurs ont allégué que l’avis reçu après la délivrance de la déclaration ne respectait pas le délai prescrit.

[10] La motion a été entendue par le juge Panet, qui a rejeté l’action intentée contre Peter Van Dusen, David Melvill, Hector Almendrades, Monique Doré et Bytown Travel Limited, au motif que l’avis écrit qu’ils avaient reçu au sujet des allégations de libelle diffamatoire leur avait été signifié après la délivrance de la déclaration, contrairement au paragraphe 5(1), selon lequel aucune action en libelle diffamatoire n’est recevable à moins qu’un préavis écrit n’ait été signifié. Le juge Panet a souligné, avec raison à mon sens, que l’omission de respecter les exigences du paragraphe 5(1) constitue un empêchement absolu et non une simple irrégularité.

[11] Le juge Panet a également rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel étant donné qu’un avocat de la SRC avait accepté, le 27 juin 1995, la signification d’un avis plus détaillé et d’une déclaration, la SRC ne pouvait par la suite faire valoir que l’avis n’était pas conforme aux exigences du paragraphe 5(1) de la Loi. À mon avis, le juge Panet a eu raison de rejeter cet argument.

[12] Cependant, le juge Panet a rejeté la motion portant rejet de l’action en ce qui concerne la SRC et Mme Dyer. Il a conclu que celles-ci avaient reçu l’avis prévu au paragraphe 5(1) en temps opportun, puisqu’elles avaient reçu la lettre du 9 juin 1995 avant la délivrance de la déclaration, le 30 juin 1995, et dans les six semaines suivant le l’acte diffamatoire reproché.

[13] Le juge Panet a également statué que les renseignements contenus dans la lettre du 9 juin 1995 respectaient les exigences énoncées au paragraphe 5(1) au sujet de l’avis. La SRC et Mme Dyer avaient soutenu que la lettre du 9 juin 1995 ne constituait pas un avis donné en bonne et due forme, parce que le fait diffamatoire reproché n’était pas décrit de façon suffisamment précise. Rejetant cet argument, le juge Panet a conclu que l’avis était satisfaisant, parce qu’il indiquait la date de la diffusion de l’émission ainsi que l’objet de celle-ci et précisait que la renommée de la demanderesse avait été gravement endommagée. Étant donné que l’émission ne comportait que trois allusions à la demanderesse et que le documentaire en soi était assez court, le juge Panet a statué que les défenderesses SRC et Trish Dyer [TRADUCTION] « … n’ont pu être lésées ou désorientées par l’avis qu’elles ont reçu ».

[14] La SRC et Mme Dyer interjettent appel de cette ordonnance. Elles soutiennent que les renseignements contenus dans la lettre du 9 juin 1995 étaient trop imprécis et n’indiquaient pas les allégations reprochées.

[15] La demanderesse Salma Siddiqui a interjeté un appel incident à l’égard du rejet par le juge Panet de l’action intentée contre les cinq autres défendeurs, Peter Van Dusen, David Melvill, Hector Almendrades, Monique Doré et Bytown Travel Limited, faisant valoir que les avis avaient été donnés en temps opportun, puisqu’ils avaient été envoyés dans les six semaines suivant la date à laquelle le fait diffamatoire reproché avait été porté à son attention.

[16] Il appert clairement de la jurisprudence qu’aucune action en libelle diffamatoire ne peut être intentée à moins que les défendeurs n’aient d’abord reçu en bonne et due forme un avis écrit précisant les propos et le fait diffamatoires reprochés. Il est nécessaire que cet avis soit donné avant l’introduction de l’action afin que la partie défenderesse ait la possibilité de corriger, rétracter ou justifier ses remarques, de s’excuser ou de prendre les mesures d’atténuation indiquées.

[17] Dans Grossman v. CFTO-TV Ltd. (1982), 39 O.R. (2d) 498, p. 505, 139 D.L.R. (3d) 618 (C.A.), le juge Cory, J.C.A., a décidé que l’avis écrit prévu au paragraphe 5(1) doit permettre à la partie défenderesse d’être « clairement informée » de l’objet des plaintes de la partie demanderesse. En d’autres termes, il ne suffit pas que les exigences relatives à l’avis soient respectées sur le plan technique.

