Cour d’appel de l’Ontario
Toronto (Ontario)
Les juges E.A. Cronk, E.E. Gillese et G. Epstein, juges d’appel.
Appel entendu le 5 décembre 2008.
Jugement rendu le 18 mars 2009.
(53 par.)
Législation citée :
Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, chap. E.23, art. 13
Appel :
En appel d’un jugement rendu le 8 mai par la juge Mary Anne Sanderson, de la Cour supérieure de justice, et publié sous la référence (2008), 40 E.T.R. (3rd) 128.
Avocats :
Benjamin D. Eisner, pour l’appelante.
Michael G. Cochrane et Sandra Smith, pour l’intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par la juge G. Epstein, juge d’appel.
[traduction]
I. INTRODUCTION
1. La présente affaire a trait à l’interprétation d’un accord de séparation
(ci-après « accord ») signé en 1995 par Albert DiDonato et sa première épouse, Dilia DiDonato. En vertu de cet accord, M. DiDonato était tenu de maintenir en vigueur une police d’assurance-vie de 100 000 $ en faveur de Mme DiDonato. La question consiste à savoir si cette obligation n’était qu’une simple sûreté pour l’obligation de M. DiDonato de payer une pension alimentaire pour conjoint et pour enfants, et y était associée, ou s’il s’agissait d’une obligation autonome.
2 L’accord précisait que M. DiDonato était tenu de verser une pension alimentaire pour conjoint à Mme DiDonato jusqu’à ce qu’elle atteigne 65 ans. L’accord exigeait également que M. DiDonato maintienne une police d’assurance-vie de 100 000 $ en faveur de Mme DiDonato, jusqu’à ce qu’il cesse de lui devoir un soutien financier. M. DiDonato était titulaire d’une police d’assurance-vie lorsqu’il est décédé, en novembre 2004, à l’âge de 58 ans; mais la somme alors assurée en faveur de Mme DiDonato n’était que de 43 507,15 $. Comme Mme DiDonato n’avait que 56 ans lorsque M. DiDonato est décédé, celui-ci manquait alors à l’obligation d’assurance stipulée dans l’accord.
3 Mme DiDonato a introduit une demande contre la succession de M. DiDonato et contre sa deuxième épouse, à titre personnel. Mme DiDonato prétendait avoir droit à la différence entre le produit de l’assurance-vie et le montant stipulé. La juge Sanderson a conclu qu’en vertu de l’accord, Mme DiDonato avait droit à l’intégralité du 100 000 $, et elle a ordonné que la somme impayée soit prélevée sur la succession de M. DiDonato.
4 Carol Turner, deuxième épouse et fiduciaire de la succession de M. DiDonato, porte la cause en appel. Elle allègue que la police d’assurance visait à garantir la dette alimentaire non acquittée au moment du décès de M. DiDonato et non à procurer un avantage distinct à Mme DiDonato. Selon Mme Turner, il a été reconnu que la somme de 43 507,15 $ reçue par Mme DiDonato en vertu de la police est égale ou supérieure à la dette alimentaire non acquittée par M. DiDonato au moment de son décès; de sorte que Mme DiDonato ne devrait avoir droit à rien d’autre de la part de la succession. Mme Turner soutient que la juge de première instance a mal interprété l’accord et que cette erreur a procuré à Mme DiDonato un gain fortuit qui excède le marché conclu entre les parties.
5 Pour les motifs qui suivent, je rejette l’appel et suis d’avis que la juge de première instance a correctement interprété l’accord.
II. HISTORIQUE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
6 Les DiDonato se sont séparés après 26 ans de mariage. En juillet 1995, ils ont signé l’accord dans le but exprès de convenir d’un règlement financier complet et définitif. Les DiDonato ont ensuite divorcé et M. DiDonato a marié Mme Turner. Il a assidûment respecté ses obligations alimentaires contractuelles envers Mme DiDonato et les enfants issus de leur mariage. Par contre, il a manqué de maintenir une police d’assurance au montant prévu par l’accord.
7 Énoncée à l’article 10 de l’accord, l’obligation alimentaire de M. DiDonato
se présentait comme suit :
[traduction]
10. OBLIGATION ALIMENTAIRE
[…]
B. Pension alimentaire au conjoint
(1) Les parties reconnaissent que, le 7 juillet 1994, il a été ordonné à l’époux de verser à l’épouse, à partir du 2 juin 1994, une somme de 900 $ par mois à titre de pension alimentaire.
