‘Stewart v. Nash et al. (1988) 65 O.R. (2d) 218
La Haute Cour de l’Ontario
Le juge Steele
Le 7 juillet 1988
Stewart v. Nash et al.
Version française du jugement rendu par
Le juge STEELE : — La demanderesse recherche un jugement déclaratoire portant que le changement de bénéficiaire effectuée à une police d’assurance-vie ainsi que le changement de la bénéficiaire de la prestation consécutive au décès du titulaire d’un régime de pension de retraite sont invalides et doivent être annulés. C’est le défunt, Brian Ronald Stewart (l’époux), qui a substitué, en qualité de bénéficiaire, la défenderesse Vicki Nash (Mme. Nash) à la demanderesse Sandra Stewart (l’épouse). La demanderesse fait valoir que l’époux assuré n’avait pas la capacité mentale nécessaire pour comprendre ce qu’il faisait, ou subsidiairement, elle avance que Mme Nash avait exercé sur lui une influence abusive.
L’épouse demanderesse est l’épouse légitime de l’époux, et je conclus que Mme Nash est l’épouse de fait.
Les désignations initiales ont été faites en 1980 et 1983. Les modifications ont été effectuées aux mois d’août et de septembre 1985.
En 1972, après environ dix années de mariage, les époux légitimes se sont séparés et l’époux est allé vivre avec Mme Nash. Six mois plus tard, il est retourné à son épouse pour l’aider à élever leur fils. En octobre 1974, l’époux a de nouveau quitté son épouse pour retourner vivre avec Mme Nash. Depuis lors, sauf deux exceptions, l’époux et Mme Nash ont vécu ensemble comme mari et femme.
L’époux et Mme Nash avaient pour habitude d’utiliser régulièrement leur condominium en Floride pendant l’hiver; Mme Nash y passait l’hiver et l’époux la rejoignait par avion chaque fin de semaine. Il habitait aussi son condominium deux semaines à Noël et une ou deux autres semaines pendant l’hiver. Pendant ce temps, Mme Nash retournait occasionnellement à Toronto pour de brefs intervalles. L’été, tous deux vivaient sur le yacht de l’époux au port de Toronto ou dans la maison de l’époux à Toronto.
Pendant que l’époux vivait avec son épouse, ou avec Mme Nash, il avait de nombreuses autres femmes dans sa vie. En juillet 1976, l’époux s’est fiancé à une autre femme et Mme Nash a quitté la maison que possédait l’époux mais dans laquelle ce dernier et Mme Nash avait vécu de façon permanente. Ces fiançailles ont été rompues et, à l’automne de 1977, Mme Nash est retournée vivre avec l’époux. En 1983, alors que Mme Nash était en Floride, l’époux a rencontré Mme Ann Ritchie et a déclaré son intention de l’épouser. Mme Nash n’a appris l’existence de Mme Ritchie qu’à son retour à Toronto en avril 1984. Même alors, elle n’a pas été mise au courant des fiançailles. Lorsque Mme Nash a questionné l’époux au sujet de Mme Ritchie, il lui a dit qu’il ne verrait plus cette dernière. Au cours de l’été 1984, l’époux et Mme Nash ont vécu ensemble normalement. Mme Nash a considéré Mme Ritchie comme étant simplement une des femmes qui figuraient dans la vie de l’époux en son absence. En novembre 1984, Mme Nash est retournée en Floride mais l’époux ne s’y est pas rendu les fins de semaine. Lorsqu’il a laissé savoir qu’il n’irait pas en Floride à Noël, Mme Nash est rentrée à Toronto où elle a appris qu’il voyait Mme Ritchie régulièrement, et qu’il lui avait même donné une bague de fiançailles à Noël. Mme Nash et l’époux ont échangé de vifs propos, et tous deux ont consulté des avocats pour envisager une séparation et un accord à cette fin.
Pendant la majeure partie de janvier et février 1985, l’époux a vécu avec Mme Ritchie dans l’appartement de celle-ci, bien qu’il soit occasionnellement retourné dans sa propre maison. Il a entamé une procédure de divorce contre son épouse, pour lui demander peu après de ne plus en faire de cas et y mettre fin. Aucun accord n’a été conclu avec Mme Nash, avec qui il est retourné vivre au mois de mars, comme il l’avait toujours fait auparavant. En mai, Mme Ritchie a cessé de fréquenter l’époux, estimant qu’il lui préférait Mme Nash. Il est évident qu’il avait décidé de retourner vivre avec cette dernière.