[18] Il est vrai que le paragraphe 5(1) n’indique pas la forme de l’avis écrit à donner, mais il est aussi vrai que, selon cette même disposition, l’avis écrit doit « préciser » le fait diffamatoire reproché. Cela signifie que la partie défenderesse a le droit de connaître clairement l’essentiel des allégations formulées contre elle et qu’elle doit avoir la possibilité de réfuter lesdites allégations avant l’introduction d’une action en libelle diffamatoire. Si l’avis n’est pas suffisamment précis, cette possibilité aura été refusée à la partie défenderesse. Par conséquent, la question qui se pose dans tous les cas est celle de savoir si l’avis écrit fournit des renseignements suffisamment clairs pour permettre à la partie concernée de déterminer et de prendre les mesures indiquées en réaction.

[19] Les lettres qui ont été envoyées aux défendeurs à la fin de juin et que ceux-ci ont reçues au début de juillet en même temps que la déclaration étaient très précises. Ainsi, la lettre adressée à Monique Doré fait état des renseignements spécifiques qui ont été tirés de la transcription de 17 pages du documentaire. Une lecture de cette lettre, qui est reproduite ci-après, permet de comprendre les précisions qu’elle comportait comparativement aux renseignements généraux de la lettre du 9 juin 1995 :

Le 26 juin 1995

Madame Doré,

Objet : Siddiqui c. SRC et al

Par suite de notre lettre du 9 juin 1995, je confirme que nous sommes les avocats de Salma Siddiqui. La présente lettre constitue un avis qui vous est remis conformément au paragraphe 5(1) de la Loi sur la diffamation en ce qui concerne la demande de dommages-intérêts que Mme Siddiqui formule contre vous pour cause de libelle diffamatoire. Vos remarques donnant lieu à l’action de Mme Siddiqui sont reproduites ci-après :

[TRADUCTION]

Peter van Dusen [sic] : Afin de se rendre dans les zones névralgiques du globe et de participer à différentes conférences un peu partout dans le monde, CARE dépense des millions de dollars par année. Au cours des sept dernières années, malgré les plaintes répétées de ses propres employés, CARE a fait affaires uniquement avec une petite agence de voyage située au centre-ville d’Ottawa, Jet set Travel, qui est dirigée par cette femme, Salma Sidhiki. Comme vous pourrez l’entendre, les prix que fixe Jet Set ne sont nullement plafonnés.

Hector Almondrotti : À une occasion, j’ai trouvé une agence locale d’Ottawa qui m’a offert un billet d’avion, je pense que c’était pour l’Amérique centrale, à un prix nettement moins élevé que celui de Jet Set. Cependant, je me suis fait dire de ne pas utiliser les services de cette agence de voyage, parce que Jet Set était l’agence officielle. Plusieurs personnes ne se sentaient pas à l’aise avec l’agence, mais c’étaient les ordres. Nous devions faire affaires avec une seule agence. Par conséquent, malgré les plaintes répétées que vous pouviez formuler, la question était réglée.

Peter van Dusen : Vous souvenez-vous de David Melvill, un ex-employé de CARE? Il avait lui aussi des préoccupations au sujet des prix de Jet Set. En fait, Melvill était tellement étonné du coût du billet d’avion pour l’Afrique qu’il a conservé les billets d’avion fournis par Jet Set, des billets qui coûtaient près de six mille dollars chacun.

David Melvill : À peine quelques semaines auparavant, j’avais demandé à la même agente de voyage de m’indiquer le prix d’un billet d’avion personnel pour l’Afrique du Sud et elle m’a proposé un prix d’environ mille cinq cents dollars par billet.

Peter van Dusen : Nous avons demandé à d’autres agents de voyages d’examiner les billets de Melville et leur réaction nous a incités à nous poser de sérieuses questions au sujet de la façon dont Jet Set Travel poursuit ses activités.

La lettre « M » figurant sur le billet de Melville signifie que l’agent de voyage a acheté et payé un billet au tarif excursion ou un billet à prix réduit. Cependant, la lettre « S » indique que l’agent a facturé le plein tarif applicable. Prix total : cinq mille neuf cent soixante-quatorze dollars.

Est-ce que cela signifie que le client a payé davantage que ce qu’il aurait dû payer?

Monique Doré : Il semble … cela m’incite à croire que c’est ce qui s’est produit

Peter van Dusen : Est-ce qu’il pourrait s’agir simplement d’une erreur?

Monique Doré : Non. Une personne a donné l’explication suivante. Vous modifiez tout simplement les renseignements que vous donne l’ordinateur au sujet du tarif qui devrait s’appliquer. Vous écrivez ce que vous voulez écrire. 

Peter van Dusen : En réalité, nous nous sommes fait dire que le siège de David Melvill valait moins de la moitié du prix qui figurait sur le billet correspondant. Pourquoi CARE Canada paie-t-il des prix gonflés pour ses billets d’avion et fait-il affaires avec une seule agence de voyage malgré les plaintes formulées par ses propres employés au sujet des prix?