(2) Les parties conviennent qu’en vertu de l’ordonnance alimentaire en date du 7 juillet 1994, l’époux doit verser la pension alimentaire pour conjoint jusqu’au 31 juillet 1995 inclusivement. Les parties conviennent aussi que l’époux doit payer tous les arriérés relatifs à cette ordonnance alimentaire.
(3) À compter du 1er août 1995, et le premier de chaque mois, par la suite, l’époux devra verser à l’épouse une pension alimentaire mensuelle de 500$. La pension alimentaire devra être payée en deux (2) versements égaux : un versement de 250 $ le ou avant le 15 du mois, et un versement de 250 $ le ou avant le dernier jour du mois. Les parties reconnaissent qu’aussi longtemps que la Loi de l’impôt sur le revenu l’autorisera, aux fins de l’impôt sur le revenu, l’époux aura le droit de déduire les montants qui précèdent et l’épouse sera tenue de les déclarer comme revenus conformément à la Loi de l’impôt sur le revenu.
(4) L’époux devra verser la pension alimentaire susmentionnée à l’épouse jusqu’à ce l’épouse atteigne 65 ans. [Les italiques sont du soussigné.]
(5) L’épouse et l’époux reconnaissent que la pension alimentaire doit être retenue automatiquement sur le salaire de l’époux conformément à la Loi sur le Régime des obligations alimentaires envers la famille.
8 L’interprétation de l’obligation d’assurance de M. DiDonato se situe au cœur du présent appel. Cette obligation est énoncée à l’article 12 de l’accord, qui est libellé comme suit :
[traduction]
12. L’ASSURANCE-VIE DE L’ÉPOUX
(1) Par le biais de son emploi chez Ontario Hydro, l’époux soit possède une police d’assurance-vie de la London Life au montant d’environ 220 000 $, soit détient un intérêt dans une telle police.
(2) L’époux affirme qu’il n’a pas emprunté sur sa police et que sa pleine valeur nominale est disponible.
(3) L’époux est tenu de procéder aux désignations irrévocables suivantes sous le régime de la police : l’épouse, unique bénéficiaire d’une somme de 100 000 $; Mark DiDonato, unique bénéficiaire d’une somme de 50 000 $; et l’épouse, en tant que fiduciaire de Riccardo DiDonato, unique bénéficiaire d’une somme de 50 000 $. L’époux doit déposer ces désignations auprès de l’assureur conformément à la Loi sur les assurances. L’époux remettra à l’épouse, dans les 14 jours suivant la conclusion du présent accord, une copie certifiée conforme de ces désignations.
(4) L’époux doit maintenir la police en vigueur et maintenir chacune des personnes ci-dessus bénéficiaires, conformément au paragraphe 12(3) des présentes, tant que, dans le cas de chaque bénéficiaire, l’époux est tenu de fournir des aliments sous le régime du présent accord; une fois l’obligation éteinte, l’époux pourra disposer de la ou des parties visées du montant de la police comme il l’entendra, et l’épouse signera tous les documents requis pour modifier ou révoquer la désignation ou les désignations de bénéficiaires en question.
(5) À la demande de l’épouse, l’époux doit fournir annuellement la preuve que la police demeure en vigueur, ainsi que la preuve qu’il n’a pas transféré la police, ni emprunté sur celle-ci, ni donné celle-ci en garantie.
(6) Si l’époux cesse d’avoir accès à la police d’assurance par le biais de son emploi, il doit immédiatement obtenir une police de remplacement (en veillant à ce qu’il n’y ait pas de trou de garantie qui échappe à son pouvoir) au montant mentionné au paragraphe 12(4) des présentes; il doit maintenir cette police en vigueur pour la période précisée au paragraphe 12(4) des présentes; et il doit désigner les bénéficiaires de cette police conformément aux dispositions du paragraphe 12(3).
(7) L’épouse peut payer toute prime que l’époux fait défaut de payer. Elle peut alors recouvrer, de l’époux, la prime payée ainsi que les frais et dépenses qu’elle a engagées relativement à ce défaut, y compris les dépens avocat-client reliés au recouvrement des primes.
(8) Si l’époux décède alors que son assurance manque d’être en vigueur conformément à l’accord, son obligation de fournir des aliments à l’épouse et aux enfants constituera une charge de premier rang sur sa succession.