Du 3 mai 1985 à son décès le 2 novembre 1985, l’époux a été hospitalisé 145 jours sur 178. Pendant qu’il était à l’hôpital, il a obtenu des permissions de sortie certaines fins de semaine et a fréquemment quitté l’hôpital pendant la journée. Bien que son épouse l’ait souvent visité à l’hôpital, c’est Mme Nash qui restait presque constamment avec lui et qui prenait soin de lui et aussi de ses affaires dans la mesure où il l’en a informée. L’époux, quand il n’était pas à l’hôpital, vivait à la maison avec Mme Nash. Pendant toute la période allant de 1977 jusqu’au décès de l’époux, Mme Nash n’a pas travaillé, l’époux subvenant entièrement à ses besoins. Comme l’a remarqué un témoin, Mme Nash était le seul élément stable dans la vie de l’époux.
Celui-ci entretenait de bonnes relations avec son épouse et leur fils Richard. Bien qu’il ait pu de temps à autre apporter à son épouse une légère aide financière, il ne subvenait pas à ses besoins. Lors de leur séparation en 1972, l’époux avait cédé à l’épouse ce qui était à ce moment leur maison matrimoniale, renonçant à tout droit sur elle. Quelques années plus tard, l’épouse a vendu la maison et en a conservé le produit. L’époux a aidé à subvenir aux besoins de son fils jusqu’à ce que ce dernier ait 18 ou 19 ans, c’est-à-dire jusqu’en 1983. Par la suite, il a donné de l’argent à son fils à l’occasion, se sentant des obligations envers lui.
En 1980 et en 1983, lors de la signature des désignations originales de la bénéficiaire des assurances, l’époux subvenait encore aux besoins de son fils qui vivait alors avec l’épouse. Le fils n’a jamais été mentionné comme bénéficiaire en vertu des polices en question. Peut être qu’à cette époque, et jusqu’en 1983, l’époux voulait que l’épouse recueille le produit de l’assurance au profit de son fils, mais il ne l’a pas dit, ni oralement ni par écrit.
L’époux travaillait fort, gagnait beaucoup d’argent et le dépensait évidemment pour maintenir un train de vie somptueux. Il buvait avec excès; à la longue il est devenu alcoolique et est mort d’une cirrhose du foie. Je conclus que l’époux voulait être le centre d’intérêt et, tout au moins en ce qui concerne les femmes qui comptaient dans sa vie, il ne tenait pas les promesses qu’il leur faisait.
Étant donné les dépenses dont l’époux avait l’habitude et le montant de ses dettes, de toute évidence, même lorsqu’il était en parfaite santé, il n’avait pas une juste appréciation de son actif net et vraisemblablement, il n’en connaissait pas l’étendue. Cela lui était probablement égal, car il menait une vie de patachon, convaincu que l’argent serait toujours là en abondance. Il a menti à plusieurs personnes au sujet de sa fortune personnelle et d’autres questions, prétendant par exemple être divorcé, alors que ce n’était pas le cas. Il n’est pas certain qu’il avait conscience de mentir. Il serait difficile de savoir si, à un moment ou à un autre en particulier, il disait la vérité.
L’époux était une personne amicale, généreuse, impulsive et excentrique. Dans cette optique, ses actes ne peuvent être appréciés de façon impartiale et logique, sinon ce serait le considérer comme un être différent de ce qu’il était en réalité.
Outre les deux changements de bénéficiaire en cause dans cette affaire, l’époux, lorsqu’il était à l’hôpital, a ordonné le paiement à Mme Nash, sous forme de chèque, d’une commission de 45 000 $. Il a également chargé Mme Nash, par procuration, de vendre sa maison, Il a signé deux testaments rédigés par des avocats différents, tenant chacun d’eux dans l’ignorance de l’autre. Il a révoqué la procuration qu’il avait donné à Mme Nash relativement à la vente de sa maison. Tous les témoins volontaires qui ont déposé à l’égard de ces questions ont dit qu’il paraissait être sain d’esprit aux époques respectives. Les parents et les amis de l’époux ont donné des témoignages opposés sur ses facultés mentales lorsqu’il était hospitalisé. Il avait évidemment de bonnes journées et d’autres où son esprit était très embrouillé. Je conclus que ses facultés mentales étaient bonnes aux époques concernées, y compris celles pendant lesquelles il a signé les deux changements de bénéficiaire. À cet égrad, je m’en remets principalement à la déposition du Dr. Blendis, qui a traité l’époux à l’hôpital. Le docteur Blendis connaissait parfaitement les effets, sur l’esprit, d’une maladie hépatique et il s’est penché précisément sur la question des conséquences mentales qui pouvaient en découler. En raison des tests administrés, le docteur Blendis estimait, le 18 septembre 1985, que les facultés mentales de l’époux n’étaient pas douteuses. Il a aussi été témoin de l’une des nouvelles désignations de bénéficiaire le 20 septembre 1985, et il a déposé que l’époux était parfaitement sain d’esprit.