David Melvill : Ma plus grande crainte, c’est qu’une personne n’utilise à son profit des sommes d’argent qui constituent en réalité des deniers publics.

Peter van Dusen : Cet employé craint la même chose et soutient qu’il est presque impossible de déterminer le prix que CARE Canada paie à l’égard des billets d’avion qu’il achète.

Employé anonyme Seule l’agence Jet Set sait ce que les gens de CARE demandent et ce qu’ils obtiennent.

Les remarques qui précèdent sont encore plus dommageables lorsqu’elles sont examinées dans le contexte de l’ensemble de l’émission concernant CARE Canada.

Si vous avez besoin de précisions supplémentaires au sujet de la plainte de Mme Siddiqui, veuillez demander à un représentant de communiquer avec le soussigné.

[20] En comparaison, il est difficile de voir comment Mme Dyer ou la SRC aurait pu répondre correctement à une lettre aussi générale que celle du 9 juin 1995. Compte tenu de la condamnation générale qui ressort de la lettre du 9 juin 1995, la SRC et Mme Dyer auraient pu penser à tort que la plainte portait sur tous les commentaires formulés au sujet de Mme Siddiqui au cours de l’émission. Pourtant, dans la lettre détaillée qu’elle a fait parvenir aux défendeurs ainsi que dans sa déclaration, la demanderesse n’a pas formulé de plainte sur toutes les remarques qui ont été faites à son sujet ou au sujet de son agence de voyage. Ainsi, elle n’a formulé aucun reproche au sujet des déclarations concernant l’action en justice qu’Air Canada a engagée par suite des problèmes découlant des prix de Jet Set et des réductions non autorisées qui étaient accordées sur le prix des vols offerts par Air Canada.

[21] Le documentaire contenait plusieurs centaines de mots au sujet de la demanderesse; les défendeurs avaient le droit de savoir quels sont ces mots qui, d’après la demanderesse, étaient diffamatoires. En l’absence de précisions de cette nature, ils n’étaient guère en mesure de déterminer les réponses qui étaient indiquées dans les circonstances. Par conséquent, il n’y a pas lieu de dire que les renseignements généraux de la lettre du 9 juin 1995 respectaient les exigences prévues au paragraphe 5(1) en ce qui concerne l’avis.

[22] Étant donné que l’exigence énoncée au paragraphe 5(1) n’a pas été respectée quant à la remise d’un avis écrit avant l’introduction de l’action, l’action intentée contre les appelantes SRC et Trish Dyer devrait être rejetée.

[23] Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner à fond l’argument des appelantes selon lequel la signification de la lettre du 9 juin 1995 à la SRC et à Trish Dyer était irrégulière au motif que, contrairement au paragraphe 5(1), l’avis n’a pas été signifié « de la même façon qu’une déclaration ou en le remettant à une personne adulte au bureau principal du défendeur ». À mon avis, la signification était irrégulière parce que la règle 16 des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, qui concerne la signification d’une déclaration, n’a pas été respectée. Mme Dyer a reçu la lettre par courrier interne et il n’y a aucun affidavit de signification expliquant la façon dont la SRC a obtenu sa copie. Cependant, cette irrégularité en ce qui concerne la signification de l’avis n’est pas déterminante, compte tenu de la conclusion à laquelle j’en suis arrivé au sujet du contenu de l’avis.

[24] Par conséquent, l’appel est accueilli, l’ordonnance par laquelle le juge Panet a rejeté la motion portant rejet de l’action intentée contre la Société Radio-Canada et Trish Dyer est annulée et ladite motion est accueillie.

[25] Comme je l’ai indiqué plus haut, je souscris à la conclusion du juge Panet selon laquelle, étant donné que l’avis écrit concernant les cinq autres défendeurs n’a pas été signifié avant la délivrance de la déclaration, une condition énoncée au paragraphe 5(1) n’a pas été respectée, de sorte que l’action intentée contre eux ne peut être accueillie. La signification de l’avis dans les six semaines suivant l’acte diffamatoire reproché ne respecte que l’une des deux exigences relatives au délai de signification de l’avis écrit; selon l’autre exigence, qui n’a pas été respectée en l’espèce, l’avis doit avoir été signifié avant l’introduction de l’action. Par conséquent, l’appel incident est rejeté.

[26] Aucune ordonnance ne sera rendue au sujet des frais, qu’il s’agisse des frais de l’appel principal ou de ceux de l’appel incident.

Une ordonnance sera rendue en conséquence.