9 Mme DiDonato a reçu une indemnité d’assurance au montant de 43 507,15 $ à la suite du décès de M. DiDonato, qui a eu lieu en novembre 2004. En avril 2005, elle a introduit une demande contre la succession de M. DiDonato et contre Mme Turner, à titre personnel, leur réclamant une somme forfaitaire de 56 492,85 $. Cette somme représente la différence entre 100 000 $ et le montant qu’elle a reçu de la compagnie d’assurance en application de la police existante. Mme DiDonato a aussi sollicité une ordonnance lui accordant une pension alimentaire provisoire qui serait rétroactive à décembre 2004 et courrait jusqu’à résolution de l’affaire. L’ordonnance de pension alimentaire provisoire a été prononcée par la juge Greer en octobre 2005. Elle prévoyait expressément que les paiements devaient être faits sous réserve de tout droit de la fiduciaire à la succession d’en réclamer le remboursement.
10 Dans une requête qu’elle a introduite, Mme Turner sollicite le prononcé d’une ordonnance obligeant Mme DiDonato à rembourser, à la succession, les paiements de pension alimentaire reçus après le décès de M. DiDonato. Dans une ordonnance en date du 20 mars 2007, la juge Low a refusé le redressement demandé et a ordonné la tenue d’un procès sur la question, au motif que l’obligation d’assurance prévue par l’accord était ambiguë.
11 En avril 2008, la juge Sanderson a présidé le procès ordonné par la juge Low. Les demandes de Mme Turner et de Mme DiDonato ont été traitées ensemble, aux fins de la question à trancher.
12 Devant la juge du procès, les parties ont convenu qu’à la date du décès, les 43 507,15 $ que Mme DiDonato avait reçus comme produit de l’assurance étaient égaux ou supérieurs à la valeur de l’obligation de M. DiDonato de verser des aliments au conjoint. Les parties ont aussi reconnu que la juge du procès faisait face à l’alternative suivante :
1. Si Mme DiDonato devait obtenir gain de cause, elle recevrait 56 492,85 $, plus les intérêts courus depuis décembre 2004, moins le montant de pension alimentaire provisoire qu’elle a reçu, 25 071,91 $, pour un solde de 32 420,94 $ (sic) [Mme DiDonato recevrait, au bout du compte, un total de 100 000 $.];
2. Si la succession devait obtenir gain de cause, Mme DiDonato devrait rembourser la somme de 25 071,91 $, soit le total des versements provisoires reçus, plus les intérêts courus à compter des dates où les versements ont été faits. [Essentiellement, le produit d’assurance servirait à acquitter la dette relative à l’obligation alimentaire.]
13 La juge du procès a entendu des arguments relatifs à l’interprétation de l’accord, ainsi que des témoignages extrinsèques au sujet de la façon dont Mme DiDonato concevait l’obligation d’assurance, avant de décider si celle-ci était ambiguë et si, de ce fait, la preuve testimoniale devenait admissible[1].
14 Des éléments de preuve ont en outre été présentés par Mme Turner concernant des aveux faits par Mme DiDonato, dans une réponse à une demande d’aveux, relativement à son interprétation de l’obligation d’assurance contenue dans l’accord. Dans sa réponse, Mme DiDonato avait indiqué que l’obligation contractuelle en cause, selon laquelle M. DiDonato devait maintenir en vigueur une assurance-vie en sa faveur, avait pour objet de garantir les paiements de pension alimentaire qui devaient lui être versés en vertu de l’accord. Mme DiDonato a en outre déclaré que cette interprétation était fondée sur les renseignements que lui avait communiqués son avocat, lequel avait agi pour son compte lors de la négociation de l’accord.
15 Lorsqu’elle a témoigné lors du procès, Mme DiDonato a aussi exposé le raisonnement qui, selon elle, sous-tendait l’obligation de M. DiDonato de maintenir une police d’assurance, en expliquant les circonstances qui, à son sens, lui donneraient droit à un montant total de 100 000 $. Elle a dit avoir signé l’accord en se fiant à son avocat, qui lui avait expliqué que, si son ex-époux venait à décéder avant qu’elle n’ait atteint 65 ans, elle recevrait la somme de 100 000 $. Mme DiDonato a ajouté que, selon ce qu’on lui avait dit, elle recevrait 100 000 $ même si M. DiDonato venait à décéder la veille de ses 65 ans.