Je n’ai pu trouver aucune jurisprudence traitant du fardeau de la preuve relativement à la contestation de la désignation du bénéficiaire des prestations consécutives au décès du titulaire d’un régime de pension de retraite. Cependant, je crois que le principe en jeu est le même qui s’applique à la désignation du bénéficiaire d’une assurance-vie. Je ne ferai plus mention désormais que d’une police d’assurance, avec l’intention que mes motifs s’appliquent, avec autant de force, aussi bien au régime de pension qu’à la police d’assurance.
Je crois que la désignation du bénéficiaire d’une police d’assurance ne prend effet qu’à la mort du titulaire et, par conséquent, que le critère applicable est celui qui vise la capacité de tester et non celui qui s’applique aux donations entre vifs : voir à ce sujet Re Rogers; Rogers c. Rogers(1963), 39 D.L.R. (2d) 141, 42 W.W.R. 200. Le critère impose à celui qui soutient la validité de la nouvelle désignation la charge de prouver que l’assuré avait la capacité mentale nécessaire pour comprendre ce qu’il signait. À cet égard, je ne suis pas d’accord avec les remarques relatives au critère applicable formulées dans l’arrêt Brydon c. Hawkins, [1949] O.R. 393, [1949] 3 D.L.R. 252. Le critère classique applicable à la capacité de tester est exposé comme suit dans l’arrêt Banks c. Goodfellow (1970), L.R. 5 Q.B. 549 à la p. 565 :
[TRADUCTION] Il est essentiel à l’exercice de ce pouvoir que le testateur comprenne la nature de l’acte en cause et ses effets; qu’il comprenne l’étendue des biens dont il fait don; qu’il soit capable de comprendre et d’apprécier les revendications auxquelles il doit donner effet; et, en ce qui concerne ce dernier point, il importe qu’aucun trouble mental ne vienne empoisonner ses bons sentiments, pervertir son sens de la justice, ni prévenir l’exercice de ses facultés naturelles — qu’aucune perception démentielle n’influence sa volonté dans l’aliénation de ses biens et ait pour conséquence un acte de disposition qui n’aurait pas eu lieu si le testateur avait été sain d’esprit.
À mon sens, Mme Nash a satisfait à ce critère. Selon les témoignages impartiaux des divers avocats et d’autres personnes, l’époux était au courant de ses biens, et même s’il pouvait ne pas connaître entièrement l’étendue de ses dettes à aucun moment particulier, la situation n’était pas pire à cet égard qu’elle n’avait été à aucune autre époque de sa vie. Sur ce point, je ne considère pas fiable le témoignage de M. Robert Stewart, l’un des anciens avocats de l’époux. Il a évidemment lui-même des problèmes, et lorsque son témoignage contredit celui de Mme Nash, j’accepte la déposition de cette dernière. Je l’ai considérée comme étant un témoin très crédible.
J’en arrive maintenant à la question de savoir si Mme Nash ou d’autres personnes ont exercé sur l’époux une influence abusive relativement aux nouvelles désignations.
Il appartient à l’épouse, qui conteste ces désignations, de prouver qu’elles ont été signées alors que Mme Nash exerçait sur l’époux une influcnce abusive. Mon opinion à l’égard de la charge de la preuve est appuyée par l’arrêt Tamblyn c. Leach; Public Trustee of Manitoba c. Leach (1981), 13 Man. R. (2d) 398, 10 E.T.R. 178, et par l’arrêt Fontana c. Fontana (B.C.S.C., le juge Callaghan, 18 mars 1987, inédit [publié depuis à 28 C.C.L.I. 232]).
Les époux de fait exercent l’un sur l’autre une certaine influence, tout comme le font n’importe quels mari et femme ordinaires habitant ensemble, mais cela ne suppose nécessairement un abus d’influence. Cependant, les faits propres à une affaire particulière peuvent démontrer l’existence d’une influence abusive. Il appartient à la personne qui conteste la désignation de prouver qu’une telle influence a été exercée. Pour établir cet état de choses, il faut que la contrainte ou la coercition aient détruit le libre arbitre de la personne en cause. L’influence, l’affection ou l’attachement normaux, ou le simple désir de répondre aux voeux du bénéficiaire n’établissent pas l’existence d’un abus d’influence.
Le passage suivant qui vise un homme ordinaire, tiré de l’arrêt Re Brocklehurst (deceased); Hall c. Roberts, [1978] 1 All E.R. 767 aux pp. 782 et 783, s’applique à l’espèce :
[TRADUCTION] Je ne trouve rien dans cette phrase qui justifie Blackett-Ord V-C d’adopter d’un critère objectif de motivation en substituant au testateur un homme ordinaire et en se demandant comment on aurait pu s’attendre à le voir agir. Si la question dont on cherche la solution consiste à savoir si le testateur a agi spontanément et de son propre chef ou à la suite d’un abis d’influence, il me semble alors très artificiel de ne pas entièrement tenir compte de tout ce que l’on connaît de son caractère et de ses attitudes.