16 Au cours du contre-interrogatoire de Mme DiDonato, celle-ci a en outre expliqué que, selon ce qu’elle avait compris, si M. DiDonato devait décéder avant qu’elle n’ait atteint 65 ans, elle cesserait de recevoir les paiements de pension alimentaire, et une somme forfaitaire de 100 000 $ lui serait versée. Lorsqu’on lui a demandé quel sens elle donnait au paragraphe 12(8), Mme DiDonato a dit que si M. DiDonato venait à décéder sans être assuré comme il était convenu, [traduction] « le soutien financier de l’épouse et des enfants serait, s’il était toujours requis, la première des obligations que la succession serait tenue de respecter ».
III. LES MOTIFS DE LA JUGE DU PROCÈS
17 Dans ses motifs de décision, la juge du procès a examiné l’article 12 de l’accord afin de déterminer si Mme DiDonato avait droit à jugement contre la succession de M. DiDonato par suite du manquement de celui-ci au paragraphe 12(4). Au commencement de son analyse, la juge a observé que M. DiDonato avait contrevenu à l’accord en ne maintenant pas une police d’assurance-vie qui aurait désigné Mme DiDonato comme bénéficiaire d’une somme de 100 000 $. Au paragraphe 15 de ses motifs, la juge a ajouté que [traduction] « s’il l’avait fait, [Mme DiDonato] aurait reçu une indemnité d’assurance-vie de 100 000 $ au moment de son décès ». Mme Turner ne conteste pas l’exactitude de ces observations.
18 La juge du procès a rappelé le principe qu’en cas de violation d’un contrat, la partie lésée a, de façon générale, le droit d’être placée dans la situation où elle se serait trouvée si le contrat avait été exécuté. La juge a ajouté qu’une succession peut être tenue de verser des dommages-intérêts lorsque le défunt a manqué de maintenir une police d’assurance. Elle a cité, à cet égard, les affaires suivantes : Adams (Next friend of) v. Adams Estate (2001), 289 A.R. 345 (B.R.), au par. 14; MacLean v. MacLean Estate (1998), 195 N.B.R. (2d) 303 (B.R.); Phillips v. Spooner (1980), 4 Sask. R. 103 (C.A.); et Shannon v. Shannon (1985), 50 O.R. (2d) 456 (H.C.J.).
19 La juge du procès a interprété le paragraphe 12(4) et elle en a conclu que Mme DiDonato avait droit à un jugement, contre la succession, pour la différence entre le montant de 100 000 $ que M. DiDonato devait maintenir en sa faveur et la somme qu’elle avait reçue. Cela dit, étant donné que Mme Turner se fonde dans une large mesure sur les termes du paragraphe 12(8) au soutien de l’argument qu’elle fait valoir devant notre Cour, je vais d’abord me pencher sur le raisonnement qu’a tenu la juge du procès au sujet de ce dernier paragraphe.
20 La juge du procès a interprété le paragraphe 12(8) comme fournissant une garantie à Mme DiDonato, au sens où tous aliments dus par M. DiDonato à son décès constitueraient une créance de premier rang contre les biens de la succession.
21 Fait significatif, la juge a conclu que le paragraphe 12(8) ne dérogeait pas au droit, pour Mme DiDonato, de poursuivre la succession pour violation du contrat en se fondant sur son manque à recevoir l’indemnité d’assurance-vie de 100 000 $.
22 Lorsque la juge du procès a conclu que Mme DiDonato avait droit à un total de 100 000 $ de part de la succession, elle s’est essentiellement fondée sur le fait qu’à son sens, le paragraphe 12(4) devait s’interpréter comme une disposition autonome par laquelle M. DiDonato avait accepté de maintenir une police d’assurance-vie de 100 000 $ en faveur de Mme DiDonato jusqu’à ce qu’elle atteigne 65 ans.
23 Suivant ce raisonnement, la juge du procès a accordé une somme de 31 420,15 $ à Mme DiDonato. Il s’agissait de la différence entre, d’une part, la somme de 100 000 $ à laquelle elle avait droit en vertu de l’accord, et, d’autre part, la somme de 43 507,15 $ qu’elle avait reçu de la compagnie d’assurance, plus le montant de 25 071,91 $ qu’elle avait reçu à la suite de l’exécution de l’ordonnance de la juge Greer.
IV LES QUESTIONS EN LITIGE
24 La principale question soulevée par l’appel est la suivante :
[traduction]
(1) La juge du procès a-t-elle commis une erreur dans l’interprétation qu’elle a donnée au paragraphe 12 de l’accord à la lumière de l’accord dans son ensemble?
25 Je vais aussi traiter brièvement des autres questions que Mme Turner a soulevées relativement à l’interprétation que la juge du procès a donnée à l’accord :
[traduction]
(2) La juge du procès a-t-elle commis une erreur en ce qu’elle n’a pas donné suite, ou a donné une interprétation erronée, aux reconnaissances de Mme DiDonato concernant sa conception de l’obligation d’assurance-vie prévue dans l’accord?
(3) La juge du procès a-t-elle commis une erreur en ce que, relativement à une affaire qui précède le décès de M. DiDonato, elle a donné gain de cause à Mme DiDonato sur la foi de son propre témoignage non corroboré, contrairement aux exigences l’article 13 de la Loi sur la preuve, L.R.O. 1990, chap. E.23?
(4) La juge du procès a-t-elle commis une erreur en ce qu’elle a procuré à Mme DiDonato un gain fortuit qui n’était pas prévu au marché conclu entre les parties ?
V. L’ANALYSE
(1) La juge du procès a-t-elle commis une erreur dans son interprétation du paragraphe 12 de l’accord ?
a) La norme de contrôle
26 Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable. Selon Mme Turner, l’interprétation de l’accord par la juge devrait être révisée en fonction de la norme de la décision correcte, car l’appel vise à déterminer s’il y a eu omission d’appliquer un principe qui est fondamental en interprétation des contrats. À l’appui de son argument, Mme Turner invoque la récente décision de notre Cour dansMacDougall v. MacDougall (2005), 262 D.L.R. (4th) 120. Mme DiDonato, pour sa part, allègue que la norme de contrôle applicable est la norme de retenue et que la présente Cour doit s’abstenir d’intervenir en l’absence d’une erreur manifeste ou dominante.
27 Dans MacDougall, notre Cour a examiné la norme de contrôle dans l’appel d’une décision comportant une interprétation de contrat. Au paragraphe 33, la juge d’appel Lang a expliqué que, pour être en mesure de déterminer la norme de contrôle qui convient, un tribunal d’appel doit déterminer si la nature de la question soulevée en appel est une question de fait, une question de droit ou une question mixte de fait et de droit.
28 À l’examen des motifs de la juge du procès, il est clair qu’au bout du compte, son interprétation de l’accord s’est fondée sur le texte de l’accord et non sur des conclusions de fait se rapportant aux circonstances de l’affaire. De sorte que si la juge a commis une erreur dans sa décision, il s’agit d’une erreur de droit. En conséquence, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Voir : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 8.
b) L‘interprétation de l’article 12 de l’accord
29 Selon un principe d’interprétation des contrats fondamental, chaque disposition soit interprétée dans le contexte de l’intention des parties qui ressort de l’ensemble du contrat. Voir, par exemple, BG Checo International Ltd. c. British Columbia Hydro and Power Authority, (1993) 1 R.C.S. 12.
30 Selon Mme Turner, la juge du procès s’est trompée en interprétant l’accord en ce qu’elle a omis de le considérer dans son ensemble. De façon particulière, la juge aurait manqué d’interpréter le paragraphe 12(4) à la lumière du paragraphe 12(8). Si la juge du procès l’avait fait, elle aurait conclu qu’au moment où ils ont signé l’accord, les DiDonato avaient comme [traduction] « intention vraisemblable » que l’obligation de maintenir une assurance-vie de 100 000 $ en faveur de Mme DiDonato ne se prolonge pas au-delà de l’obligation de verser des paiements de pension alimentaire aux montants précisés dans l’accord. Selon les arguments de Mme Turner, cette intention est évidente au paragraphe 12(8) de l’accord, qui définit la mesure de redressement qui s’applique dans l’éventualité où M. DiDonato décèdealors que [traduction] « son assurance manque d’être en vigueur conformément à l’accord ». Cette mesure de redressement se limite à prévoir que tout droit à des versements alimentaires constitue une créance de premier rang contre la succession.
31 À mon avis, le paragraphe 12(8) n’est guère pertinent en ce qui concerne la principale question soulevée. À sa face même, il est évident que le paragraphe 12(8) ne s’applique que dans l’éventualité où M. DiDonato n’aurait maintenu aucune assurance en faveur de Mme DiDonato. Ce qui n’était pas le cas. M. DiDonato avait maintenu une assurance en vigueur en faveur de Mme DiDonato. Le problème était que le montant de l’assurance souscrite était inférieur au montant convenu.