Je ne vais pas alourdir ce jugement en citant les nombreuses tentatives judiciaires de définir la nature des rapports entre le donateur et le donataire susceptibles de donner naissance à la présomption d’abus d’influence. Il est plus utile d’étudier les principes sous-jacents. Tel quel, l’abus d’influence n’a jamais été défini par les tribunaux, mais il est facile de comprendre en quoi il consiste dans les affaires où son existence est démontrée par des preuves explicites. Ce qu’il faut démontrer, c’est :
«… une conduite injuste et répréhensible, de la contrainte, une certaine duperie, une forme de tricherie et, de façon générale, bien que pas toujours, un certain avantage personnel pour le donataire ayant des liens étroits et confidentiels avec le donateur.»
En l’espèce, l’époux n’était pas un homme ordinaire. Tout au long de sa vie il a été un être libre et impétueux, et je conclus qu’aux périodes visées, lorsqu’il était à l’hôpital, il était encore une personne libre et impétueuse.
Ce qui suit sont mes conclusions de fait et mon opinion sur la question de savoir si Mme Nash a exercé une influence abusive sur l’époux. Mme Nash n’avait aucun rapport de confiance particulier avec l’époux; elle était son épouse de fait. Je conclus que ni elle ni personne d’autre n’ont exercé la moindre contrainte, coercition ou influence abusive sur lui à l’égard des nouvelles désignations en matière d’assurance, des deux testaments rédigés par l’époux, de la procuration ou des directives au sujet des 45 000 $. L’époux avait de l’affection pour Mme Nash. J’accueille son témoignage lorsqu’elle affirme ne pas avoir demandé à l’époux de la désigner dans les polices, mais même si elle l’avait fait et l’époux avait accédé à sa demande pour lui plaire, il n’y aurait pas d’abus d’influence au sens de la loi. Les testaments de l’époux montrent que son principal souci était Mme Nash, bien qu’il ait aussi reconnu ses obligations envers son fils et souhaité laisser quelque chose à son épouse. En discutant de ses testaments avec ses différents avocats, il était conscient tout au moins de l’existence de la police d’assurance, sinon de la police de prestations de pension, et il a décidé de ne pas l’inclure dans sa succession. Il savait par conséquent que les polices d’assurance pouvaient être traitées de façon distincte des biens de sa successions.
Compte tenu des rapports respectifs en cause, les testaments n’étaient pas déraisonnables. Le premier souci de l’époux était le bien-être de Mme Nash. Le fait que sa succession soit apparemment sans actif ne change rien à ses intentions. Le manque d’actif dans la succession peut être imputable en partie à une mauvaise gestion après son décès.
J’accueille le témoignage de Mme Nash selon lequel l’époux, de lui-même, l’a désignée comme bénéficiaire. Il n’avait aucune raison particulière de vouloir que son épouse conserve cette qualité. Bien qu’il puisse paraître étrange qu’il ait dit à Mme Nash de désigner sa mère comme bénéficiaire de substitution, cela ne nuit en rien à la qualité de Mme Nash comme première bénéficiaire. Il aurait peut-être été plus logique pour l’époux de désigner sa propre mère ou son fils à titre de bénéficiaire de substitution, mais il a pu estimer qu’il avantageait suffisamment son fils dans son testament. De plus, comme je l’ai déjà souligné, l’époux ne peut être considéré comme une personne logique. Il était impétueux, et je ne doute pas qu’après avoir décidé de faire de Mme Nash sa bénéficiaire première, il lui importait peu qui était la bénéficiaire de substitution. Dans l’ensemble, au cours des années récentes, l’époux avait beaucoup plus d’affection pour Mme Nash, de liens avec elle et d’obligations à son égard que ce n’était le cas en ce qui concerne son épouse. Son fils n’est pas partie à cette action et ne semble avoir aucun droit sur les polices d’assurance.
Je conclus que l’on n’a démontré aucune cause d’action contre la succession dans cette instance et l’action intentée contre elle est rejetée sans dépens. L’action contre Mme Nash est aussi rejetée. Sauf s’il existe des raisons particulières pour que l’on s’adresse à moi au sujet des dépens, Mme Nash a droit à ses dépens de l’action.
L’argent déposé auprès de la Cour par la Manufacturers Life Insurance Company, ainsi que l’intérêt sur cette somme, doit être versé à Mme Nash, et l’argent détenu en fiducie pour cette action par la Excelsior Life Insurance Company doit aussi être versé à Mme Nash.
Jugement sera rendu en ce sens.