32 Mme Turner voudrait que le paragraphe 12(4) soit lié au paragraphe 12(8); mais, selon moi, le libellé de l’accord n’étaye pas cette position. L’engagement de maintenir la couverture d’assurance a pris fin au même moment que les obligations alimentaires; mais cette simultanéité ne saurait, en soi, rattacher cet engagement à l’obligation alimentaire de la façon dont le prétend Mme Turner. De façon remarquable, rien n’a été expressément stipulé à cet effet. Nulle part l’article 12 déclare-t-il que l’assurance vise uniquement à garantir les aliments impayés dans l’éventualité où M. DiDonato décéderait avant les 65 ans de Mme DiDonato.
33 S’appuyant sur l’arrêt MacLean, supra, Mme Turner fait valoir que, dans le cas où l’obligation de maintenir une assurance est liée à une obligation alimentaire envers le conjoint ou les enfants, les dommages-intérêts sont déterminés par le montant des aliments dus. À mon avis, l’arrêt MacLean n’est d’aucun secours à Mme Turner. L’arrêtMacLean appuie l’assertion selon laquelle, dans le cas où le défunt omet de maintenir une police d’assurance et contrevient, de ce fait, à un contrat familial, ce manquement donne ouverture à un droit d’action contre la succession pour [traduction] « un montant qui est directement relié à la perte résultant de la violation » (paragraphe 27). Cette assertion milite plutôt en faveur de Mme DiDonato que de Mme Turner. Que la réparation choisie dans MacLean ait été le paiement des aliments dus ne suffit pas, en soi, à générer un principe de droit ; aucun motif n’étant fourni relativement à cet aspect de la décision, aucun principe n’a été établi.
34 Qui plus est, les faits de l’affaire MacLean se distinguent de ceux en l’espèce. Dans MacLean, l’accord prévoyait expressément que l’obligation de maintenir une assurance vie était rattachée à l’obligation alimentaire.
35 Je constate en outre que le libellé du paragraphe 12 est incompatible avec la prétention de Mme Turner selon laquelle la police d’assurance-vie avait seulement été entendue comme une sûreté pour des obligations alimentaires envers le conjoint qui, bien qu’en voie de diminution, continuaient d’être imposées à M. DiDonato au moment de son décès. À la lecture des diverses parties du paragraphe 12, il est clair que l’accord interdisait expressément à M. DiDonato de modifier le montant de l’assurance bénéficiant à Mme DiDonato, que ce soit pour refléter la réduction des obligations alimentaires à venir, ou pour toute autre raison. Si les parties voulaient que la police d’assurance ne constitue qu’une sûreté pour les paiements alimentaires, et rien d’autre, il serait déraisonnable d’empêcher M. DiDonato de modifier la valeur nominale de la police au fur et à mesure que la valeur totale de ses obligations alimentaires diminue.
36 En outre, en suivant l’interprétation défendue par Mme Turner, on arrive à un résultat qui entre en contradiction avec l’intention générale sous-tendant l’accord. Devant la présente Cour, l’avocat de Mme Turner a reconnu que si M. DiDonato était mort alors qu’il respectait l’obligation d’assurance prévue dans l’entente, Mme DiDonato aurait eu droit à l’intégralité des 100 000 $ de la part de la compagnie d’assurance.
37 Il s’agit d’une concession importante, qui contredit l’interprétation que Mme Turner voudrait donner à l’accord. Mon assertion se fonde sur deux raisons. Premièrement, il aurait été paradoxal que les parties aient convenu que, dans l’éventualité où M. DiDonato contreviendrait à l’accord, Mme DiDonato reçoive un montant moindre que celui qu’elle aurait reçu sans ce manquement. Deuxièmement, l’avocat de Mme Turner a avancé que, si M. DiDonato était décédé alors qu’il respectait son obligation d’assurance, la succession aurait envisagé d’intenter une action contre Mme DiDonato, en faisant valoir qu’il y avait enrichissement injustifié dans le cas de toute indemnité excédant les aliments du conjoint impayés. Suivant cette assertion, les parties auraient voulu qu’une action en justice réglât leurs affaires de façon définitive dans l’éventualité où M. DiDonato serait mort alors qu’il se conformait à l’obligation d’assurance de l’accord et que la valeur de l’indemnité d’assurance en faveur de Mme DiDonato était supérieure au montant des aliments du conjoint encore dus. Je ne puis souscrire à ce point de vue. Un tel résultat contredit l’intention expresse des parties selon laquelle l’accord règle de manière définitive leurs droits et obligations respectifs.
38 Il est possible, et même courant, que des accords de séparation rattachent l’obligation de maintenir une assurance-vie à l’obligation de payer une pension alimentaire. L’accord en l’espèce ne contenait aucune stipulation à cet égard.
39 Je souscris donc à la conclusion de la juge du procès selon laquelle Mme DiDonato avait droit à l’intégralité des 100 000 $ si M. DiDonato décédait avant qu’elle n’ait atteint 65 ans, quand même cette somme était supérieure à la valeur actuelle des aliments impayés.
40 Il s’ensuit que Mme DiDonato a droit à 31 420,94 $ : la différence entre, d’une part, ce qu’elle aurait reçu si M. DiDonato s’était conformé à son obligation prévue par l’accord et, d’autre part, la somme qu’elle a reçue à ce jour[2].
(2) La juge du procès a-t-elle commis une erreur en ce qu’elle n’a pas donné suite à certaines reconnaissances de Mme DiDonato concernant sa conception de l’obligation d’assurance-vie?
41 Mme Turner fait valoir que la juge du procès a commis une erreur en ce qu’elle n’a pas donné suite, ou a donné une interprétation erronée, à deux reconnaissances que Mme DiDonato a offertes par l’entremise de son avocat en réponse à une demande de reconnaissance. Les reconnaissances pertinentes sont les suivantes :
[traduction]
• Steven Skrow a expliqué, à la première épouse, que la partie de l’accord de séparation obligeant le défunt à maintenir une assurance-vie en faveur de la première épouse avait pour objet de fournir une sûreté à la première épouse relativement aux paiements alimentaires au conjoint qui lui étaient dus en vertu de l’accord de séparation.
• Au cours de toute la période pertinente, la partie de l’accord de séparation obligeant le défunt à maintenir une assurance-vie en faveur de la première épouse était interprétée, par la première épouse, comme visant à fournir une sûreté à la première épouse relativement aux paiements alimentaires au conjoint qui lui étaient dus en vertu de l’accord de séparation.
42 Mme Turner soutient que, dans le cas où une reconnaissance formelle est fournie dans le cadre d’un procès civil, cette reconnaissance est concluante à l’égard de ce qui a été reconnu. Mme Turner allègue que si la juge du procès avait tenu compte des reconnaissances de Mme DiDonato, elle aurait conclu que l’assurance-vie n’était rien d’autre qu’une sûreté pour la pension alimentaire de Mme DiDonato. Lorsque la dette grevée de la sûreté est acquittée, une mainlevée s’opère en ce qui a trait à la sûreté. Comme les reconnaissances de Mme DiDonato ont été rédigés par son avocat, le mot « security » ([traduction] « sûreté ») qui y est employé doit être interprété dans son sens juridique.
43 En réponse à cet argument, Mme DiDonato fait valoir que la juge du procès n’a pas commis d’erreur en ne donnant pas suite à ses reconnaissances concernant son interprétation de l’accord. Selon elle, une preuve extrinsèque de ce type n’est admissible comme aide à l’interprétation d’un contrat que lorsqu’il existe une ambiguïté quant à l’accord écrit en litige, et qu’en raison de cette ambiguïté, il est impossible de déterminer l’intention vraisemblable des parties sans avoir recours à la preuve testimoniale. En l’espèce, la juge du procès n’a pas conclu qu’il existait une telle ambiguïté dans les dispositions du paragraphe 12.
44 À mon avis, la juge du procès n’a pas commis d’erreur en ne prenant pas en considération les reconnaissances de Mme DiDonato concernant son interprétation de l’obligation d’assurance de l’accord. Lorsqu’un tribunal est appelé à trancher un litige relevant de l’interprétation des contrats, il doit s’efforcer de protéger les attentes raisonnables des parties, en partant de l’énoncé qui leur est donné dans l’accord. En l’absence d’ambiguïté dans le texte du contrat, la preuve testimoniale de l’intention subjective des parties n’a pas sa place dans l’exercice d’interprétation : voir Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd. [1998] 2 R.C.S. 129, aux paragraphes 54 à 56. La juge du procès a conclu que l’accord reflétait les attentes des DiDonato de manière claire et non ambiguë ― aucune des parties n’a contesté cette conclusion devant la présente Cour. Au contraire : lorsqu’elle a fait valoir sa propre interprétation de l’accord, Mme Turner a maintenu qu’il n’était pas ambigu. Ce faisant, elle a implicitement reconnu que la preuve extrinsèque n’était pas pertinente en l’espèce.
45 Qui plus est, le paragraphe 28 de l’accord énonce ce qui est communément appelé une clause « entire agreement » ([traduction] « entente intégrale »). La clause dispose ce qui suit :
[traduction]
28. GÉNÉRAL
(1) Il n’existe aucune déclaration, entente accessoire, garantie ni condition qui ait quelque effet sur le présent accord.
46 Le professeur Swan déclare ce qui suit à la page 515 de l’ouvrage Canadian Contract Law, 1st ed. (Markham, Ont. : LexisNexis Canada Inc., 2006) :
[traduction]
La probabilité qu’un document soit considéré comme l’expression définitive et unifiée de l’entente des parties sera accrue si le document contient une clause [traduction] « intégration » ou une clause [traduction] « entente intégrale » […] Lorsque les parties ont été conseillées par leurs avocats et que l’entente a minutieusement été négociée, une telle clause devrait constituer une preuve déterminante que le document constitue l’expression définitive et unifiée de l’entente des parties. [Les notes de bas de page ont été omises].
Compte tenu des circonstances en l’espèce, il n’y avait pas lieu de prendre en considération les éléments de preuve extrinsèque que constituent les reconnaissances de Mme DiDonato.
(3) La juge du procès a-t-elle commis une erreur en ce que, relativement à une affaire qui précède le décès de M. DiDonato, elle a donné gain de cause à Mme DiDonato sur la foi de son propre témoignage non corroboré?
47 Selon Mme Turner, la juge du procès a commis une erreur en ce que, relativement à une affaire ayant précédé le décès de M. DiDonato, elle a donné gain de cause à Mme DiDonato, sur la foi de son propre témoignage non corroboré, contrairement aux exigences de l’article 13 de la Loi sur la preuve, qui prévoit ce qui suit :
Action introduite par ou contre des héritiers
13 Dans le cadre d’une action introduite par ou contre les héritiers, les proches parents, les exécuteurs testamentaires, les administrateurs successoraux ou les ayants droit d’une personne décédée, nul verdict, jugement ni décision ne peut être rendu en faveur de la partie adverse ou d’une partie intéressée sur la foi de son propre témoignage à l’égard d’une affaire survenue avant le décès de cette personne, à moins que ce témoignage ne soit corroboré par une preuve substantielle.
48 À mon avis, cet article de la Loi sur la preuve ne s’applique pas. La décision de la juge du procès était fondée sur le texte de l’accord et non sur la preuve testimoniale ou sur les reconnaissances fournies par Mme DiDonato.
4) La juge du procès a-t-elle commis une erreur en ce qu’elle a procuré à Mme DiDonato un gain fortuit qui n’était pas prévu au marché conclu entre les parties ?
49 Toujours selon Mme Turner, la juge du procès a commis une erreur en concluant que Mme DiDonato avait droit à un gain fortuit excédant le marché conclu entre les parties.
50 Je ne suis pas d’accord. À mon avis, la décision de la juge du procès n’a pas procuré un gain fortuit à Mme DiDonato; la juge du procès a simplement fait respecter l’accord intervenu entre M. et Mme DiDonato.
(5) Question supplémentaire concernant les dépens
51 Mme Turner a en outre contesté l’ordonnance de la juge du procès concernant les dépens au motif, principalement, que la juge du procès avait manqué de prendre en considération le montant relativement modeste qui était en cause. Les dépens adjugés se situaient entièrement dans la marge de discrétion de la juge du procès, et je ne vois aucune raison de les modifier.
VI LE JUGEMENT
52 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel.
53 Mme DiDonato a droit aux dépens du présent appel, qui ont été fixés à 10 000 $, y compris les débours et la taxe sur les produits et services, sur consentement des avocats.
La juge G. Epstein, juge d’appel.
La juge E.A. Cronk, juge d’appel : [traduction] « Je souscris aux motifs de la juge Epstein. »
La juge E.E. Gillese, juge d’appel : [traduction] « Je souscris aux motifs de la juge Epstein. »
[1] Les parties n’ont pas contesté que la juge de première instance eu compétence pour examiner de novo la question de l’ambiguïté.
[2] Je remarque que Mme DiDonato n’a présenté aucune réclamation concernant l’indemnité d’assurance ou les arriérés de pension alimentaire.